Est-il permis, aujourd’hui en France, de critiquer l’islam ? Fort heureusement oui, comme il est d’ailleurs tout à fait possible et licite de critiquer toutes les autres religions, philosophies et idéologies. L’anticléricalisme français n’a pas disparu avec la pacification du conflit survenu au début du XXe siècle entre cléricaux et laïcs, c’est une des caractéristiques de notre pays et c’est tant mieux pour la liberté d’expression, qu’il ne faut en aucun cas restreindre en instaurant dans la loi un quelconque délit de blasphème ou en faisant censurer par les tribunaux tout article, dessin, déclaration ou tribune qui sembleraient offensants aux croyants d’une religion. Reste que, singulièrement depuis les événements du 11 septembre 2001, une nouvelle vulgate s’installe dans le débat public, qui voit certains intellectuels prétendre qu’il serait, dans les sociétés occidentales et particulièrement française, interdit de critiquer l’islam
, que le faire exposerait à l’ostracisme des médias, à la stigmatisation au nom du « politiquement correct », voire aux menaces de mort. Dans sa version la plus caricaturale, cette vision d’un islam totalitaire qui imposerait silence aux esprits libres d’Occident, et notamment aux laïcs, aboutit à considérer que l’Europe serait devenue aujourd’hui, comme le pense l’essayiste Bat Ye’Or, l’« Eurabia », c’est-à-dire un continent vivant dans un état de « dhimmitude » volontaire[1].
Or qu’en est-il réellement ? Cette vision des choses, qui tient à la fois de la crispation réactionnaire, du questionnement identitaire d’une Europe tout entière vouée au marché mais dépourvue désormais de valeurs et du sentiment de la décadence, a-t-elle un semblant de réalité ? Loin de là. Des menaces de mort, il y en eut bien [2], adressées en particulier à Robert Redeker, mais la mobilisation de la police qui aboutit à l’arrestation du coupable, après coopération de plusieurs services de renseignements étrangers, montre que les pouvoirs publics font leur travail, expulsant d’ailleurs régulièrement les prédicateurs qui prêchent la violence, la haine des valeurs républicaines et l’antisémitisme. D’autre part, les faits prouvent que, dans la France actuelle, la critique de l’islam est largement répandue, qu’elle ne nuit en rien à l’audience ou à la position sociale et intellectuelle de celles et ceux qui s’y livrent et qu’en ce sens, l’idée selon laquelle il serait interdit de critiquer l’islam est sans aucun doute l’une des grandes impostures intellectuelles de cette dernière décennie.
La preuve : les livres d’Oriana Fallaci ont été publiés (et, en ce qui concerne La Rage et l’Orgueil, chez Plon, qui n’est pas un éditeur militant ou confidentiel) et se sont bien vendus, sans que la justice les sanctionne, pas plus qu’elle n’a sanctionné Michel Houellebecq (qui a publié Plateforme chez Flammarion en 2001, a obtenu le prix Interallié en 2005), Jack-Alain Léger (auteur de À contre-Coran en 2004) ou le psychanalyste Patrick Declerck, récidiviste de la tribune haineuse à l’égard de l’islam (et des autres religions) dans le quotidien Le Monde. L’écrivain Maurice G. Dantec, actuellement publié par Albin Michel, était encore récemment (décembre 2006) interrogé par l’hebdomadaire Le Point, dont le directeur, Claude Imbert, a pu librement se déclarer islamophobe ; une multitude de sites Internet français clairement racistes à l’égard des musulmans continue de proliférer sans que des sanctions quelconques mettent fin à leurs activités, alors même que la Commission nationale consultative des droits de l’homme en a signalé dans son rapport annuel le contenu sans aucun doute délictueux. Enfin, Robert Redeker, quoi qu’il en ait dit, a trouvé un large soutien dans les milieux intellectuels et politiques, qui auraient par ailleurs été bien inspirés d’affirmer à la fois leur appui à sa totale liberté d’écrire et leur rejet sans réserves des élucubrations contenues dans sa tribune publiée par Le Figaro (le simple fait qu’elle soit parue dans un grand quotidien national suffit assez à démontrer que sur l’islam, la parole est libre !). Donc, l’attitude de ceux qui, critiquant l’islam, se posent perpétuellement en victimes d’une soi-disant chape de plomb visant à les empêcher de s’exprimer, est marquée par la mauvaise foi. On voit bien, finalement, quel en est le ressort : l’idée selon laquelle le colonisé d’hier, admis avec quelque condescendance à faire partie de la nation française ou à séjourner sur notre sol, chercherait à établir ici un rapport de forces par lequel il imposerait aux Français « de souche » sa vision du monde et ses lois. Ce qui, malgré le délire de quelques intégristes [3] n’est évidemment pas le cas de l’écrasante majorité des musulmans de France.
Ceci étant, il est indispensable de bien clarifier le débat sur ce qu’on entend par « critique de l’islam ». Car très souvent, ce qu’on classe dans cette catégorie est en fait la critique d’une posture qui est autant politique que religieuse : l’islamisme. Critique dont ne se privent pas les musulmans eux-mêmes, en Europe et dans le monde arabo-musulman, et qui est tout à fait légitime à partir du moment où elle n’essentialise pas les personnes nées dans un milieu musulman, en les ramenant, contre leur gré souvent, à une religion qu’ils ne prennent pas en bloc, ou qu’ils ne pratiquent pas, voire qu’ils ont abjurée. En ce sens, les accusations d’islamophobie fréquemment véhiculées par les milieux islamistes, ou par certains milieux progressistes qui instrumentalisent les discriminations dont sont réellement l’objet les personnes issues de l’immigration maghrébine ou musulmane, sont souvent infondées. Quelle que soit l’ampleur des désaccords qu’on peut avoir avec eux, ni Caroline Fourest, ni Alain Finkielkraut ne sont l’équivalent de Maurice G. Dantec et d’Oriana Fallaci, puisqu’ils disent explicitement qu’ils refusent de voir en tout musulman un islamiste. De la même manière, Prochoix n’est pas France-Échos, Mohamed Sifaoui n’est pas l’équivalent d’un journaliste de Minuteou National-Hebdo et Philippe Val comme Charlie Hebdo, en publiant les caricatures de Mahomet, font peut-être un choix contestable, mais qui ne les transforme pas pour autant en vecteurs du racisme. Cette mise au point sur la signification réelle de l’expression « critique de l’islam » est absolument nécessaire car si l’islam n’est pas aussi intouchable que certains cherchent à le faire croire, il ne doit pas être non plus à l’abri de toute critique.
Or se développe, en France comme ailleurs, un discours dangereux issu de certains milieux soit musulmans, soit défenseurs d’une pseudo identité « indigéniste » des Français d’origine maghrébine : celui selon lequel toute critique de l’islam serait raciste, renverrait à une conception colonialiste de l’identité arabe, serait un instrument d’exclusion. Oui, il existe une tentation de vouloir soustraire l’islam à la critique des non-musulmans comme à celle des musulmans eux-mêmes, à le sacraliser, avec d’ailleurs cette conséquence première qu’il s’en trouve figé dans son interprétation, bloqué dans son processus d’insertion dans la réalité occidentale, ce qui est avant tout préjudiciable aux musulmans pratiquants. Tariq Ramadan, d’ailleurs, ne dit pas autre chose, quand il appelle ses coreligionnaires à quitter la posture victimaire dans laquelle se complaisent certains, pour mieux penser la modernité.
Ceci étant, la crispation identitaire de certains milieux musulmans ou d’origine musulmane doit s’apprécier au regard du contexte. Contexte de forte augmentation des actes de violence dirigés contre les lieux de culte musulmans, leurs officiants ou simplement des personnes visiblement musulmanes ; de stigmatisation, en raison de leurs origines, de personnes suspectées d’être les auteurs d’actes délictueux (affaire dite du « bagagiste de Roissy », puis des bagagistes du même aéroport) ; climat de suspicion à l’égard des musulmans en général, aggravé par une politique sécuritaire qui désigne des fractions de la population comme étant les nouvelles « classes dangereuses » pour mieux légitimer l’ordre néo-libéral. Mais surtout, contexte où la critique de l’islam échappe aux islamologues, aux savants, pour devenir le fonds de commerce des experts sécuritaires, voire des propagateurs des préjugés du sens commun, et où les mots qui relèvent du vocabulaire de l’islam sont utilisés à tort et à travers sans que quiconque ou presque n’y trouve à redire[4].
On peut certes être à la fois critique envers l’islam et posséder un réel savoir universitaire, mais n’est pas Bernard Lewis ou Anne-Marie Delcambre qui veut. Or, en France, qui parle de l’islam dans les grands médias ? Si on entend et lit Gilles Kepel, Olivier Roy, Malek Chebel et Mohamed Arkoun, qui, en dehors de la sphère universitaire et du public éclairé, connaît, entre autres, les travaux de Samir Amghar sur les salafistes, de Moussa Khedimellah sur le Tabligh, de Nadine Weibel sur les femmes musulmanes ? Nul ne peut, s’il est de bonne foi, éluder ce problème essentiel que, même non scientifiquement fondées, voire même franchement fantaisistes, les opinions tranchées sur l’islam, pour peu qu’elles soient réductrices et critiques, sont un incontestable accélérateur de carrière et de notoriété. Et comme si cela ne suffisait pas, la question « islam » est devenue politique, elle est même le cœur de trois projets idéologiques : celui d’une droite conservatrice qui se construit sur les postulats de l’atlantisme, du libéralisme économique à outrance et des valeurs morales chrétiennes ; celui d’une nouvelle gauche réactionnaire, également atlantiste et chantant la gloire du « monde libre », travaillée par la question identitaire et pour qui l’émergence du « nouvel antisémitisme » a déclenché la crainte de l’islam ; enfin, celui d’une fraction de la gauche se voulant « républicaine » qui ne conçoit de minorités en général, et de musulmans en particulier[5] que totalement assimilés et incroyants et qui évacue prestement de son schéma d’analyse la question sociale, laquelle devrait pourtant lui servir de boussole pour décrypter les problèmes du temps. Or, nous l’avons déjà écrit dans ces colonnes, l’islamisme et la critique essentialiste de l’islam aboutissent au même but : asseoir la domination du modèle de mondialisation ultra-libérale, qui tend vers une société atomisée, dans laquelle les citoyens sont réduits à leur dimension de consommateurs et à leur identité ethnico-religieuse.
Situation bloquée, en apparence que celle de l’islam de France, coincé entre des thuriféraires sourcilleux, voire un tantinet paranoïaques, et des critiques non dénués d’arrière-pensées. Pourtant, il faut trouver une issue. Cela n’est faisable qu’en respectant certains principes intangibles. Le premier est évidemment que la laïcité n’est pas négociable et que le droit à la critique des religions en fait partie. Cela peut déplaire au croyant et cela, en tant que juif pratiquant, ne m’est guère agréable lorsqu’elle est excessive ou phobique [6], mais c’est le prix à payer pour vivre en démocratie. Le second est qu’en conséquence, il faut lutter sans relâche contre la petite minorité d’islamistes qui entend imposer sa vision du Coran et qui légitime l’utilisation de la violence amenant certains radicaux jusqu’au meurtre ou aux menaces de mort. Mais le troisième, c’est qu’il faut cesser de gérer l’islam comme une religion de protectorat réservée à des mineurs juridiques, ce qui impose de bien prendre conscience que les musulmans de France sont pour beaucoup citoyens, que leurs enfants le seront en plus grand nombre encore et qu’ils sont ici pour rester parce qu’ils sont ici chez eux, pas plus que quiconque, mais pas moins non plus. Si on ne le fait pas, le ressentiment et la crispation identitaires prendront le dessus, alors qu’il n’existe pas d’autre solution que le dialogue, puisque le renvoi des étrangers est une option d’extrême droite, que le retour volontaire au pays ne concerne qu’une petite minorité et qu’on imagine mal que, dans un mouvement massif, les musulmans, demain, renoncent à leur identité religieuse pour devenir de bons français, chrétiens… ou athées !