LA 5è GÉNÉRATION DU RÉSEAU MOBILE AU CŒUR D’UN CONFLIT MONDIAL

 

Mines amusées, mèches rebelles et cadrage serré pour tenir tous les trois dans l’objectif. Le selfie qu’a proposé le Premier ministre Boris Johnson aux présentateurs télé Phillip Schofield et Holly Willoughby, après l’enregistrement de l’émission The Moming, ressemble au locataire de Downing Street : foutraque mais spontané… Après avoir fait le tour du monde, il a créé une crise diplomatique bien pis encore que celle que laisseront dans l’Histoire le renoncement par Harry et Meghan à leurs titres de la Couronne britannique. Décryptage : l’appareil avec lequel Bo jo a pris son cliché, le 6 décembre 2019, est un P20 Pro, modèle célébré pour la qualité de ses filtres (Twilight, en l’occurrence), mais signé… Huawei. Basée à Shenzhen, l’entreprise est devenue, en moins de dix ans, le deuxième constructeur de Smartphones au monde et le leader mondial dans l’équipement de réseaux pour la 5G.

Attention, nouveau paradigme. La 5G n’est pas seulement une nouvelle norme de téléphonie mobile, comme l’était la IG- qui a apporté la voix-, la 2G – les SMS -, la 3G- le Web mobile – et la 4G – la communication entre les objets. Cette technologie permettra de connecter plus d’objets entre eux 1 million d’objets par kilomètre carré  de manière plus rapide (on parle d’un temps de latence de 2 millisecondes), mais, surtout, avec des débits qui s’adaptent en permanence à la demande (voir graphique pages suivantes). «Il s’agit d’une nouvelle colonne vertébrale de l’économie qui va changer la vie des Français dans les territoires et le fonctionnement des usines et des villes intelligentes», explique Thomas Courbe, à la tête de la Direction générale des entreprises, perché au 6e étage de l’hôtel des Ministres de Bercy. La 5G est une révolution aussi importante que celle que fut Internet il y a vingt-cinq ans.

Problème : alors que les Etats-Unis ont rapidement dominé Internet avec les Gafa, ils ont délaissé les infrastructures de réseaux, c’est-à-dire les tuyaux qui permettent à ces services Web de fonctionner. Lorsqu’ils se sont réveillés, les Américains se sont  aperçus qu’une entreprise créée en 1987 à l’autre bout du monde, en Chine, est dominante, voire incontournable sur le marché. Pour l’Amérique, cela ressemble à un «moment Spoutnik» compa­rable à celui de 1957, lorsqu’elle découvre que les

Soviétiques ont pris l’avantage dans la conquête spa­tiale. Le danger existe, car celui qui dominera cette infrastructure pourra- en théorie- aspirer nos don­nées, bloquer le fonctionnement d’un aéroport ou d’un hôpital, et mettre ainsi une économie entière à l’arrêt en une fraction de seconde. La 5G donne donc lieu à une bataille mondiale sans merci entre la Chine et les Etats-Unis. L’enjeu est d’envergure. Il s’agit tout simplement de savoir qui dominera le monde les vingt-cinq prochaines années. Sur ce champ de bataille inédit, où est la place de l’Europe ? Quelle est la position de la France? Récit.

Épisode 1:  Une antenne met le feu aux poudres

L’inauguration de l’Altice Campus, Quadrans, situé à l’extrémité ouest du 15e arrondissement de Paris, est pensée comme une démonstration de force. Nous sommes le 9 octobre 2018 et les tables sont dressées en vue d’un cocktail dînatoire. Il s’agit de montrer aux yeux du (beau) monde ce bâtiment tout neuf de 8500  mètres carrés, qui va rassembler plus de 7 000 sa­lariés du groupe œuvrant dans les médias et les té­lécoms. Pour l’occasion, Patrick Drahi, le PDG dAltice, longtemps méprisé par l’establishment parisien, en a profité pour inviter plus de 500 personnalités à ses agapes, dont la maire de Paris, Anne Hidalgo, le Di­recteur général de la Ligue de football professionnelle, Didier Quillot, ou le président de l’Olympique lyonnais, Jean-Michel Aulas. Aux invités on propose une visite des studios de toutes les télés du groupe, BFMTV, BFM Business, RMC, etc. La quasi-totalité du gouvernement est également conviée: Gérard Collomb, encore ministre de l’intérieur pour quelques heures, sa collègue de la Culture, Françoise Nyssen, ou encore le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire. Catastrophe ! Ils décommandent tous leur venue à quelques heures de l’événement. En voici la raison : pour affirmer sa puissance technologique, Altice, propriétaire de l’opérateur de télécommunications SFR, a érigé de manière tout à fait réglementaire une antenne 5 G sur le toit de son immeuble… qui se trouve être juste en face, à quelques mètres seule­ment, du ministère des Armées, Pentagone aux allures de vaisseau de Star Wars. Et alors, quel est le pro­blème ? Il réside tout entier dans la provenance et la nationalité de l’antenne en question. Celle-ci a été acquise auprès de l’équipementier chinois Huawei… ce qui ressemble à une provocation. Dès 2012, ‘a la suite de plusieurs attaques informatiques en France, le sénateur Jean-Marie Bockel avait rédigé un rap­port qui devait permettre à la France de se protéger contre l’espionnage. Parmi ses dix recommandations, l’une stipule d’« interdire sur le territoire national et à l’échelle européenne le déploiement et l’utilisation de rou­teurs ou d’autres équipements de cœur de réseaux qui pré­sentent un risque pour la sécurité nationale, en particulier les routeurs et certains équipements d’origine chinoise».

SFR a brisé une règle tacite mais respectée par les opérateurs français : ne pas installer de matériel Huawei en Ile-de-France, région riche en sites sen­sibles. Quelques semaines plus tard, le 2 7 novembre 2018, Drahise rendàl’Elyséepour rendre des comptes. Il est accompagné du très discret directeur des opé­rations d’Altice, Armando Pereira, et d’Arthur Drey- fuss, secrétaire général de SFR et président de la Fédération française des télécoms. Le secrétaire gé­néral de l’Elysée, Alexis Kohler, les reçoit aux côtés de Cédric O, secrétaire d’Etat au Numérique, de Tho­mas Courbe, à la Direction générale des entreprises, et de Claire Landais, secrétaire générale de la Défense et de la Sécurité nationale. Le message est passé. SFR mène désormais ses expérimentations 5G à Bàlard avec une antenne… Nokia, constructeur finlandais. Et le gouvernement français se met à plancher, en quatrième vitesse, sur l’élaboration d’une loi, surnom­mée «anti-Huawei» et adoptée cet été. Elle impose aux opérateurs d’obtenir le feu vert préalable de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’infor­mation (Anssi) pour tout choix d’équipementier 5G.

Épisode 2:   Huawei touché au cœur La nouvelle afait trembler Shenzhen. Le 1er décembre 2018, on apprend que Meng Wanzhou, lafille de Ren Zhengfei, le président fondateur de Huawei, est arrêtée au Canada sur ordre des autorités américaines, qui demandent son extradition. Elle est accusée de fausses déclarations concernant des ventes de produits Huawei en Iran en dépit de l’embargo américain. Le niveau des hostilités entre les États-Unis et la Chine, à travers Huawei, est passé en mode alerte rouge. Les Américains actent officiellement le fait qu’ils considèrent que l’entreprise de Shenzhen est affiliée aux services de renseignement chinois. Pékin réclame la libération immédiate et sans condition de cette mère de deux enfants. Les Américains ont osé s’attaquer à la fille de Ren Zhengfei, par ailleurs directrice financière et visage public de l’empire Huawei, fort de 194 000 collaborateurs et plus grand déposant de brevets au monde. Elle risque jusqu’à trente ans de prison, mais réfute toutes les accusations. «Ma fille n’a rien fait de mal. Son arrestation par le Canada n’a pas été effectuée dans les règles. Je crois fermement que le Canada est un Etat de droit et qu’il faut des preuves pour arrêter quelqu’un. Je suis convaincu qu’elle sera libérée. On attend patiem­ment que la procédure légale aille à son terme», expli­quait au Point, en juillet 2019, Ren Zhengfei. En liberté conditionnelle, Meng Wanzhou occupe aujourd’hui un manoir de sept chambres du quartier très chic de Shaughnessy, à Vancouver. Contrainte de porter un bracelet électronique à la cheville gauche, elle est libre de ses mouvements dans la ville, mais la question de son extradition vers les États-Unis est aujour­d’hui imminente…

Épisode 3:  Le PDG d’Orange a un gros souci

Le Musée national d’art de Catalogne est situé au sommet de la colline de Montjuïc, qui domine le vieux port de Barcelone, en Espagne. La vue y est à couper le souffle. Le 25 février 20T9, Orange donne un dîner dans une salle de ce palais à l’occasion du Mobile World Congress. Alors que des plateaux de délicieux tapas égayent les invités, Stéphane Richard, le PDG d’Orange, dresse, dans un discours en (bon) anglais, le compte rendu de la réunion qu’il a ani­mée le matin même en tant que président de la GSMA, la puissante association mondiale des opé­rateurs mobiles. «Cela a duré plus de trois heures et je peux vous dire que les débats ont été particulièrement agi­tés », dévoile-t-il. Au menu, la lutte contre le réchauf­fement climatique, le manque d’accès à Internet dans certaines régions du monde, mais, surtout… la 5G, qu’il présente comme un enjeu majeur. Il évoque l’équation impossible qui est imposée aux opéra­teurs télécoms: «Nous devons investir massivement dans les réseaux, affronter une concurrence toujours plus rude et nous plier aux différentes régulations. » Richard ne lâche plus son micro et entre encore un peu plus dans les détails : «Notre problème, c’est que le fournis­seur n° 1 pour les réseaux 5G, j’ai nommé Huawei, est montré du doigt… Mais si on ne peut pas travailler avec lui, cela va poser un vrai problème à notre industrie. » Pourquoi? Parce qu’il semble que les équipements de Huawei soient les meilleurs technologiquement, les plus performants… Chez Orange, on dit communément que le chinois a «au moins deux ans d’avance» sur ses rivaux européens, Ericsson et Nokia. Récem­ment, et dans un tout autre cadre, Richard a enfoncé le clou. C’était le 18 décembre 2019, devant la com­mission des Affaires économiques de l’Assemblée nationale: «Les questions de sécurité des données sont plus sensibles sur les cœurs de réseau. Nous estimons- nous, ce n’est pas Orange, mais toute l’industrie mon­diale – qu’elle n’existe absolument pas sur la partie radio. Cette espèce de mythe – “J’ai une antenne qui a été fabriquée en Chine, donc il doit y avoir un micro dessus qui fait que toutes mes conversations sont écoutées quelque part au Parti communiste chinois” est une foutaise totale.»

Épisode 4:  L’Europe miniature, fantasme de Huawei

C’est àbord d’une réplique de la Santa-Maria, mythique navire qui a permis à Christophe Colomb de traverser l’Atlantique en T492, que Huawei reçoit, mi-avril 2079, les 900 participants de son Global Analyst Summit. Nous sommes à quarante minutes de Shenzhen, dans la Silicon Valley chinoise, au cœur du fief de Huawei, Un peu plus tôt dans la journée, David Wang, membre du conseil d’administration du géant chinois, a délivré une présentation coup de poing dans laquelle il a ex­pliqué, démontré et convaincu que la 5G allait bientôt changer la vie de milliards d’êtres humains. Baptisé « Bantian », le siège de Huawei est peuplé de 40 000 in­génieurs et abrite en son sein le « 5G Park», qui fait la démonstration de toutes les applications possibles. Dans la ville de Dongguan, à une heure plus au nord, on tombe sur une usine de Smartphones (un modèle est produit toutes les 22 secondes), mais, surtout, sur son centre de cybersécurité dirigé par John Suffolk, ex-directeur de la cybersécurité auprès de la reine d’Angleterre. Ce campus, qui accueille 17 000 chercheurs, « reproduit » l’architecture d’une douzaine de villes eu­ropéennes, dont Bruges, Vérone, Krumlov, Budapest et Paris. Dans cet espace desservi par un métro rouge aux allures d’Orient-Express, on peut visiter une copie du château de Heidelberg ou siroter un petit noir dans une réplique très libre du Café de Flore. Ce havre de paix jure avec l’agitation qui entoure cette entreprise. Huawei est en effet sous le feu américain. Dès le début de l’été 2019, le fabricant chinois a été capable de se passer des composants américains du type Intel ou Qualcomm pour construire ses installations 5G. Des composants 100 % chinois ont déjà pris le relais…

Épisode 5:  Le suédois Ericsson drague la France

Cédric Villani porte sa casquette noire légèrement desaxée sur le côté à la Aristide Bruant. Le député LREM prend la route de Massy, dans l’Essonne, ce 7 juin 2019, avec Stefan Lôfven, le Premier ministre suédois, pour une visite du siège français d’Ericsson France, en compagnie de son PDG, Franck Bouétard. Ericsson, fournisseur d’équipements de réseaux té­lécoms suédois, représente, tout comme son rival, le finlandais Nokia, une alternative europénne à Huawei. Au programme, une matinée d’échanges sur les perspectives et les possibilités qu’apporte la 5GàlaFranceetàl’Europe. Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Économie et des Finances, plus spécialement chargée de suivre le dossier de la 5 G, est aussi du voyage, tout comme l’ambassadeur de la 5G en France, Veronika Wand-Da- nielsson. L’idée est de montrer à travers deux exemples concrets la quasi-immédiateté des temps de réaction rendue possible par la 5G. La petite troupe assiste à une démonstration du jeu vidéo Shadow et d’une voi­ture autonome, contrôlable à distance, mise au point avec Transdev. Opération réussie pour Ericsson, qui fait étalage de sa maîtrise technologique et qui an­noncera en janvier la création d’un centre de recher­che 5G à Paris. La ministre finit son tour en voiture et rappelle son attachement à la diversité des acteurs sur le marché : «Les développements technologiques vont si vite que les joueurs peuvent s’adapter à la situation et qu’il y a de la place pour le mouvement. Je suis sûre qu’Ericsson, Nokia et peut-être Samsung ou d’autres acteurs vont saisir cette opportunité. Huawei sera également un acteur qui aura sa chance en France.» Le message est clair: tous les opérateurs 5G sont les bienvenus en France…

Épisode 6:  Ren Zhengfei prépare sa contre-attaque

Quand on le voit descendre de son Range Rover en ce début juillet 2019, à Shenzhen, chemise rose et grand sourire, il est difficile de deviner que cet homme de 74 ans, une légende en Chine, est l’enjeu d’un conflit géopolitique majeur. Celui que Donald Trump qualifie d’«adversaire» de l’Amérique, qui travaille dans un gigantesque bureau décoré de tableaux re­traçant les batailles de Napoléon, a passé son enfance dans la province pauvre du Guizhou. Ren Zhengfei, dont le père, un agriculteur devenu comptable dans une fabrique d’armes durant l’occupation japonaise, puis instituteur, revient sur son enfance dans Le Point: «La question serait plutôt de savoir si je me sou­viens d’avoir un jour mangé à ma faim dans mon en­fance. » Accusé d’avoir été un militaire de 1974a 1982, il explique avoir travaillé comme ingénieur et tend une photo où on le voit, en uniforme, poser avec un ingénieur français de Technip. Il répond aux accu­sations d’espionnage qui pèse sur Huawei: «Nous n’avons pas accès aux données, j’ose promettre à nos clients qu’il n’y a pas de porte dérobée. » Pendant l’interview, autour d’un thé, et devant sa femme et son fils, il ex­plique qu’il n’est en rien découragé : « Les menaces de Donald Trump ont insufflé une nouvelle dynamique à notre groupe! Nos employés sont encore plus stimulés qu’avant. » Aujourd’hui, chaque pays doit se posi­tionner par rapport à celui qui est devenu le mar­queur d’une nouvelle guerre froide technologique. Début juin, lors du Forum économique de Saint-Pé­tersbourg, Vladimir Poutine a dénoncé, en présence de son homologue chinois Xi Jinping, « les tentatives de chasser Huawei sans cérémonie des marchés interna­tionaux. On qualifie déjà cela, dans certains milieux, de première guerre technologique de l’époque numérique qui commence». En Inde, alors que le Premier ministre Narendra Modi avait autorisé des expérimentations avec Huawei, le parti nationaliste Swadeshi Jagaran Manch vient de lui demander de revenir sur sa déci­sion. On comprend mieux maintenant pourquoi le fait que Boris Johnson, Premier ministre de la Grande-Bretagne, qui a finalement décidé, le 28 jan­vier, de laisser la porte entrouverte à Huawei sur son marché, ait provoqué l’ire de son allié américain.

 

Épisode 7:  Un déjeuner au bord de la mer

Est-ce la piperade? Ou bien le marmitako de thon rouge concoté  par le chef Cédric Béchade ? Quoiqu’il en soit, le menu servi en haut du phare de la pointe Saint-Martin à Justin Trudeau (Canada), AngelaMer- kel (Allemagne), Giuseppe Conte (Italie), Shinzo Abe (Japon),Boris Johnson (Royaume-Uni), Donald Trump (États-Unis) et Emmanuel Macron a rendu moins aigues, l’espace d’une soirée, les angoisses mondiale s qui entourent le réchauffement climatique, les tensions autour de l’Iran ou les conséquences du Brexit. Les pays du G7 se sont réunis du 24au 26 août à Biar- ritz. La puissance invitante, Emmanuel Macron, partage un déjeuner «improvisé» à l’hôtel du Palais, au bord de l’océan. De quoiles deux dirigeants ont-ils parlé ? Du projet de taxe Gafa ? De boycott du vin français en représailles ? De ce sujet si stratégique qu’est la 5G ? Impossible de le savoir. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’à la rentrée de septembre les états-majors des opérateurs français sont tous conviés à des réunions à Bercy ou à Matignon : on leur a gravement expliqué que le choix du fournisseur d’équipements télécoms n’est pas (du tout) à prendre à la légère. Cette mise sous tension, sans véritable ligne claire, agace dans les rangs des opérateurs. Le 18 novembre 2019, au dernier étage du 55, avenue Bosquet (Paris 7e), siège du Medef, prennent place Geoffroy Roux de Bézieux, son président, les membres de son conseil exécutif et… Martin Bouygues. Le PDG du groupe de BTP et de télécoms est invité à s’exprimer sur les thèmes de la souveraineté numérique et de l’actionnariat salarié. Mais il dérive un peu de ses sujets et explique que se passer de Huawei amènerait à « rétrofiter» ses réseaux, c’est-à-dire à démonter certaines antennes 3G et 4G Huawei en activité aujourd’hui. En effet, les nouvelles antennes 5G acquises chez Ericsson ou Nokia ne seraient pas compatibles avec les plus anciennes fabriquées par Huawei. Pour Bouygues Télécom, cela ressemblerait à une catastrophe puisqu’il faudrait payer deux fois la note..

Épisode 8 « Ce n’est pas un jeu »

Lumière tamisée bleutée, piste de danse cirée et en­ceintes prêtes à faire vibrer la foule des invités : ce mardi 17 décembre, en fin d’après-midi, dans la boîte de nuit l’Elyseum (Paris 8e), la Fédération française des télé­coms fête son 10e anniversaire. Le trentenaire Arthur Dreyfuss, ex-communicant chez Havas, qui a rejoint la garde rapprochée de Patrick Drahi en 2014, est secré­taire général d’Altice France et de SFR, ainsi que pré­sident de la fédération. Il choisit de s’adresser aux représentants de l’Etat. Il se fait le porte-parole de tous les opérateurs, fatigués et agacés par les atermoiements de l’Etat français sur le dossier « Huawei et la 5G ». «La sécurité nationale et la souveraineté numérique ne com­mencent pas sur le bout de nos antennes radio et ne s’arrêtent pas à la frontière monégasque, suisse ou italienne, lance Dreyfuss. Il est urgent pour les opérateurs de sortir rapide­ment de cette situation deflou, d’incertitudes, de non-dits, de rumeurs, sur le choix de nos équipementiers. » Sicettephrase n’était pas assez claire, en voici une autre: «Nous vous demandons donc, solennellement, de surseoir au lancement de l’appel à candidature pour les fréquences 5G tant que cette situation au sujet des équipementiers-situation impossible- ne sera pas clarifiée.» La secrétaire d’Etat Agnès Pannier-Runacher digère l’attaque en direct, puis répond en brandissant l’arme de la sécurité: « Quand on parle de 5G, on parle téléphonie maison parle aussi de voitures connectées ou de robots chirurgicaux, par exemple… C’est très désagréable d’être écouté sur son téléphone. Mais je pense que le sabotage de voitures connectées ou de robots chirurgicaux n’a pas du tout le même genre de conséquences… » Autre salve : « C’est le propre d’un capitaine d’industrie de savoir naviguer dans la tempête. » Ambiance… Un peu plus tard, micros fermés, la discussion continue sur la piste de danse en com­pagnie du numéro un de l’Arcep, Sébastien Soriano, Didier Casas, l’adjoint à la présidence de la Fédéra­tion française des télécoms, ou encore d’Isabelle de Silva, présidente de l’Autorité de la concurrence. Agnès Pannier-Runacher s’entretient en privé avec Arthur Dreyfuss: «Ce n’est pas un jeu.» Ce à quoi il répond : « J’en ai parfaitement conscience et cela nous en­gage pour les quinze prochaines années.»

Épisode 9:  Des envoyés spéciaux à l’ambassade américaine à Paris

Sur l’invitation reçue par courriel, en provenance de l’ambassade des États-Unis en France, on nous a priés de «venir avec un minimum d’objets électroniques». U est même catégoriquement impossible d’entrer avec un ordinateur portable. Le visiteur est néanmoins chaleureusement accueilli par deux bronzes du sculpteur Bartholdi, qui trônent dans le vestibule : l’un re­présente George Washington, premier président des Etats-Unis, et l’autre le marquis de La Fayette. Le ren­dez-vous se déroule à la « library ». Sont présents, face aux journalistes, ce 22 janvier 2020, deux envoyés spéciaux de la Maison-Blanche : Robert Strayer, de- puty assistant secretaryfor cyber and international com­munications and information policy, et Adam S. Hickey, deputy assistant attorney general ofthe National Security Division, du ministère de la Justice américain. Le discours des deux Américains, en tournée européenne de lobbying, est limpide et sans hypocrisie: «Nous poussons les gouvernements à refuser les logiciels peu sûrs, comme ceux de l’entreprise Huawei. Nous essayons d’être francs avec nos alliés comme le sont habituellement des amis entre eux. » Au cours de la conversation, ils rap­pellent que, dès 2or2, Huawei avait été soupçonné de vol d’informations auprès de Tappy, le bras robo­tique de T-Mobile. Soupçonné seulement… Mais peu importe, au fond, que Huawei riait jamais été pris la main dans le sac d’un quelconque espionnage, disent les envoyés spéciaux américains. Le risque serait à venir avec la 5G… Selon eux, «un gouvernement mal intentionné pourrait décider de tout couper en cas de conflit», ajoutant aux risques d’espionnage celui d’un black-out provoqué par la Chine. Et puis, les réseaux 5G nécessiteront de nombreuses mises à jour, et c’est à ce moment clé que des lignes de code pourront venir se glisser à l’insu des exploitants des réseaux. A écouter les deux envoyés spéciaux, le risque posé par Huawei est inhérent à la structure de son capi­tal. «Seulement 1 % est la propriété de son fondateur [NDRL : Ren Zhengfei] et 99 % sont détenus par les sa­lariés de Huawei, contrôlés par un syndicat lié au Parti communiste chinois. » Pour finir, Hickey explique que, dans la province du Sichuan, plus de 1 million de chinois sont détenus dans des camps. Et on y fait usage d’une intelligence artificielle et de reconnais­sance faciale dont la technologie reposerait sur Huawei. Ils concluent ainsi: «Nous savons que le gouvernement français prendra in fine la bonne déci­sion…» En coulisses, l’agitation diplomatique est extrême. Le 13 décembre 2019, Wu Ken, ambassa­deur de Chine en poste à Berlin, a averti les autori­tés allemandes que si Huawei finissait par être interdit outre-Rhin, les ventes d’automobiles alle­mandes en pâtiraient fortement… Du côté français, le ministre Bruno Le Maire s’est rendu discrètement et en catastrophe à Pékin, en janvier. 11 a notamment rencontré Hu Chunhua, le vice-Premier ministre chinois. L’objet de son voyage ? Trouver un terrain d’entente alors que les autorités chinoises ont fait savoir que si l’équipementier Huawei était interdit en France, cela pourrait avoir des conséquences sur l’achat de centrales nucléaires françaises par l’empire du Milieu…

Épisode 10:  L’Europe s’empare du problème

Lundi 20 janvier, à Bruxelles, Thierry Breton, tout nouveau commissaire européen au Marché intérieur, rend publique une « toolbox », une boîte à outils qui permettra aux pays européens de décider quel équipementier retenir pour déployer la 5G de manière sûre et sans danger. À terme, chaque citoyen pourra demander des comptes sur la sécurité du réseau. Une révolution. Le commissaire reconnaît également le rôle central des États membres : ce sont eux qui, via leur autorité de régulation, choisiront de donner – ou pas – le feu vert à Huawei. En France, c’est le rôle de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information, créée en 2009 et forte de ses 600 analystes, qui tente de prévenir ou de faire cesser des attaques informatiques sur des hôpitaux, administrations, etc. Pour partir à sa rencontre, rendez-vous dans un- cirque, à Paris 15e. Sur la 5G, l’Anssi a fixé les règles : les opérateurs peuvent soumettre leurs requêtes 5G sans limite de zone ou de fréquence et l’autorité donnera sa réponse dans les deux mois. Les premières réponses sont attendues fin février. Avec, espérons-le, une clarification pour tout le monde.

Le Point N°2476 du 6 Février 2020 pages 58