La religiosité entre surhomme occidental et surcroyant musulman

À l’origine de tout, comme dirait Jean Guitton, il est une question qui unit la morale à l’orgueil. À force de se prendre pour un croyant pur de tout péché, un surcroyant pour oser un néologisme en synonymie avec le bien fameux surhomme de la philosophie occidentale, on finit par être impur à sa croyance, faisant n’importe quoi, devenant fatalement n’importe quoi, et surtout rien par rapport à la foi même dont on se réclame.

Regardons donc ce qu’a fait le chrétien de l’Inquisition du message de tolérance et d’amour du Christ ! Il a dévasté la foi véritable. Et le laïc occidental n’a pas fait mieux. Qu’on regarde donc ce qu’a fait le surhomme de la Modernité occidentale ! Il a abouti à la dévastation du monde.

Dans les deux cas, le spirituel a été nié, soit en étant vicié soit en étant tout simplement rejeté; or, ce qu’il fallait faire, c’était d’assumer cette part inévitable de l’humain qui a besoin de croire et de gérer sainement sa croyance, son droit au sacré, afin d’éviter le retour terriblement dramatique du refoulé et la soumission à ses instincts les moins avouables.

Maintenant, quand le passé se fait lourd, il pèse de tout son poids sur le présent et arrive à le priver de tout avenir. Le futur est alors, à jamais, du présent si jamais un futur doit advenir; et le présent est cette éternité de la postmodernité où tout se vit à l’instant même, ici et maintenant, un instant bachelardien, véritable durée de nos vies.

Pourtant, une facette du passé reste belle, inoubliable, à laquelle renvoie justement notre époque postmoderne qui ressuscite les valeurs anciennes, et non l’antiquité dans sa globalité, surtout pas celle de l’esprit scientiste, négateur de la moindre spiritualité. C’est ce que résume le philosophe déjà cité croyant que le bonheur se conjugue au passé, mais moyennant une mémoire qui soit en conformité avec une raison sensible, émotionnelle, cultivant les sentiments.

Rappelons-nous l’Andalousie islamique, cet œcuménisme réussi des trois religions des Écritures ! Souvenons-nous de Venise, mariage de l’art, de l’argent et du pouvoir ! Dans les deux cas, l’esprit humain a réussi à s’élever au mieux de ce que pouvait le genre humain sans prétention affichée ou revendiquée à la sacralité, mais juste l’impératif d’être d’abord humain, juste humaniste.

Voyons ce qu’est aujourd’hui Jérusalem, ville sacrée par excellence, défigurée par ses croyants ou prétendus croyants de tous bords. Cette ville où l’éternité est un temps infini descendu dans le fini, comme a dit un jour Jean Guitton que je cite encore bien volontiers, la nature attend toujours que l’homme, enfin réveillé à ce qu’il a de meilleur — soit sa pensée — repeuple le lieu en esprit. En effet, en cette ville où Dieu s’est fait homme, ainsi que le stipule le credo chrétien, il serait temps que l’homme se fasse Dieu en s’élevant au-dessus de sa condition bestiale, puisque l’humain y a bien atteint le divin déjà, tel que l’atteste la tradition islamique.

Cette Jérusalem, berceau d’une chrétienté dont on ne voit plus trace ou presque, tout le monde se la dispute, se prétendant seul possesseur d’une Terre Sainte, alors que tout vrai croyant sait parfaitement que seul Dieu en est le possesseur. On s’y tue, on y verse du sang en son nom, comme jadis on immole aux idoles, et l’on ne se rend pas compte qu’on ne fait que relever d’une foi devenue folle.

Cette foi n’en est pas une; elle est une simple croyance, celle d’un surhomme se prenant pour un surcroyant, ou l’inverse; et elle relève juste d’un théâtre d’illusions, la vraie foi ayant déchu en pareille croyance simpliste faite de simulacre et de trucage où l’on ne croit pas, ne faisant au mieux que ressasser aimer croire; rien qu’une une volition tout au mieux, jamais une sincère volonté.

Or, aimer croire, c’est d’abord aimer; et c’est aimer, non pas soi d’abord, sa propre personne ou les siens, que son prochain, l’étranger, le différent. C’est là une croyance vraie, cette foi qui fait de l’un multiple, étant soi est autrui, cet autrui n’étant en définitive que soi-même. Et cette croyance est la foi qui élève l’être humain au-dessus de sa part animale pour n’être que pur esprit, une pensée humaniste.

Notre foi actuelle est frelatée, qu’elle soit musulmane, juive ou chrétienne; pour cela, elle n’est pas une foi véritable. Notre religion est celle des masques que l’on porte pour jouer à l’autre n’osant plus nous y identifier; et elle n’est en rien une foi véritable, bien plutôt une sorte de truc, un faux-semblant devenu même par trop excessif, versant irrésistiblement dans l’irréparable. Aussi est-il temps d’y mettre le holà, et c’est une œuvre commune, l’impératif catégorique de tout croyant, quelle que soit son obédience, sinon, c’est le temps du Horla, mettant notre monde à feu et à sang !

Dans un univers globalisé où la nature est de plus en plus absente, niée par du béton bétonnant surtout nos esprits, bouchant tous les interstices salutaires par des frontières empêchant, comme un caillot de sang, la circulation nécessaire des humains, il nous faut arrêter au plus vite de cultiver un passé trépassé. Malgré ses fastes et ses dorures, ce temps fini repose sur des paradigmes saturés qui étranglent l’avenir en gestation.

Il est encore temps de le sauver, lui faire le bouche-à-bouche qui sauve et qui est, dans le même temps, cet acte d’amour, le fil rouge de l’existence humaine. La fin d’un monde n’est pas la fin du monde; elle est juste une faim d’un renouveau du monde sur de saines bases.

Dans la plupart de nos esprits, les meilleurs y compris, il reste encore un zeste de nostalgie à ce monde fini; on y retrouve, au mieux, le masque avec la plume, ce qui ouvre les portes aux gestes et aux masques de cet art politique à l’antique fait de ruse et de calculs, et qui est devenu une thrombose véritable de toute vie publique en parfaite santé, ne devant plus relever d’un esprit fini, daté XIXe siècle européen.

À l’ombre de pareil esprit, au monde de la politique, la vérité devient une marchandise. Dans le monde de la religion, la foi dégénère irrémédiablement, même si elle garde le halo du sacré, se réclamant d’une croyance sublime quant à ses principes essentiels. Tout se passe comme chez le commerçant malhonnête avec le dessus des cageots cachant le pourri de ses produits. C’est que la foi véritable, dans une pareille ambiance délétère, est forcément l’objet de trop d’intérêts de tous ordres finissant par altérer sa vérité profonde qui est avant tout un message d’amour, y instillant des mensonges finissant par tuer la vérité.

Or, Dieu est avant tout la sagesse suprême qui instaure le dialogue de la créature avec elle-même; et de pareil dialogue — s’il sait être sincère et vrai — naît forcément la lumière qui permet ensuite que s’instaure la conversation du croyant libéré de ses instincts et de ses phantasmes, devenu donc un homme libre, avec ses sœurs et frères et avec la nature. Et c’est la véritable conversion à Dieu.

Si l’Occident n’a rien compris à la nature, l’érigeant en chose, alors qu’elle est le principe même de la vie, cela n’a pas été le cas de l’Orient, lequel ne se réduit pas à notre Proche-Orient qui intègre déjà une part d’Occident représentée par notre Maghreb. Mais si l’Orient, en général, a bien compris le vrai sens de la nature, sa compréhension a eu tendance, dans nos contrées arabes musulmanes, à se limiter à une conception morale.

Et, comme on le sait, la morale est souvent, sinon toujours, une question d’orgueil quand l’homme n’y voit pas l’art, celui-ci étant, ainsi que l’attestent les anciens, l’humain ajouté à la nature. Quand l’homme ne fait que retrancher à la nature, l’appauvrissant au lieu de l’enrichir, il n’agit pas en homme libre, respectueux de sa mère nourricière, mais en goujat, en orgueilleux.

Il se prend pour le surhomme de la Modernité ou le surcroyant de l’extrémisme religieux, quel qu’il soit, musulman ou judéo-chrétien, religieux ou séculier. Car ce que l’homme libre peut ajouter à la nature, c’est bien sa liberté, tout ce qui est beau en lui, surtout dans sa vie intérieure. Et tout ce qui y est beau est forcément sa liberté, cette pensée déliée du moindre dogmatisme, nonobstant donc sa couleur, sacrée ou profane.

Il est indubitable que l’art vrai est celui qui a de la sensibilité, unique critère de la vérité. L’art faux, quant à lui, est bien le produit de l’orgueil, et c’est un art frelaté par la morale, la moraline de Nietzsche. Certes, pareil art peut charmer, illusionner un temps, mais il ment assurément dans le même temps et tout le temps. Et le comble du mensonge, c’est l’art affublé des atours du sacré !

Notons ici que la religion chrétienne a fini par devenir païenne à se complaire dans la magnificence de l’Église et du Vatican, qui n’a rien à voir avec l’humilité christique. Pourtant, au départ, pareil luxe se voulait sincère, innocent, un hommage de la part de l’homme à son créateur, une offrande de ce qu’il pouvait offrir de meilleur, soit de l’art.

Pareillement, chez nos croyants musulmans, l’art de croire offre à Dieu une conception du sacré qui heurte l’esprit de l’islam authentique puisqu’il s’autorise en son nom à s’attaquer à cet art même que le Coran honore, étant le chef-d’œuvre artistique absolu, faisant son miracle même. Au nom de cet art divin, on saccage donc l’art humain, violant par là même les impératifs de paix et de tolérance de la religion, ses plus éminents principes, venant juste en dessous du credo en l’unicité divine, l’islam étant la paix avant tout.

Tout comme la pompe de l’Église catholique se doit d’être occultée par le vrai croyant afin de ne voir que la ferveur de la foi chrétienne, la ferveur de la foi islamique doit être capable d’occulter l’apparat fallacieux et trompeur dans la forme que peut avoir l’art. Cela doit être possible même si l’apparence de l’art humain est susceptible de heurter le sacré dans sa hideur par trop humaine justement, car le fond seul sur lequel le vrai croyant doit se concentrer reste divin, et ce juste par sa transcendance, son inatteignable sublimité.

Car, au final — et c’est le degré supérieur de la foi véritable — le croyant se réalise dans l’acte de créer le meilleur autour de lui; ce qu’il concrétise avec les talents donnés par celui qui l’a créé, finissant par être en chemin vers ce Dieu tout amour pour ses créatures, voulues à son image. Ce chemin n’est qu’une conversation permanente avec son créateur, qu’elles prennent la forme de prière, en parole ou en acte, ou de méditation.

Pour cela, le croyant doit veiller particulièrement à sa parole et à son geste afin qu’ils ne reflètent que la beauté qu’il aura fini par trouver en lui, cette lumière divine de la foi. Ensuite, sa parole et son regard doivent être au centre de son comportement : une parole juste, un regard de paix, et qui ne sont que le résultat du degré atteint de sérénité.

Davantage que la parole, puisque le silence peut être encore plus éloquent que le verbe, le regard serein, amical, jamais inamical, étant d’amour même, est important car il porte la pensée, l’accompagnant, l’éclairant, en faisant l’offrande à tous ceux sur qui il se pose; et il est alors cette pensée sage, de lumière éclatante où la nuit des passions humaines est absolument absente.

Le croyant, le vrai, sans nulle surcroyance inutile, et surtout nuisible, doit échapper à sa condition humaine d’origine, qui reste imparfaite, pour apprendre à ne toujours parler que d’or, avec d’ultimes mots, des paroles susceptibles d’être définitives dans leur justesse, étant de nature à résumer le meilleur en lui, à la manière de l’ultima verba des anciens.

Et c’est bien quand, sur les choses humaines, le regard du croyant — cette pensée muette — réussit à être suffisamment serein et assez pur, qu’il se transforme en parole ultime, la vérité nue à son essence absolue, soit du pur art humain atteignant au sublime, qui est toujours divin.

L’art véritable, la nature respectée, c’est donc en quelque sorte « l’image mobile de l’éternité immobile », comme disait Platon dans le Timée; c’est ce qui apporte la lumière aux gens de la Caverne du livre VII de La République; et notre monde n’est encore, grosso modo, que cette caverne.

Faut-il que cet art soit à la fois populaire et pratiqué par les élites; donc, une parfaite communion dans la beauté. Or, je crois voir un tel art dans le soufisme, véritable religion à la fois populaire et élitiste. C’est ce que j’appelle l’Islam des Lumières.

Nawaat

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