« Nos envoyés allèrent vers Abraham, porteurs d’une heureuse nouvelle. Ils leur dirent : Paix ! Paix ! répondit-il, et il ne demeura pas longtemps à apporter un veau rôti. » Le Coran, Sourate Houd (Verset 72). Constat banal, mais ô combien symbolique : le mot paix dans la culture du musulman est un attribut de Dieu (Allah) nommé Assalam. D’où ce souffle du sacré, du divin qui accompagne ce terme quand il est prononcé, dit, chanté, psalmodié ou tout simplement échangé. Le musulman répète une dizaine de fois, une centaine, voire plus, chaque jour le mot assalam. C’est dire jusqu’à quel point est grande la prédisposition du musulman à accueillir, à aborder l’autre, quelles que soient son identité et sa religion. La paix est alors un état d’esprit permanent et ouvert. Dès l’origine, l’Islam s’est défini comme la Douce Religion (Al hanafiya al samha), faisant de la tolérance une valeur cardinale. Aussi le déplacement de l’Islam dans l’espace géographique n’était-il pas une pénétration violente et agressive. D’ailleurs, les peuples convertis à l’Islam ont gardé leurs us et coutumes, et rien n’a changé pour eux. En revanche, ils ont trouvé dans l’Islam ce quelque chose qui les rapproche les uns des autres, une passerelle entre les hommes, c’est-à-dire leur humanité exprimée en termes de assalam, formule magique ou sésame divin qui adoucit les cœurs et annule les tensions. Difficile, de ce fait, de dissocier paix et Islam. La paix, c’est l’Islammême ; l’Islam, c’est la paix-même. Après cette mise au point nécessaire, il faudrait peut-être ajouter que l’ambition dépasse l’homme, et qu’il ne m’est pas aisé d’aborder la question de la paix dans la pensée islamique sans commettre la négligence de laisser passer sous silence certains aspects de la question. Le travail de l’exégète, de l’érudit a ses règles, et il serait prétentieux de dire qu’on les maîtrise. N’empêche que la question nous interpelle tous en ces temps de guerre et de conflits incessants partout dans le monde.
Mais, quel est d’abord le statut de la paix en Islam ?
En effet, pour Sayed Qotb, la paix en Islam est la règle ; l’hostilité, l’exception dictée par la nécessité. De plus, dans son essence et dans sa vision de la vie, l’Islam ne réduit pas la paix et ne la revendique pas seulement dans un domaine de la vie. La paix en Islam est la paix qui réalise, concrétise et répand la parole de Dieu sur terre, assoit la liberté, la justice et la sécurité pour tous, non la paix qui met fin à la guerre à n’importe quel prix, même si la terre connaissait l’injustice et la démence, la tyrannie et les autres usurpations du pouvoir de Dieu. C’est pourquoi, pour Sayed Qotb, l’Islam édifie la paix d’abord dans la conscience de l’individu, de son entourage familial, puis au sein de la société, enfin dans les relations internationales, entre les pays et les peuples. L’Islam aspire donc à instaurer la paix dans le rapport de l’individu à Dieu, dans ses relations avec les autres, dans le rapport des individus avec l’Etat, entre les Etats et les peuples. Ainsi, comme le souligne Abd Assalam Yassine, puisque « c’est de Dieu que l’humanité a reçu l’être, elle ne connaîtra la paix et ne trouvera remède à ses maux qu’en substituant à ses règles de vie Sa règle, à ses vues du monde la vérité révélée. » (La Révolution à l’heure de l’Islam, p.3)
I – La paix de la conscience
En ce qui concerne la paix de la conscience, Sayed Qotb, partant du fait que la méthodologie islamique appréhende l’homme dans sa totalité, distingue deux types de paix de la conscience : la paix positive, celle qui tend à valoriser la vie, et la paix négative, celle qui se résigne et qui s’oublie dans les frustrations de tous genres, dans la négation des principes et des valeurs au profit du vice et de la corruption. La paix positive, celle que préconise l’Islam, est cette paix qui reconnaît à l’individu son existence, ses pulsions, ses instincts, ses passions, comme elle reconnaît au groupe ses intérêts et ses objectifs, à l’humanité ses aspirations et ses besoins, à la religion ses idéaux et sa morale. Cette paix réalise l’harmonie de toutes ces différentes énergies composantes du monde. Par ailleurs, en Islam, la conscience de l’individu ne fléchit pas sous le poids de la faute originelle, facteur d’inquiétude et de doute. La conscience de l’individu, au contraire, jouit d’un pardon originel, comme le souligne ces versets du Coran : « Adam apprit de son Seigneur des paroles de prière ; Dieu agréa son repentir ; il aime à revenir à l’homme qui se repent ; il est miséricordieux. » (S 2 V 35) « Ô mes serviteurs ! Vous qui avez agi iniquement envers vousmêmes, ne désespérez point de la miséricorde divine, car Dieu pardonne tous les péchés ; il est indulgent et miséricordieux. » (Verset 54, Les Troupes) L’Islam libère ainsi l’âme humaine des réminiscences de la Chute, de la Négativité et du Chaos. La faute éternelle est donc exclue en Islam. Le rachat, le repentir, le pardon sont toujours possibles sans médiation aucune, sans chantage aucun : « L’intercession appartient exclusivement à Dieu, ainsi que le royaume des cieux et de la terre. » (Verset 45, Les Troupes) Dans ces conditions, la paix de l’âme, de la conscience permet à l’individu de vivre en paix, de penser la paix et de participer à son établissement, d’autant plus que l’Islam, dans son projet de la paix de la conscience, offre à l’individu des garanties touchant à sa vie, ses biens, sa famille, le protège contre la moquerie, l’espionnage, l’accusation gratuite, l’effraction… Bref, il garantit sa dignité et son intimité : « Ne tuez point l’homme, car Dieu vous l’a défendu, sauf pour une juste cause ; celui qui serait tué injustement, nous avons donné à son héritier le pouvoir d’exiger une satisfaction ; mais qu’il ne dépasse point les limites en tuant le meurtrier, car il est déjà assisté par loi. » (Verset 35, Le Voyage nocturne) « Que les hommes ne se moquent des hommes… ni des femmes des autres femmes… Ne vous diffamez pas entre vous, ne vous donnez point de sobriquets. Que ce nom : Méchanceté, vient mal après la foi que vous professez. » (Verset 11, Les Appartements) De telles garanties divines ne peuvent qu’assurer la tranquillité et la paix de la conscience, la sérénité de l’âme et de l’esprit. Il ne peut y avoir donc de paix dans un monde où l’individu ne jouit pas de la paix de la conscience. Une fois cette condition satisfaite, l’individu se retrouve alors dans un état d’esprit favorable à l’ouverture et au partage, à l’échange et à la concorde. Toutefois, cette extension-expansion de l’être en paix avec lui-même se réalise d’abord dans la vie du couple, de la famille. Certes le foyer est le lieu d’habitation et d’éducation des enfants, mais il constitue également l’espace de la paix par excellence pour la relation conjugale et familiale. L’individu qui ne jouit pas de la paix chez lui connaîtra mal la valeur de la paix et ne sera pas un élément édificateur de celle-ci tant que la colère, l’angoisse, le conflit persistent dans son esprit et dans ses relations avec son partenaire. C’est pourquoi la paix familiale ou conjugale est un autre maillon de la chaîne indispensable dans la construction de la paix. En effet, dans la sourate Les Grecs, l’Islam exprime la vision de la relation conjugale en termes d’amour et de compassion : « C’est un des signes de sa puissance qu’il vous a créés de poussière…C’en est un aussi, qu’il vous a créé des épouses formées de vousmêmes pour que vous habitiez avec elles. Il a établi entre vous l’amour et la compassion. Il y a dans ceci des signes pour ceux qui réfléchissent. » (Versets 19-20) A partir de là, la conception du mariage est perçue comme l’expression du pacte sacré instaurant la paix conjugale sur les bases de la concordance des cœurs, de l’amour et de la vertu.