Dans cet extrait du recueil Ce que je crois. Les années d’espoir : 1960-1979, le patron de Jeune Afrique raconte la manière dont, jeune militant nationaliste, il est rentré dans le monde de la presse. Ses modèles : Hubert Beuve-Méry et Albert Camus.
Si vous me posez la question : comment et pourquoi suis -je devenu journaliste et éditorialiste, je vous répondrai que je ne le sais pas moi-même très bien. Cela m’a pris vingt-quatre heures et sans que j’y réfléchisse vraiment, alors que je finissais mes études à l’école des Hautes études commerciales (HEC) et à Sciences-Po. Je l’ai d’abord fait tout en militant pour l’indépendance de mon pays, la Tunisie, et non moi clandestinement.
Sans rien dire à personne, et sa prévoir la suite, j’ai commencé à envoyer, de Paris, à un quotidien de Tunis, Le Petit Matin, un câble quotidien de mille mots environ intitulé pompeusement « Écoutes tunisiennes », de notre correspondant particulier à Paris… Je signais d’un pseudonyme, Arthur Jeff. Le directeur du journal, Simon Zana, homme réputé pour sa pingrerie, reçut le premier envoi sans en connaître la provenance. Il n’avait rien à payer, même par le coût du télégramme (heureusement très faible l’époque) que l’apprenti journaliste sortait de sa poche d’étudiant. Il le publia en première page en bas à droite, et « Les Ecoutes tunisiennes » parurent dès lors quotidiennement pendant des mois. Et moi, à Paris, je faisais des kilomètres pour aller acheter ce journal dans un kiosque de Montmartre où Le Petit Matin était en vente, avec un jour de décalage, afin de lire ma prose imprimée. La Tunisie et les Tunisiens étaient alors en pleine lutte pour l’indépendance, à quelques mois d’obtenir, dans une première étape, l’autonomie interne. Le « correspondant particulier » du Petit Matin, Arthur Jeff, y contribua à sa manière.
Ben Yamed Bechir (Correspondant du ‘’Petit Matin de Tunisis)
« Créer à partir de rien »
Toute la classe politique, y compris les autorités françaises et… Bourguiba, exilé et isolé dans une île de la Méditerranée (La Galite), s’interrogeait sur le journaliste, dont l’identité demeura pendant des semaines ignorée de tous (le directeur du quotidien, qui n’en savait pas plus que les autres, faisait l’important et le mystérieux…). Vinrent l’autonomie interne de la Tunisie, les négociations, puis, dans la foulée, l’indépendance. Lancé dans le journalisme sans l’avoir vraiment voulu, et dans la politique du fait des circonstances, je décidai – inconscience de la jeunesse ! – que je serais, sans apprentissage aucun ni échelon intermédiaire, directeur de journal. Je démissionnai du poste ronflant (et bien payé) de directeur de cabinet et de porte-parole de la délégation qui négociait à Paris l’autonomie interne de la Tunisie, rentrai au pays et me lançai à corps perdu, en plein mois de ramadan, dans l’aventure qui consiste à créer un hebdomadaire à partir de rien. Le premier numéro parut le 25 avril 1955 sans maquettiste ni correcteur, car ni le rédacteur en chef, Mohamed Ben Simaïl, ni moi ne savions qu’il en fallait. Le même jour s’ouvrit la conférence de Bandung, en Indonésie, et, à Paris, intervint la signature de l’autonomie interne de mon pays. Pouvait-on rêver meilleure coïncidence ?
Le directeur d’un journal n’est-il pas, fort naturellement, le signataire de l’éditorial ? Je me mis donc à rédiger des éditos en imitant Claude Bourdet, Hubert Beuve-Méry et… Albert Camus. Moins d’une année plus tard, les événements s’étaient accélérés : la Tunisie passait de l’autonomie à l’indépendance. Le 11 avril 1956, Habib Bourguiba, dont j’avais été en 1954 à Paris, où il était alors assigné à résidence, le secrétaire et, dans ma propre voiture, le chauffeur, devint chef du gouvernement (contre mon avis : je lui recommandais de rester, comme Mao Zedong, au-dessus de l’exécutif). Le lendemain, toujours contre mon avis (car je voulais rester journaliste et militant), il me nomma ministre bien que je n’eusse que 27 ans : logique, puisque j’étais le seul directeur de journal du pays ou presque. Je choisis de cumuler les deux fonctions : directeur d’un journal indépendant et membre du gouvernement. Le clash né de la contradiction entre les deux fonctions arriverait près de deux ans plus tard et je choisirais alors le journalisme. Définitivement, sans que la politique, elle, pendant plus de vingt ans, renonce complètement à moi… J’ai donc été directeur de journal très jeune, non pas par mes mérites, mais du fait des circonstances. Je suis devenu ministre très jeune par la conjonction du hasard et de la nécessité.
Visite paternelle
Une semaine après ma nomination comme membre du gouvernement, mon père me rendit visite au ministère sans s’annoncer : ce fut la première et la dernière fois. Il s’assit en face de moi – qui étais mal à l’aise de le voir dans cet univers qui n’était pas le sien -, parla quelques minutes de tout et de rien, puis, me regardant dans les yeux, dit : « Un conseil, mon fils : ne reste pas longtemps dans cette fonction, même et surtout si tu lui trouves des côtés flatteurs. Un ministre n’est qu’un politicien ou un très haut fonctionnaire… Vivre de l’État n’est pas ce qu’on peut faire de mieux. »
Puis il se leva et partit, me laissant si interloqué que je ne pensai même pas à le raccompagner. Je précise que, comme la plupart des hommes de cette génération, il savait à peine lire et écrire. Je ne suis pas sûr que, lorsque dix-huit mois plus tard j’ai donné ma démission, le souvenir de cette phrase n’ait pas compté dans ma décision.
Hubert Beuve- Méry, le fondateur du journal le monde
Jeune Afrique – N°3101 – Juin 2021, Page 46