La problématique de la polygamie dans les sociétés musulmanes du 21ème siècle

A la mémoire de Mme Rachida Benchemsi

« Les oulémas n’ont pas le monopole d’interprétation de la charia. Evidemment ils doivent être consultés au premier plan sur les questions de la charia. (Mais) ce ne sont pas eux qui font la loi religieuse, de même que ce ne sont pas les professeurs de droit qui font la loi, mais les parlements »                                                                    (Ahmed Khamlichi, Point de vue n° 4)

La polygamie est licite en droit musulman, mais interdite en Tunisie et dans de nombreux pays et communautés musulmans à travers le monde. Dans les sociétés musulmanes où elle continue d’être pratiquée, elle est souvent associée à un régime sévère d’autorisations administratives et de conditions d’application qui ne sont pas prévues dans les textes coraniques, mais ont pour but d’en restreindre au maximum le champ d’application.

En effet, cette pratique a des effets négatifs, parfois dévastateurs, sur la vie quotidienne des femmes et des enfants vivant dans un foyer polygame, ce qui a poussé des oulémas illustres du 19è et du 20è s. à en demander l’interdiction. Mais, les autorités politiques et religieuses des Etats musulmans peuvent-elles interdire ce qui est explicitement autorisé par la charia ?

La problématique de la polygamie

Le régime de la polygamie est défini dans les versets coraniques 3 et 129 de la sourate « an-Nissa ». Le Coran autorise l’homme à épouser jusqu’à 4 femmes et toutes les esclaves qu’il veut. Jusqu’à la fin du 19è s., ce droit était appliqué sans aucune restriction. Mais, dès le milieu du 19è s., de nombreux oulémas réformateurs ont critiqué le régime de la polygamie à cause des effets néfastes de cette pratique sur la vie quotidienne des femmes et des enfants vivant dans un foyer polygame.

Muhammad Abduh, un des maîtres à penser du mouvement réformiste En-Nahda (Renaissance) qui exerça en fin de carrière les fonctions de mufti d’Egypte, observa la pratique de la polygamie au sein de la société égyptienne au cours de la deuxième moitié du 19è s., et fut révolté par ce qu’il vit. Les hommes ne respectaient pas les prescriptions coraniques qui devaient conditionner leur comportement en famille, et se conduisaient de manière irresponsable, tout à la poursuite des plaisirs charnels, comme s’ils n’avaient que des droits et pas de devoirs envers leurs épouses et leurs enfants ; les femmes ne cessaient de se disputer entre elles, et de comploter les unes contre les autres ; les enfants de différentes mères se détestaient, se battaient constamment et empêchaient l’établissement de toute quiétude au sein du foyer. Abduh pensa que les effets pervers de la polygamie rongaient pernicieusement le tissu familial et social.

Pour cette raison, Abduh remit en cause les fondements mêmes du régime de la polygamie telle qu’elle était comprise à l’époque. Il affirma qu’en droit musulman, non seulement le mari, mais sa femme également, a des droits institués par la charia. D’après lui, les droits de l’épouse doivent être respectés au même titre que ceux du mari. Or, ils sont inévitablement bafoués dans le cadre d’un mariage polygame, puisque les stipulations de l’équité nécessaire dans le traitement des épouses ne sont pas respectées. D’ailleurs, dans le Coran lui-même, on peut lire au verset 129 de la sourate « an-nissa » : (« Vous ne pourrez jamais être équitables envers vos femmes, même si vous en êtes soucieux. »)

Analysant le dossier de la polygamie dans cette nouvelle optique, Abduh déboucha sur la conclusion qu’il était licite, en droit musulman, d’interdire la polygamie, compte tenu de tous ses effets pernicieux sur les familles et sur la société, qui dépassaient très largement tous les « bienfaits » que les hommes pouvaient en retirer, sur un plan purement sexuel.

Abduh ouvrit ainsi la voie à de nouveaux axes de réflexion sur cette question. A sa suite, d’autres oulémas ont adopté ses conclusions et réclamé, à leur tour, l’interdiction de la polygamie.

Le ‘alem marocain Allal el Fassi : il faut que le gouvernement interdise la polygamie

Allal el Fassi est un ‘alem distingué de l’université Quaraouiyine de Fès, auteur de nombreux livres de droit musulman, un leader politique de premier plan au cours de la période de lutte pour l’indépendance du Maroc, le chef du parti de l’Istiqlal, et pendant plusieurs années un ministre d’Etat chargé des Affaires islamiques dans le gouvernement marocain. Immédiatement après l’indépendance, il fut aussi l’animateur et le Rapporteur général de la Commission chargée d’élaborer le premier Code de Statut Personnel du pays.

Comme de nombreux jeunes oulémas de la Quaraouiyine des années 1920-1930, el Fassi fut fortement influencé dans sa pensée par le mouvement réformiste En-Nahda et par ses principaux maîtres à penser, parmi lesquels Muhammad Abduh. Dans son livre « L’autocritique » écrit pendant ses années d’exil en Afrique Noire, avant l’indépendance du Maroc, el Fassi analyse de manière approfondie différentes questions qui se posent au monde musulman. Il consacre ainsi tout un chapitre à la question de la polygamie.

Observant la situation désastreuse des familles qui vivent sous le régime de la polygamie, tant dans les pays d’Afrique Noire où il est exilé qu’au Maroc, el Fassi refait, 50 ans après Abduh, la même description de l’état des lieux et les mêmes observations que Muhammad Abduh avait faites sur cette question. Il en tire une conclusion sans appel : le régime de la polygamie doit faire l’objet d’une interdiction totale de la part du gouvernement, à cause de tout le mal qu’il fait aux femmes, aux enfants, aux familles et à la société dans son ensemble.

Selon el Fassi, une telle interdiction peut s’effectuer en application des prescriptions mêmes de la charia. Car, celle-ci impose à l’homme qui épouse plusieurs femmes d’agir avec équité envers toutes ses épouses et, s’il n’est pas capable de respecter cette condition, de n’en épouser qu’une seule. Or, dans l’écrasante majorité des familles qui vivent sous le régime de la polygamie, les hommes ne respectent pas cette condition essentielle. Par conséquent, pour éviter de tels dérapages qui causent le plus grand tort aux femmes, aux enfants, aux familles et à l’ensemble de la société, il est nécessaire et justifié d’interdire totalement la polygamie.

Le cheikh d’al Azhar Mahmoud Shaltout : il faut préserver le régime de la polygamie tel quel

Bien sûr, le discours réformiste sur l’interdiction de la polygamie n’était tenu que par une poignée d’oulémas et d’intellectuels musulmans. Face à eux, l’écrasante majorité des oulémas était partisane du maintien du laisser-faire, estimant que chaque homme était responsable de ses actes devant Dieu.

C’est le cas du Cheikh d’al-Azhar Mahmoud Shaltout. Il s’agit d’un juriste égyptien éminent, de tendance moderniste, à l’exemple de Muhammad Abduh. Néanmoins, il a consacré un chapitre entier  de son livre intitulé « al-Islam, ‘aqeda wa shari’ah (L’Islam, dogme et charia), publié dans les années 1950, à la défense, sur un ton parfois passionné, de l’institution de la polygamie, en se basant sur l’exégèse des versets coraniques concernés.

D’après Shaltout, la polygamie s’est justifiée, à travers l’histoire, du fait d’une plus longue durée de vie des femmes ; des guerres qui réduisaient de manière massive le nombre d’hommes en âge de se marier dans un pays ; de l’exercice par les hommes de métiers dangereux qui s’accompagnent d’accidents mortels ; d’un besoin sexuel ressenti chez les hommes à un âge plus avancé que chez les femmes, etc.

Il estime donc qu’il faut maintenir le régime de la polygamie tel qu’il a été institué au temps de la Révélation et laisser chaque homme assumer la responsabilité de ses actes devant Dieu.

Les effets de ces débats sur l’évolution du régime de la polygamie dans les pays et communautés musulmans

Les débats sur la problématique de la polygamie ont entraîné, au fil des ans, des changements très importants dans le régime de la polygamie, tel qu’il est appliqué dans différents pays et communautés musulmans.

Sous l’influence des écrits de ces oulémas, et dans le cadre du changement des circonstances de nombreux Etats musulmans depuis le début du 20è s., non seulement l’esclavage a été totalement interdit dans tous les Etats musulmans (y compris en Arabie Saoudite), mais la polygamie est également interdite dans certains pays :

– en Turquie depuis la révolution de Mustepha Kémal et la substitution du Code civil suisse à la charia en 1926 ;

– en Tunisie depuis l’adoption du Code du Statut Personnel de 1957 ;

– dans un certain nombre d’Etats africains (Côte d’Ivoire, Gambie, Guinée, Nigéria, Rwanda, Zaïre), asiatiques (Inde, Uzbekistan, Kyrgyzstan, Tajikistan), et du Pacifique (Iles Fiji).

Quant aux Etats musulmans qui ont accédé à l’indépendance au 20è s., après des décennies d’occupation par des puissances étrangères (essentiellement anglaises et françaises), ils ont introduit de nouveaux codes civils dans lesquels ils ont essayé de réformer dans la mesure du possible le statut des femmes, tout en tenant compte des différentes contraintes politiques, économiques, sociales et religieuses associées à cette question.

Ils ont souvent introduit des conditions très sévères à respecter pour se prévaloir du régime de la polygamie, le rendant beaucoup plus difficile à utiliser par les hommes. Il faut souligner, à cet égard, que les versets coraniques ne prévoient pas de telles conditions, et qu’il s’agit donc, là aussi, d’une modification fondamentale d’une règle de la charia.

Le muable et l’immuable en droit musulman

Il ne s’agit pas, là, cependant, d’une situation exceptionnelle. En effet, le droit musulman appliqué dans une communauté contemporaine diffère sensiblement, sur des points parfois cruciaux, de celui étudié dans les manuels de référence de la charia et dans les écrits des grands théologiens du passé.

Par exemple :

– un musulman n’a pas le droit de posséder des esclaves, alors que ce n’est pas interdit par le Coran ; de fait, l’esclavage a été aboli en Tunisie dès 1846, à une époque où la France continuait de le pratiquer dans ses colonies ;

– on ne coupe plus la main du voleur dans les pays musulmans ;

– on ne lapide plus jusqu’à la mort le couple adultère ;

– on n’applique plus la loi du talion (oeil pour oeil, dent pour dent) ;

– la sanction du meurtre ne se négocie plus entre les parties concernées, jusqu’à ce qu’un accord soit trouvé ; le meurtre fait l’objet de poursuites pénales dans le cadre du système judiciaire moderne du pays ;

– le droit commercial moderne, inspiré des codes occidentaux, s’est substitué aux règles de commerce énoncées dans le Coran et développées par les oulémas au cours des siècles ;

– le droit de la banque, de la finance et des assurances, inspiré des codes occidentaux, s’est substitué aux règles relatives à ces domaines énoncées dans le Coran.

Ainsi donc, tout au long de l’histoire des communautés musulmanes, les autorités politiques et les oulémas n’ont pas traité les règles coraniques comme des données absolument immuables, « valables en tous temps et en tous lieux », selon l’expression consacrée. Ils les ont modifiées, adaptées ou même changées, au cas par cas, en fonction des circonstances et des données spécifiques de chaque situation.

Il ne s’agit pas d’une décision concertée. Chaque Etat a agi librement et souverainement en la matière. Pourtant, bien qu’agissant séparément, mais en s’inspirant probablement les uns des autres, les autorités politiques et oulémas de tous ces différents pays ont adopté de nouvelles règles très similaires les unes aux autres.

Il y a donc un consensus dans la communauté musulmane dans son ensemble sur le fait que les nouvelles règles, tout comme celles auxquelles elles se substituent, respectent parfaitement les principes et les règles de la charia et sont donc partie intégrante de cette dernière.

Il appartiendra ainsi aux autorités politiques et religieuses de chaque pays de définir les règles spécifiques qu’elles souhaiteront faire appliquer en matière de mariage polygame, en tenant compte des besoins et des spécificités de la société musulmane concernée.

 

oumma