Houphouët, le bon Dieu et ses saints (suite et fin)

 

En 1983, il fit une petite erreur de communication. Dans une interview qu’il avait accordée à Siradiou Diallo pour Jeune Afrique, il avait critiqué les Blancs et les Occidentaux, livrant le fond de sa pensée. Il était malade, et nous étions de nouveau en froid. J’avais écrit un article sur l’apartheid qui ne lui avait pas plu. « Le président Houphouët vous appelle », m’annonce-t-on un matin à Jeune Afrique. « Il ne m’a jamais téléphoné, ce n’est pas son genre. Vous êtes sûr ? » dis-je, incrédule, à mon interlocuteur. « Oui, il est lui-même en ligne. » Je prends le combiné. Cette voix nasale, reconnaissable entre mille ! « Je m’adresse au Bon Dieu, car mieux vaut s’adresser à lui qu’à ses saints. J’ai donné une interview à Siradiou, je le reconnais, c’est bien la mienne, j’ai le texte sous les yeux. Mais je voudrais que vous usiez de votre influence pour que cette interview ne passe pas. Je vous le demande comme un service. » « Je ne le peux qu’avec l’accord de Siradiou. Il est là, je vais lui poser la question. » Siradiou accepta de la retirer. Il en avait donné le texte à l’un de ses amis, qui s’était empressé de le communiquer à Houphouët. En 1987, alors que Jeune Afrique était interdite en Côte d’ivoire, Jacques Foccart intervint en notre faveur auprès d’Houphouët. Il me rapporta que ce dernier était entré dans une colère homérique, et qu’il n’avait jamais eu un accrochage aussi violent avec lui. « De quoi vous mêlez-vous ? Vous ne comprenez rien ! Ce sont des affaires entre Africains ! » avait hurlé Houphouët. Deux ans plus tard, Houphouët appela Alassane Ouattara, alors gouverneur de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO). « J’envisage de faire lever l’interdiction de Jeune Afrique, mais je ne sais pas si c’est une bonne idée. Béchir est-il votre ami ? » Alassane eut le courage de répondre oui. « Vois ce Ben Yahmed, et fais-moi un compte rendu. Je voudrais savoir pourquoi il est contre moi. » C’était ce qu’il s’imaginait. Mobutu, lui aussi, m’avait envoyé son directeur de cabinet, Barthélémy Bisengimana, avec cette question : « Pourquoi êtes- vous contre moi ? » Toute critique journalistique était interprétée ainsi…
Ouattara dîna avec Siradiou Diallo et moi, puis appela Houphouët à 23 heures : « Il n’est pas contre vous. – Ah bon, tu es sûr ? – Absolument. Jeune Afrique a des désaccords avec certains aspects de votre politique, comme votre position sur l’apartheid, sur l’islam ou sur le communisme. Mais, en même temps, beaucoup de considération pour votre personne et, à quelques réserves près, votre politique économique. » C’était la plus stricte vérité. Le lendemain, l’interdiction était levée. Houphouët voulut être chef jusqu’au bout. Même en sachant qu’il avait un cancer et qu’il allait en mourir, il ne mit d’ordre ni dans ses affaires personnelles, ni dans celles de l’Etat. Son argent disparut complètement. Pillé à droite et à gauche. Evaporé. Il laissa néanmoins une succession légale à Konan Bédié, à propos de qui il avait confié à notre ami commun Serge Guetta. « Bédié, c’est comme moi », ce qui pouvait accréditer la thèse selon laquelle ce dernier était son fils naturel. Quoi qu’il en soit, il n’était pas capable d’imaginer qu’après lui le pouvoir échappe aux Baoulés. En ce sens homme Houphouët n’était pas un homme d’État. Sentant venir sa fin, il rentra de Suisse, où il se soignait depuis des mois, tenant – c’est tout naturel à mourir dans son pays. Il s’éteignit le 7 décembre 1993 à l’aube. Georges Ouégnin, son directeur du protocole, avait assisté à son agonie. À peine Houphouët avait-il rendu son dernier soupir qu’il avait averti Foccart, dont il était les yeux et les oreilles en Côte d’ivoire. Sachant que je suis un lève-tôt et que l’information m’intéressait, ce dernier m’appela à six heures du matin pour me l’annoncer. J’apprendrais plus tard que, se voyant mourir, Houphouët avait dit à son Premier ministre, Alassane Ouattara : « Je vous en conjure, pas deux présidents en même temps !» Il ne voulait pas qu’on l’enterre avant l’heure et que le processus de succession soit mis en place avant sa mort.

Ben Yamed Bechir
Jeune Afrique-3101- Juin 2021, Page 51, 52, 53