La valise est légère. Rien d’indispensable hormis le passeport. Et le vêtement de sacralisation. Ce serait dommage. Ajoutons une paire de sandalettes de bonne qualité. Très utile au final : 170 kilomètres de marche en deux semaines (formule « court séjour » appelée aussi « économique », mais c’est moins classe). Il y avait une fierté particulière après les 35 kilomètres effectués en une journée pour cheminer entre Mina et La Mecque et ainsi accomplir certains des rites constitutifs du cinquième pilier de l’Islam. C’est peut-être aussi ça le « hajj », une longue et parfois douloureuse procession, propice à l’introspection, ravivant un rapport souvent oublié au corps et au temps.
Quelques vêtements, une paire de sandalettes, et, entre autres, deux livres de poche. Histoire de la philosophie islamique de Henry Corbin et Nous n’avons jamais lu le Coran par Youssef Seddik. Pas certain que les gardiens les plus conservateurs de l’institution wahhabite apprécient les orientations théoriques de ces philosophes : mise en lumière des multiples contestations savantes de l’Islam orthodoxe au cours des siècles, analyse des conflits autour de la mise à l’écrit de la parole divine sous le troisième califat, critique des traductions dominantes du Coran, étude des apories de la Tradition, relecture du texte fondamental pour mieux en proposer une exégèse trouvant son origine, notamment, dans les philosophies grecques. Ma femme, aussi du voyage, opte pour Islam et les femmes : une question qui fâche d’Asma Lamrabet, auteur (ré)ouvrant la voie à un féminisme musulman à partir d’une déconstruction des lectures dogmatiques du fait religieux.
Quelques vêtements, une paire de sandalettes, des livres donc, et un petit carnet. Les responsables de l’agence de voyage sont prévenus de mes modestes intentions : prendre des notes pour, éventuellement, « écrire sur le pèlerinage pour le raconter de l’intérieur ». Le patron (oui c’est bien une entreprise), la quarantaine, répond avec bienveillance : « Sens-toi libre, écris ce que tu veux ». Musulman dont la présence sur le sol saoudien obéit autant à une obligation religieuse qu’à une quête de soi, je n’en suis pas moins sociologue. Un « pseudo-chercheur islamogauchiste » diraient certains. Ceux-là même qui hurleront à la subjectivité du chercheur, au manquement à la « neutralité axiologique » soit disant conceptualisée par Max Weber, trahiront leur mauvaise compréhension du sociologue allemand, l’un des pionniers de la discipline.
Son expression, mal traduite, ne signifie rien d’autre que « non imposition de valeurs ». La neutralité est un mythe supposant naïvement que les individus puissent se départir de ce qu’ils sont, de ce qu’ils pensent. L’enjeu du chercheur en sciences sociales est plus réaliste : proposer une lecture des phénomènes sociaux en veillant à s’auto-analyser pour prendre en compte les biais induits par sa propre position et ses opinions. Un exercice continu de distanciation. Comment ne pas penser à Jacques Lagroye, un des fondateurs de la science politique française, affirmant sa foi chrétienne « pour des raisons d’honnêteté et de méthode sociologique » pour ensuite mieux enquêter sur La vérité dans l’Église catholique, ouvrage devenu incontournable dans le champ des études des institutions ?
Cette immersion dans le groupe des pèlerins est stimulante pour quiconque souhaitant montrer, à grands traits, l’ordinaire d’un petit monde, celui des musulmans très pratiquants, suscitant fantasmes et suspicions. C’est ça la « socio » : rompre avec le sens commun, contrer ou nuancer les idées reçues. Sur place, le carnet se remplit vite à défaut de savoir quel angle donné à l’analyse une fois rentré en France. Pourquoi pas apporter des éclairages sur l’économie politique des agences de voyage, expression de l’expansion du capitalisme, et des logiques néolibérales qui le charrient, sur les terres saintes (Mac Do et Rolex à quelques hectomètres de la Ka’bâ, « la Maison de Dieu », ça pique les yeux) ? Sur ce point central, mieux vaut renvoyer humblement aux travaux documentées et complémentaires de l’historienne Sylvia Chiffoleau, Le Voyage à La Mecque. Un pèlerinage mondial en terre d’Islam (2015), et du politiste Omar Saghi, Paris-La Mecque, Sociologie du pèlerinage (2010).
S’il existe, l’intérêt de mon petit carnet est ailleurs. Il n’est finalement pas dans le travail de recherche dit académique. Au contraire. Ce carnet transpire mes propres valeurs, mes convictions. Le sociologue a cédé le stylo au musulman engagé. L’intérêt de carnet est probablement dans le « je » ; non pas, espérons-le, par narcissisme, mais bien car ce « je » est informe sur des processus globaux, car ce « je », interchangeable, dit des choses dépassant l’individu. L’intérêt de ce carnet serait dans la confrontation entre, d’un côté, le pèlerinage, cet univers de pratiques et de représentations dévoilant certaines facettes de l’Islam dominant et littéraliste (aussi hétérogène soit-il), et de l’autre, un individu, formé au doute et au souci de comprendre, voyageant en désert d’Arabie avec toute son histoire personnelle. Un « homme pluriel » multi-socialisé, multi-déterminé comme dirait Bernard Lahire. De parents algériens, arrivés relativement démunis en France il y a plus de 50 ans avant de connaitre une mobilité sociale essentiellement économique, ma prime éducation est assez mimétique, peu rigoriste, basée essentiellement sur un Islam juridique (du licite et de l’illicite, du bien et du mal), mêlée à une culture berbère, souvent irraisonnée, prenant parfois le pas sur l’éthique islamique.
Ces normes religieuses et traditionnelles se mêlent aujourd’hui à une culture professionnelle façonnant une attitude mentale critique. Cette rencontre n’est pas sans générer des « conflits d’identité », voire même une « névrose de classe » pour reprendre Vincent de Gauléjac. A 35 ans, ce pèlerinage, symbole de soumission sans être le signe d’une passivité fataliste, s’inscrit dans un processus conscient d’autonomisation vis à vis de l’Islam institutionnel. Les manifestations de ce dernier sont facilement repérables durant les deux semaines, notamment lors des cours quotidiens de l’imam affilié à l’agence. Son discours, et ses échanges avec l’auditoire, portent inlassablement sur les conditions de réalisation des rites. Ce qui est central, c’est le nombre de pierres nécessaires à la validation du rite de la lapidation des stèles, ou les erreurs à éviter lors des circumambulations autour de la Ka’bâ.
Ce qui prévaut, c’est le comment, le visible, l’exotérique, la loi et moins le pourquoi, le caché, l’ésotérique, le cœur. Je schématise. Toujours est-il que le « guide du pèlerin », fascicule distribué par l’agence au moment de la signature du contrat, renforce cette impression. Les cinquante-neuf pages présentant « Les connaissances nécessaires pour le Hajj et la ‘Omra » portent sur les aspects organisationnels du séjour, sur le déroulement des rites avec une compilation des invocations à prononcer. Pas une page n’évoque la dimension symbolique des paroles et des gestes, ni ne retracent l’origine mystique et les enjeux méditatifs de ce périple mémoriel. Tout ou presque se passe comme si le pèlerinage était une technique. En même temps, j’y étais préparé dès la veille du départ : « faites des douas (invocations) pour nous » demandaient nos proches. L’Islam par procuration. Ils y croient. Car l’institution façonne cette croyance. Mais quelle maladresse que cette réponse :« J’aurai déjà beaucoup à faire avec moi-même, pour trouver mon chemin ». Pas opportun, pas pédagogique. Méprisant. Pourtant Ibn Rochd (Averroès) est clair : un dévoilement brutal du sens profond des enseignements religieux aurait de grandes conséquences psychologiques et sociales sur celles et ceux qui sont éduqué.e.s à l’ignorer …
Comme lui, de nombreux auteurs expliquent que cet enfouissement du sens profond est en lien avec une rationalisation des pratiques cultuelles reposant sur des dites sciences religieuses dont une branche le fiqh, la jurisprudence, émet des verdicts, des fatwas, codifiant les actions quotidiennes. Lorsque le fiqh se suffit à lui-même, il participe à la normalisation comptable des modes de vie. Par exemple, il est acquis pour nombre de coreligionnaires qu’une prière sur le territoire sacré de La Mecque vaudrait 100 000 prières ailleurs. Ce sens instrumental relègue, ou au moins concurrence, le spirituel.
Au risque d’enfiler des perles, faut-il rappeler que cette problématique occupe les intellectuels depuis plus de 1000 ans et structurait déjà les oppositions entre les proches du dernier prophète ? Ici, l’enjeu est plutôt de montrer comment elle surgit dans la vie quotidienne. Lorsque j’en discute avec l’imam, voilà ce qui en ressort : « Les gens te questionnent souvent sur la manière d’effectuer les rites, mais assez peu sur l’origine des rites … – Comme d’habitude, répond-il. Tu sais, les gens n’ont pas les bases. On ne peut pas passer à l’étape deux si les gens n’ont pas validé l’étape une ». Ses propos induisent une hiérarchie. Les bases, pour ce Français de naissance formé dans une Université saoudienne, ce sont les innombrables connaissances et subtilités (frôlant la futilité) du droit. Leur maîtrise participe à la légitimité des imams autant qu’à maintenir un écart avec leur public. L’autonomisation des sciences religieuses, et leur juridicisation, a pour effet une scission avec les autres disciplines : philosophie, sociologie, psychologie, médecine, ….
Lors d’échanges informelles entre pèlerins, dans le car ou lors des repas, cette domination du droit est parfois évoquée. C’est bien un mode d’appropriation concurrentiel du fait religieux qui s’affirme au sein de petits groupes. Décomplexé par mes propres positions, Zacharya, mon voisin de couchage à Mina, jeune directeur marketing digital dans une grande entreprise française, se lâche un matin au sujet de l’imam : « Il me fatigue avec son approche numéraire ». Salim, directeur de développement d’une société de gestion de patrimoine, préférant ne plus assister aux cours, pointe des responsabilités : « En même temps, on a les questions qu’on mérite ».
Bien qu’attachés au culte, ne serait ce que par leur présence dans le pays de MBS, tous deux partagent certaines propriétés sociales d’où découlent des visions du monde, et donc de l’Islam. Règle sociologique de base confirmée par les exceptions. L’Islam, c’est aussi ce que les gens en disent, ce que les gens en font, en fonction de ce qu’ils sont. Salim évoque un ouvrage ayant changé son regard sur la religion, sur le rapport à la nature, sur la place des individus dans la société. La réforme radicale. Ethique et conviction (2008) de Tariq Ramadan. Absent des librairies les plus conservatrices, cet ouvrage apprécié plutôt par la fraction cultivée de la population musulmane, contient un message qui ne saurait être altéré ni par ses pourfendeurs, ni par l’auteur lui-même. Zacharya, lui, est fier de sa bibliothèque « Mes bouquins préférés sont cachés derrière mes vêtements ! ».
Il nous conseille la traduction ésotérique du Coran de Maurice Gloton (1926-2017) pour sortir des impasses du littéralisme. Le nom de Tayeb Chouiref, et les enseignements qu’ils tirent de la mystique musulmane, est également cité au moment de constituer des références communes. Derrière le jeune théologien se cache la figure d’Abu Hamid Al Ghazâli (1058-1111), figure historique consensuelle au sein de notre petit groupe ; penseur bien utile pour quiconque souhaitant douter de la doctrine orthodoxe sans tomber dans un style de vie séculier vidé du culte. C’est pour ce genre de discussions constructives que ce pèlerinage est une réussite. Les cœurs s’ouvrent et celui de Zacharya en particulier : « Je voulais réussir professionnellement. C’est fait. J’ai un bon poste. Un bon salaire. Mais est-ce que ça a du sens ? Mon travail consiste à faire gagner toujours plus d’argent à quelques actionnaires. Faire de la croissance. Ce mot, croissance, est dangereux. Quel est le sens ? En tant que musulman, je veux aujourd’hui un métier ayant du sens pour la société. Ton métier a du sens. Etre infirmier ça a du sens. Je donne parfois des cours, je me pose la question … ».
J’évoque alors les voies d’accès (bouchées) aux métiers d’enseignant-chercheur tout en l’invitant à nuancer cette opposition entre métiers purs et impurs, utiles et futiles. L’Université fonctionne comme une entreprise, transmettre des savoirs et former la jeunesse y sont des idéaux malmenés. On discute, on doute, on avance dans la connaissance des autres, et donc de soi. Notre discussion est interrompue. C’est l’heure de la prière, du recueillement pour certains, d’une gestuelle mécanique, obligatoire et codifiée pour d’autres. Je caricature encore. Volontairement. Les choses sont plus complexes, les oppositions sont moins rigides, les individus sont divers car subissant de multiples influences sociales. Mais difficile de nier l’existence de ces grandes tendances, de ces registres de croyances.
Le pèlerinage est vibrant lorsque les frontières s’effacement momentanément, lorsque les codes sont oubliés un temps pour apprécier collectivement la beauté, la simplicité. Par exemple lorsque ce pèlerin prend le micro pour l’adhan, l’appel à la prière. Sa voix est magnifique. Qui est-il ? Rien à faire. Il me touche. Il nous touche. Zacharya laisse couler une larme. Conséquence peut-être de notre discussion. Et de ce qu’il est, certes. Pleurer en public au milieu des hommes, ce n’est pas neutre. Mais le moment est bon. Pas envie d’être sociologue à ce moment-là. Envie, et besoin, de lâcher prise. Nietzche a beau dire que c’est la certitude qui rend fou et non le doute, ce dernier n’en est pas moins usant. C’est donc, aussi, et peut être surtout, ça le pèlerinage : de l’émotion, de l’humain, de l’immatériel. Le pèlerinage, c’est cet entraide au moment de pousser les fauteuils roulants des plus fatigués ou vulnérables.
C’est cette femme qui distribue le contenu de son sac avant d’y goûter. Et qui n’y goûtera certainement pas. C’est cet homme qui distribue les billets sans compter, sans tenter d’estimer le degré de pauvreté des mendiants l’entourant. Il remet la main dans sa pochette et se rend compte qu’elle est vide. Le partage des richesses, sans calcul. Ça fait du bien. Mais l’égalité sociale est encore loin. Très loin. Les Musulmans d’Europe et d’Amérique du Nord bénéficient de conditions d’hébergement privilégiées, négociées par des agences à la recherche de la meilleure offre pour leurs clients. Les moins biens lotis, souvent asiatiques et africains, dorment dehors, sur des cartons, et se nourrissent de nos restes.
Les organisateurs font avec. Le pèlerinage cinq étoiles pour les plus riches ? Ça ne semble pas trop les perturber. Le gaspillage alimentaire ? Un combat perdu d’avance, disent les guides de l’agence, car les Saoudiens n’auraient pas un mode d’organisation adapté. Donc on s’abstient de le mener, de responsabiliser la cohorte française. C’est en cela que la doctrine dominante m’est violente. Elle fonctionne de telle manière que les contradictions sont frappantes. D’un côté une relégation d’enjeux relevant de l’écologie politique et de la justice sociale, de l’autre une rigueur militaire concernant le paraître. Je schématise encore. C’est le cas de cet accompagnateur, quarantenaire, titulaire d’un Master 2 en gestion des ressources humaines, mais au chômage de longue date car « il est impossible de trouver du boulot dans cette branche avec la barbe ». Qu’il porte très longue. C’est le cas pour l’imam qui, quelques heures avant le retour en France, effectue ce rappel vindicatif : « Je sais que certaines femmes vont retirer le voile une fois arrivées en France. Sachez que seule celle qui est dans le besoin est autorisée à le faire pour travailler ». Ce discours est celui de l’institution.
On se rappelle alors Jacques Lagroye : « Toute institution est attachée à sa vérité, qu’elle assimile à la vérité. Toute institution a des dispositifs de transmission de ce qu’il faut croire, des écoles, des livres, des phases d’apprentissage, des moments solennels d’affirmation des croyances qui constituent sa vérité ». « Sa » vérité est assimilée à « la » vérité par celles et ceux qui sont socialement disposés à y adhérer docilement. Certains diraient que cette vérité sur le voile en pays non musulman dissocie le texte et les contextes passé et présent, qu’il est sujet à ikthilaf (divergence, désaccord), cette éthique du doute ouvrant un espace de créativité et de tolérance tel que le conçoit Anne de Luca dans Les cahiers de l’orient. Certains diraient que cette rigidité risque de mener à des problèmes majeurs pour un enjeu peut être mineur. Certains inciteraient à penser la finalité de cette prescription, à réfléchir aux effets néfastes que pourraient éventuellement provoquer l’arrêt soudain d’un travail épanouissant et/ou utile pour autrui. Ma femme est voilée à Mina, à Muzdalifa puis elle se dévoilera début septembre pour enseigner le français et l’histoire aux enfants de l’école publique. Car sa raison lui intime. Car elle y voit un intérêt supérieur. Car son cheminement religieux, au-delà du respect des piliers de l’Islam, est guidée par des normes écologiques, caritatives, pédagogiques plus que par un dogmatisme juridique.
L’imam est sans doute dans le vrai lorsqu’il dit, avec une pointe de misérabilisme, que « les gens n’ont pas les bases ». Il y aurait sans doute un manque d’éclectisme culturel chez son public, d’autant plus que les mosquées s’implantent souvent en zones populaires. Réalité sociologique encore. Mais ne contribue-t-il pas, lui-même, à cet enfermement ? L’institution religieuse n’a-t-elle pas vocation à émanciper les individus plutôt qu’à ériger toujours davantage de frontières ? L’imam n’a-t-il pas été délaissé par celles et ceux capables d’exercer leur sens critique face à une institution attachée aux certitudes ? Les mosquées sont-elles à moitié pleine ? Ou à moitié vide ?
Le pèlerinage met en évidence les rapports ordinaires entre l’institution et ceux qu’elle gouverne (à commencer par moi), groupe hétérogène composé d’individus aux visions du monde diverses héritées de leurs trajectoires sociales. De ce point de vue, et il faudra le répéter autant que nécessaire à ceux qui font exister le problème musulman, cette population est « anormalement normal » comme l’atteste la grande enquête Trajectoires et origines (Teo) de l’Ined. Pour les sciences sociales, ce sont des « enquêtés » comme les autres dont les pratiques et les représentations du monde sont compréhensibles à condition de saisir leurs capitaux (économique, culturel, social) et leur positions successives dans l’espace social. De même, pour comprendre l’islam, faut-il le désingulariser et procéder comme Jacques Lagroye. Refusant d’évoquer une « crise de l’Église » tout comme il faudrait éviter d’évoquer une « crise de l’Islam », il conclue à l’existence et à la cohabitation de deux « régimes de vérité », l’un « qui s’apparente à l’énoncé autoritaire d’affirmations incontestables – certitudes – concernant le dessein de Dieu, sa révélation et le rôle de l’Eglise » l’autre souhaitant, avec plus moins de force, « la renonciation à des certitudes autoritairement enseignées et mises hors d’atteinte d’un examen critique (…) inévitablement assortie d’une réévaluation du doute, au point qu’il soit pensé comme la condition même de l’acte de foi, non comme une imperfection ou un simple ébranlement passager des croyances ». Le mérite de Jacques Lagroye est d’objectiver ce clivage, d’associer des profils sociaux aux deux pôles, et de souligner dans le même temps toute la diversité au sein d’eux.
Vraisemblablement minoritaire, le second pôle de l’espace islamique n’en est pas moins fourni. En local, les associations multiplient les maraudes et le soutien scolaire en même temps que se développent les initiatives entrepreneuriales redonnant un sens éthique au « halal » dans les modes de consommation. Comme le démontre l’ouvrage collectif L’islam et la cité. Engagements musulmans dans les quartiers populaires (2017), la religion est faite de rapports ordinaires, de participations civique et politique montrant bien que la définition du religieux est particulièrement large, loin d’être monopolisée par les lieux de culte et les professionnels du prêche. Les auteurs montrent subtilement que l’existence, et la possibilité, d’une barrière entre l’islam et la société n’est que chimère. Les usages que font les croyants de la religion revêtent des formes variées souvent éloignées des postures conservatrices, virilistes, faisant la caricature du musulman. Comment aller plus loin ? De l’intérieur. On change les choses par et pour nous-mêmes.
Par le débat, par la critique, par la proposition, par le doute. L’État et son « Islam de France » ? Si c’est pour promouvoir des cumulards de la vie politique ou, pour paraphraser Vincent Geisser, des « intellectuels musulmans alibis » bien choisis susceptibles de courber l’échine à la moindre directive ministérielle ou à la moindre injonction médiatique, non merci. Mais il est nécessaire de penser avec l’Etat, de se mobiliser pour que l’Etat clarifie sa place, pour mieux y rester. Comme l’explique Solène Jouanneau, dans Les imams de France. Une autorité religieuse sous contrôle, l’action publique déploie depuis plus de trente ans des dispositifs d’encadrement de l’imamat rompant avec la loi encadrant la laïcité. La France ne participe-t-elle pas à des accords bilatéraux avec des Etats étrangers pour l’envoi d’imams ?
Au lieu d’envisager une formation des imams garantissant leur compatibilité avec les fameuses « valeurs de la République » dans une visée sécuritaire, les pouvoirs publics gagneraient à s’effacer, à ne plus choisir ses interlocuteurs, souvent dociles, pour enfin créer les conditions de l’indépendance du culte et donc d’un débat critique en interne. Remettre l’Etat à sa place, c’est lui rappeler ses domaines d’intervention. A commencer par l’enseignement. L’arabe à l’école publique n’est-il pas une évidence au regard de la composition de la population française ? L’initiative, à condition d’être menée par des formateurs certifiés, contribuerait à la dé-stigmatisation de la langue et, au passage, à fournir une ressource à celles et ceux qui, pourtant confrontés quotidiennement à des discours et des textes en arabe, sont incompétents à les traduire, et donc à se les approprier. En interne, il serait souhaitable que les associations cultuelles deviennent, aussi, culturelles.
L’accès au Coran, aux recueils de hadiths et aux traditions prophétiques ne sera que plus aisé via les sciences humaines et sociales. La philosophie, la sociologie ou l’histoire ancienne ne sont pas des disciplines élitistes mais bien des grilles de lecture du monde indispensables pour se rapprocher des textes islamiques, se former une attitude mentale propice à la compréhension des contextes de production, à la contextualisation des évènements. Cet élargissement des horizons intellectuels permettrait de se forger des outils pour atteindre la réflexivité, cette entreprise de connaissance de soi, cette posture consistant à porter un regard critique sur sa vie, sur les fondements de ses croyances. N’est-ce pas la voie vers la finalité suprême comme le suggère cette sagesse islamique bien connue : « Qui se connait, connait son seigneur » ?
La fin du pèlerinage est propice au bilan. Médine se prête aux résolutions. La mienne est simple. Bien que conscient des déterminismes sociaux et de leurs effets d’enfermement sur les individus, il m’est indispensable, en tant que musulman, et enseignant, de méditer quotidiennement ce qu’écrit Jacques Rancière sur l’égalité de l’intelligence dans Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle : « Qui enseigne sans émanciper abrutit. Et qui émancipe n’a pas à se préoccuper de ce que l’émancipé doit apprendre (…) L’ignorant apprendra seul ce que le maître ignore si le maître croit qu’il le peut et l’oblige à actualiser sa capacité ».
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