L’Aïd au temps du web 2.0

 C’est pourquoi devant ce danger absolu (le néolibéralisme), l’heure est à la résistance, à toutes les formes de résistance qui défendent la culture, dans sa diversité, et la civilisation dans ses acquis. »

Dany Robert Dufour Philosophe professeur

La fête de l’Aïd el Fitr, fête du pardon s’il en est, nous donne l’opportunité de revenir sur cette transformation inexorable de la foi en rites. En ces temps de « délitement des valeurs » que l’on pensait immuables, beaucoup de certitudes ont été ébranlées par le néolibéralisme. Le capital symbolique qui a été sédimenté par pans entiers sous les coups de boutoir du marché du libéralisme, fruit d’une mondialisation sans éthique. Même les sociétés qualifiées il n’y a pas si longtemps de « primitives » sont en train de perdre leur identité, sous la pression d’un Occident néolibéral qui série, catalogue et dicte la norme.

Elles sont en danger du fait d’une disparition rapide d’un capital symbolique au profit d’une macdonalisation de la culture et de la fabrication de l’homme nouveau voulu par le marché. Un automate conçu pour dépenser – tant qu’il en a la ressource – et non pas penser. Nous allons examiner comment l’Occident veut, à travers le libéralisme sauvage, imposer une vision du monde qui fragilise les sociétés et les laisse en proie à l’errance.(1)

Pour autant ce mimétisme destructeur voulu et imposé existe dans l’histoire des sociétés. En son temps, Ibn Khaldoun nous dit que le vaincu adopte toujours les signes et les habitudes du vainqueur. Un exemple ? Juba II qui a voulu à tout prix du fait de son éducation à Rome adopter le décorum romain, au point d’appeler sa capitale Césarée ( Cherchell) et d’être toujours représenté en toge. Plus près de nous, on se souvient de la tenue vestimentaire de Sadate, certaines fois en Galabyé d’un paysan du haut Nil, ou encore en tenue d’officier de l’armée des Indes. Un autre cas connu est Kadhafi, lui aussi en tenue africaine ou en officier britannique, avec un stick sous le coude. On le voit le mimétisme n’est pas nouveau. Les identités s’effritaient déjà sous le coup de boutoir du colonialisme. Elles subissent des assauts autrement plus importants et il faut le craindre sous l’assaut du marché qui ne réussit que dans l’uniformisation

A sa façon, le Dr Al ’Ajamî nous met en perspective, d’une façon nostalgique, la portée du mois de Ramadhan et sa signification en termes de recueillement et de repentance. « Que reste-t-il, écrit-il du mois passé, quelques notes fugaces, des rires et des lumières, l’impression d’avoir été plus qu’à l’ordinaire. Essentiel partage, appartenir ainsi à l’autre, vivre le couple, la famille, la communauté, l’humanité. Quelques marques de Lui en l’abaissement de notre être. Quelle Miséricorde que d’avoir retenu nos désirs nous ait donné d’aimer la solitude comme la foule, la faim comme la satiété, la soif comme l’eau pure, la mort comme la vie.

Quelques traces d’Amour en un banal désert. Qu’il nous soit donc donné, avant que l’hiver nous rejoigne, d’encore partager, encore endurer, encore pleurer, encore désirer, encore espérer, encore vivre et encore mourir. Qu’il nous soit donc donné, avant que l’oubli nous enterre, de toujours persévérer, de toujours écouter, de toujours refuser la haine, de toujours pour Dieu résister, de toujours pour Dieu aimer. Qu’il nous soit donc donné, avant que la vie nous enivre, de nous rappeler, nous sermonner, nous désespérer, nous détester, nous repentir, nous rapprocher, nous abandonner à Lui. Qu’il nous soit donc donné, avant que le temps n’efface, de pouvoir encore goûter la solitude, aimer l’abstinence, désirer prier, pleurer de désirance, chercher l’accomplissement, vouloir le renoncement….. Que Dieu nous pardonne de souveraine Compassion. Nos incommensurables orgueils Nos insignifiantes conditions. Que Dieu nous pardonne, Que Dieu nous pardonne. »(2)

Nous sommes à l’évidence loin dans ce XXIe siècle de toutes les débâcles multidimensionnelles de la signification de la repentance et du pardon. Un exemple : partout dans le monde, les musulmans s’effritent à qui mieux mieux pour le pouvoir, la puissance encouragés en cela par un Occident sûr de lui et dominateur. L’effritement de la symbolique du pardon par paresse voire par calcul, commence par les villes et gagne inexorablement la campagne. On est conduit à se distancier de l’Autre. La modernité a, dès le début, eu un effet pervers, l’introduction de la lettre comme système d’intermédiation qui permet de garder un lien sans la rencontre physique fut encore confortée par l’invention du téléphone, puis ce fut véritablement la débâcle avec les technologies de l’information et de la communication, notamment l’Internet et le portable qui permettent de répondre au rituel de « Bonne fête » sans se déplacer, sans voir, sans compatir sans s’impliquer.

Le SMS est véritablement le sommet de l’indifférence à l’Autre que l’on tient à distance d’autant qu’il ne sait pas où nous sommes, on se fend d’un bout d’écriture anonyme et on pense à autre chose. Pendant ce temps-là, le lien familial se distend et c’est ainsi qu’inexorablement, la famille s’effrite, on ne connaît pas les membres, notamment les plus jeunes et à l’occasion d’un enterrement, on se rend compte du danger de l’effritement des valeurs de solidarités familiales et on se prend à envier les autres, ceux considérés à tort comme ne s’étant pas émancipés de la tutelle de la tradition.

Ce ciment invisible qui permet aux sociétés au fil des siècles de perpétuer un vivre-ensemble fait de solidarité, d’empathie, loin de la fureur et de la frénésie de la civilisation du toujours plus, cette machine du diable qui dénature, uniformise, cybernétise et en définitive crée de la névrose. Nous sommes tous en manque d’affection, d’empathie bref, de nous sentir sécurisés dans un monde de plus en plus crisique(2).

Comment le néolibéralisme opère ?

Pour Pierre Bourdieu, le libéralisme est à voir comme un programme de « destruction des structures collectives » et de promotion d’un nouvel ordre fondé sur le culte de « l’individu seul mais libre ». Le néolibéralisme vise à la ruine des instances collectives construites de longue date, par exemple, les syndicats, les formes politiques, mais aussi et surtout la culture en ce qu’elle a de plus structurant et de ce que nous pensions être pérennes.(3)

Nous vivons une époque où le plaisir est devenu une priorité, où les carrières autrefois toutes tracées, se brisent sur l’écueil de la précarité., La vie est faite de contrats à durée déterminée qu’il faut constamment valider sous peine de basculer dans la détresse . Par ailleurs, on peut citer comme autre perturbation inédite, le développement de l’individualisme, la diminution du rôle de l’Etat, la prééminence progressive de la marchandise sur toute autre considération, le règne de l’argent, la transformation de la culture en modes successives, la massification des modes de vie allant de pair avec l’individualisation et l’exhibition des paraître, l’importante place prise par des technologies très puissantes et souvent incontrôlées, comme l’Internet et ses dérivés Ce sont autant d’éléments qui contribuent à l’errance de l’individu -sujet qui devient, de ce fait, une proie et partant une victime du néolibéralisme.

Déjà dans « Le Divin Marché », Dany-Robert. Dufour tente de montrer que, bien loin d’être sortis de la religion, nous sommes tombés sous l’emprise d’une nouvelle religion conquérante, le Marché ou le money-théïsme. Il tente de rendre explicites les dix commandements implicites de cette nouvelle religion, beaucoup moins interdictrice qu’incitatrice – ce qui produit de puissants effets de désymbolisation, comme l’atteste le troisième commandement : « Ne pensez pas, dépensez ! ». Nous vivons dans un univers qui a fait de l’égoïsme, de l’intérêt personnel, du self love, son principe premier. Destructeur de l’être-ensemble et de l’être-soi, il nous conduit à vivre dans une Cité perverse. (…). La liberté comme telle n’existe pas : il existe seulement des libérations (…). La condition subjective issue de la modernité est menacée. »(4)

« Un nouvel ’homme nouveau’’ écrit Dany Robert Dufour, voilà ce que le marché est en train de fabriquer sous nos yeux. En détruisant toute forme de loi qui représenterait une contrainte sur la marchandise, la dérégulation néolibérale provoque des effets dans tous les domaines.(…) Dépressions, troubles de l’identité, suicides et perversions se multiplient. Au point que le marché ne veut plus de l’être humain tel qu’il est. (…). Nous entrerons dans une cruauté inconnue consistant à vouloir modifier ce corps humain vieux de cent mille ans pour tenter d’en bricoler un autre. »(5)

Comment en est –on arriver à « fabriquer » cette victime consentante ? Dany Robert Dufour pense que le formatage de l’individu sujet consommateur sous influence, commence très tôt : « Déjà, écrit-il, la télévision généralise dès l’enfance la confusion entre le réel et l’imaginaire, le moi et l’autre, la présence et l’absence. Le néolibéralisme ne vise pas seulement la destruction des instances collectives construites de longue date (famille, syndicats, partis, et plus généralement culture), mais aussi celle de la forme individu-sujet apparue au cours de la longue période moderne. Le laminage des enfants par la télévision commence très tôt. Ceux qui arrivent aujourd’hui à l’école sont souvent gavés de petit écran dès leur plus jeune âge. (…) Les institutions scolaires, université incluse, accueillent donc des populations flottantes, dont le rapport au savoir est devenu une préoccupation très accessoire. (…). Plus rien alors ne pourra endiguer un capitalisme total où tout, sans exception, fera partie de l’univers marchand : la nature, le vivant et l’imaginaire. »(6)

L’épistémologie moderne s’appuie sur la science moderne qui conduit à l’objectivation du monde : tout comme l’héliocentrisme avait fait perdre à l’homme la place centrale qu’il occupait dans un univers clos, et les modernes égaré l’homme dans l’univers devenu infini, avec la mondialisation, rappelle Arjun Appadurai en citant Pascal, « Le centre est partout, la circonférence nulle part ». Du coup, l’homme perd ses repères ; il est, selon les mots de Charles Melman, « sans gravité ».(7)

« Pour Constantin von Barloewen cité par Evelyne Caralp, la culture traditionnelle est essentielle à l’être humain et, en aucun cas, elle ne doit être subordonnée à la technologie : « Dans une culture essentiellement archaïque, le lien entre les choses et les significations est également porté par le mythe et le sacré. Le sensoriel et l’utilitaire sont coulés dans le même moule et ne menacent pas de se scinder en ouvrant un gouffre, comme cela se passe dans la culture technique. […] »(8)

L’Aïd au temps du Web 2.0

Constantin von Barloewen s’interroge aussi sur ce qui de la dignité humaine peut échapper à la civilisation technique. La culture offre à l’homme du sens, un ordre adapté à ses questions immuables. Notre société technique ne peut pas répondre à ces questions car, non seulement elle n’en a plus le temps, mais elle s’en moque, prise ailleurs par l’intendance de l’économie globale. Le sujet est abandonné à lui-même. Constantin von Barloewen préconise la mobilisation d’une réflexion spécifiquement humaine, c’est-à-dire qui s’origine de l’histoire, de la mémoire, de la transmission, afin de réintroduire la dimension symbolique dans le fonctionnement de notre monde contemporain. Dimension symbolique que celui-ci évacue (9).

Parmi les dégâts importants qui ont été inoculés aux populations du Sud. Les prothèses identitaires induites par l’utilisation de la parabole qui a fait voler en éclat les cellules familiales (…) C’est une véritable instance d’intermédiation qui permet à l’internaute de s’évader au figuré d’un quotidien banal et sans perspective. Une autre conséquence de l’effritement des traditions religieuses et commence à inonder la blogosphère, est constitué par les voeux de l’Aïd que l’on s’envoie par SMS ou Internet avec des formules rituelles « importées » du Moyen-Orient. qui remplacent le « Saha aïdkoum » maghrébin et vieux de 1400 ans immortalisé par le regretté Abdelkrim Dali. Souvenons-nous de la contagion de la joie des belles journées, des prières communes, des rires des enfants tout beaux et fiers, habits neufs et bonbons pleins la bouche, les chaleureuses salutations aux voisins, à la famille.

François Villon en son temps se plaignait avec nostalgie du bon vieux temps. D’ailleurs le mot nostalgie veut dire retour d’un passé jugé avec indulgence.. « Dites-moi où, n’en quel pays…est Flora la belle Romaine.. Mais où sont les neiges d’antan ? ». Mutatis mutandis nous pourrions dire mais où sont les voeux de l’Aid d’antan ? Les sociologues devraient se pencher sur ce phénomène nouveau, la substitution symbolique du pardon à l’occasion de l’Aïd par un ersatz virtuel qui permet de faire par paresse et peut-être par calcul, « le minimum religieux » sans la contrainte de la rencontre physique.

Pire encore, les musulmans en terre étrangère sont astreints à un rituel de plus en plus vide concernant la pratique de l’Islam ; on apprend par exemple, que lors de la fête, les musulmans qui tiennent encore aux préceptes, achètent par Internet un mouton, le payent d’une façon anonyme et viennent récupérer une carcasse numérotée. Où est la symbolique du sacrifice rapportant le songe d’Abraham ?

On l’aura compris, nous allons inexorablement vers un délitement de toutes ces valeurs qui permettaient aux sociétés d’exister. Un autre exemple est donné par la lutte perdue d’avance par l’Eglise pour combattre une fête païenne : Halloween importée du temple du libéralisme, les Etats-Unis et qui fait des émules concurrençant la fête de Noël. L’Eglise crée, pour la circonstance, un slogan qu’elle pensait porteur : « Holy Winn ! », « le sacré vaincra ! » Il n’a pas vaincu… On le voit, la civilisation du Veau d’or aura raison de toutes les religions au nom du money-théisme. A titre d’exemple, quelle sera la forme de la société algérienne future avec cette disparition par pans entiers de pratiques, de traditions, de cultures qui ont mis des siècles et qui peuvent disparaître dans une génération si on ne fait rien pour résister à ce torrent impétueux de la mondialisation sans état d’âme.

Déjà en 1704, Bernard de Mandeville écrivait que « les vices privés font la fortune publique » ; il ne faisait qu’énoncer la morale perverse de l’Occident, qui régit aujourd’hui la planète. Elle est au coeur d’une nouvelle religion qui semble désormais régner sans partage, celle du marché : si les faiblesses individuelles contribuent aux richesses collectives, ne doit-on pas privilégier les intérêts égoïstes de chacun ?

Dany-Robert Dufour en présentant, les « dix commandements » inquiétants, qui résultent de la morale néolibérale aujourd’hui dominante, analyse les ébranlements qu’elle provoque dans tous les domaines : le rapport de chacun à soi et à l’autre, à l’école, au politique, à l’économie et à l’entreprise, au savoir, à la langue, à la Loi, à l’art, à l’inconscient. Et il démontre ainsi qu’une véritable anomie culturelle est en cours qui nous mènera au chaos. Sous les coups de boutoir de la post-modernité, la civilisation telle que nous l’avons connue risque de disparaître rapidement. On ne devrait cependant, jamais oublier que des civilisations millénaires peuvent s’éteindre en quelques lustres.

La foi, disait Garaudy, s’est refroidie en rites. « Pouvons-nous laisser l’espace critique, écrit Dany Robert Dufour, si difficilement construit au cours des siècles précédents, se volatiliser en une ou deux générations ? ». La question nous est posée.

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