L’or pieux du hadj
Des tunisiens ont embrassé leurs proches au terminal 2 de l’aéroport de Tunis-Carthage pour faire le voyage de leur vie, le grand pèlerinage annuel à La Mecque, cinquième pilier de l’islam que tout croyant est tenu de réaliser une fois dans sa vie. Ils sont les premiers des 9000 Tunisiens qui volent en ce moment vers les lieux saints de l’islam, La Mecque, ville de la Kaaba où Dieu aurait fait chuter la Pierre noire pour montrer à Adam et Eve où Lui dresser un autel, et Médine, la cité où le prophète Mohammed a trouvé l’asile et son dernier repos. Pour chacun, il s’agit d’en revenir pur « comme le jour où sa mère l’a mis au monde », dit le hadith (parole du Prophète) rapporté par Boukhari. Guidés par des imams, encadrés par des équipes médicales, ils partageront pendant près d’un mois des chambres de cinq à six personnes pour accomplir les différents rites. Car, si certains pèlerins fortunés ont pu louer les services d’agences privées pour prier dans les meilleures conditions, l’essentiel des voyageurs est pris en charge par le ministère tunisien des Affaires religieuses, qui a fixé le 11 août le prix du séjour (visa, vol et hébergement compris) à 7 730 dinars (3 362 euros). Une somme considérable, équivalente à près de deux années de salaire minimum dans ce pays. « Traditionnellement, il s’agissait très souvent de l’épargne de toute une vie, d’autant qu’il est prescrit que la dépense ne prive pas la famille ou le commerce de ses ressources », souligne Omar Saghi, commissaire de l’exposition « Hadj, le pèlerinage à La Mecque » à l’Institut du monde arabe de Paris, et auteur de Paris-La Mecque.
Sociologie du pèlerinage (PUF, 2010)
« Il incombe aux hommes, à celui qui en possède les moyens – d’aller, pour Dieu, en pèlerinage à la Maison [La Mecque]. » L’injonction coranique à accomplir le hadj exige d’emblée du pèlerin les moyens physiques, politiques et bien sûr économiques de réaliser ce voyage. À l’époque où le Prophète transcrivait le Message divin, entreprendre ce périple était une longue entreprise qui devait être préparée minutieusement et qui, se faisant à pied, à cheval ou en chameau, pouvait durer des mois parfois sans retour. « Depuis la modernisation des transports, avec l’arrivée du chemin de fer au XIXe siècle puis de l’aviation au XXe siècle, et avec l’industrialisation du pays par les Saoud, l’organisation et la pratique du hadj se sont progressivement rapprochées de l’industrie touristique », explique Saghi. Via les aéroports de Médine ou Djeddah, les lieux saints ne sont plus qu’à quelques heures de vol de n’importe quel point de la planète et, alors qu’il fallait jadis abandonner ses activités pendant une longue période, il suffit aujourd’hui de poser quelques semaines de congés payés. L’engagement économique personnel ne revêt plus la même importance.
OSTENTATOIRE. Certes, le pèlerinage demande encore une longue préparation. Au Maroc, les candidats au hadj s’inscrivent plus d’un an à l’avance et doivent attendre les tirages au sort pour savoir s’ils partiront, les places étant limitées par le système de quotas qu’impose l’Arabie Saoudite à chaque pays. Les chanceux s’acquittent des frais au début de l’année de départ (44300 dirhams,
soit 3 940 euros en 2014 pour le voyage organisé par le ministère marocain des Habous et des Affaires islamiques). De la prise en charge complète des plus indigents – comme au Bangladesh, où le Trésor finance 1534 des 98800 pèlerins cette année à la négociation par les gouvernements de tarifs de groupe, en passant par des politiques de subvention, les États musulmans cherchent à faciliter
financièrement la pieuse obligation. L’Algérie a ainsi décidé, pour la première fois cette année, de subventionner à hauteur de 24 000 dinars (230 euros) le séjour de ses 28 000 pèlerins, sur un forfait de base de 321000 DA pour vingt jours. Une aide qui vient à point nommé couvrir la hausse de 25 000 DA du prix du package observée par rapport à l’an dernier.
À La Mecque, les grands travaux en cours pour agrandir l’enceinte sacrée, moderniser les infrastructures et mettre aux normes internationales le parc hôtelier ont imposé une restriction des quotas accordés et fait grimper les coûts d’hébergement. Une hausse régulière qui fait grincer des dents les humbles aspirants au pèlerinage du monde entier. Les plus aisés n’en ont cure. À Londres, l’agence Elkaadi Tours propose ainsi dix-sept jours de hadj au tarif de 8625 euros par personne en chambre double. À ce prix-là, le dévot bourgeois logera dans un cinq-étoiles, au Rotana de La Mecque et à l’intercontinental de Médine. U jouira d’une tente VIP sur le site de Mina, bénéficiera des services d’un guide, d’une voiture climatisée, de buffets royaux, etc. « Une manière de pratiquer le hadj qui fait aussi partie d’un nouveau standing ostentatoire conservateur. Certains pèlerins fortunés le combinent d’ailleurs avec un séjour à Dubaï ou aux Maldives, ou même à Jérusalem, en Israël ! » raconte Saghi.
COMPTABLES. Les amis bien placés peuvent être utiles pour obtenir le précieux visa, le gouvernement et le réseau diplomatique saoudiens en accordant chaque année des milliers à des personnalités locales, en sus des quotas imposés. Pieusement ou de manière intéressée, ces privilégiés les redistribuent à leur clientèle. « Une année, le Premier ministre libanais Saad Hariri en avait reçu 10000 à lui seul, alors que les quotas nationaux étaient de 3 000 sunnites, 3 000 chiites et 2 000 Palestiniens », rappelle Fadi Sukkari, professeur d’anglais à l’université arabe de Beyrouth. À 44 ans, ce père de cinq filles s’est déjà rendu huit fois à La Mecque pour quatre oumra (petit pèlerinage qui peut s’effectuer tout.
Objectif de sécurité
Le pèlerinage à La Mecque est un défi logistique, sécuritaire et sanitaire. On attend près de 2 millions de pèlerins autour du 10 Dûl-Hijja, le dixième jour du douzième mois lunaire qui marque l’Aïd al-Adha, la fête commémorant le sacrifice d’ibrahim (Abraham pour les juifs et les chrétiens). Confronté ces dernières années à des épidémies diverses (sras, H1N1), le ministère saoudien de la Santé a mis en place des mesures de précaution contre Ebola – quarantaine avant le départ, suivi médical jusqu’à l’embarquement et à l’arrivée à Djeddah -, avant même d’écarter les ressortissants des trois pays d’Afrique de l’Ouest les plus touchés par la fièvre (la Guinée, la Sierra Leone et le Liberia). Grâce à l’appui des plus grands spécialistes
mondiaux des parcs d’attraction, l’organisation et la fluidité des déplacements ont été optimisées. Les engorgements et les paniques se sont réduits avec la construction du pont Jamarat, décidée après le désastre de 2006, quand 362 personnes avaient trouvé la mort dans une bousculade autour des stèles représentant le diable que les pèlerins lapident. La sécurité, elle, a été confiée à un centre de commandement et de contrôle qui supervise les efforts de la Garde nationale, de l’armée, de la police et de la protection civile. Cette année, 15 000 sapeurs issus de cette dernière, ainsi que 60 000 militaires, sont mobilisés. S’y ajoutent 2000 caméras de surveillance et des outils biométriques, dont des cartes à puce permettant de suivre les pèlerins à la trace. Cela limite le nombre de clandestins et les risques d’attentat. Depuis la prise d’otages de 1979 et la répression de manifestants iraniens en 1987 (qui avait provoqué entre 400 et 2 000 morts, selon les sources), le terrorisme est la première hantise du royaume, qui entend sauvegarder son prestige aux yeux des « invités de Dieu »
Youssef Aït Akdim
Prend ses congés au moment du hajj, et deux de ses amies l’accompagnent. « J’aime La Mecque. Je m’y sens tout près du prophète Mohammed – PSL [paix sur lui]. » Depuis 2008, elle choisit systématiquement la formule étatique. « Je n’ai jamais eu de problème. C’est bien organisé, et on est logé dans de bons hôtels », témoigne-t-elle.
Menus frais. Cette année, le montant du forfait demandé par l’État s’élève à 2,45 millions de F CFA. Ce qui inclut notamment un pécule reversé aux pèlerins une fois sur place pour leurs menus frais. Dans le privé, certains forfaits avoisinent ce montant. Mais des formules plus luxueuses peuvent atteindre 5 millions de F CFA, voire davantage. Aliou Ndiaye, lui, n’aura pas à puiser dans ses économies. Un proche haut placé l’a nommé au sein de la commission administrative du pèlerinage. À 61 ans, ce sera la première fois que cet habitant de Mbour visitera les lieux saints. Il sera chargé d’encadrer les pèlerins. Pour l’heure, il avoue être dans le flou quant au déroulement de sa mission Bamba Samb, en revanche, ne partira pas. Mais il connaît bien les démarches pour les avoir souvent effectuées pour son père, aujourd’hui décédé. Il se rappelle, non sans ironie : « Quand on était jeunes, on déplorait ces dépenses. À nos yeux, c’était du « Regardez-moi J’ai de l’argent ! » Une fois en âge de travailler, Bamba Samb s’est mis à économiser pour offrir le voyage à sa mère, devenue « hadja » en 1992. « Mais pour le moment, je regarde les autres partir… »
Le budget nécessaire au hajj n’a cessé de gonfler. En 1978, Ousmane, un ami de Moussa Soumaré, avait versé 750 000 F CFA. Vingt ans plus tard, il s’était acquitté de 1,7 million de F CFA. Cette année, en comptant les cadeaux pour ses proches, Moussa Soumaré estime son budget global à 4 millions de F CFA. Pour les voyagistes privés, dont le nombre progresse d’année en année, le
pèlerinage est un business lucratif. Ce qui pose le problème de l’habilitation et de la compétence des prestataires. Selon le Commissariat général, le nombre de demandes d’agrément reçues au 15 avril était de 98, contre 28 en 2013. Chaque année, des voyagistes sans scrupule provoquent la colère des pèlerins : retards dans les vols de retour, défaut de prestations, avec des Sénégalais livrés à eux-mêmes en Arabie Saoudite. « Qui se lève le matin va à La Mecque et revient veut devenir un voyagiste privé », ironisait Safiétou Seck Diongue, la présidente du Consortium des organisateurs privés pour le hadj et oumra (Cophom). Avec l’Union nationale des organisateurs privés pour le hadj la oumra (Unophom), le Cophom milite pour l’assainissement du secteur, où les nouveaux arrivants sont loin de présent toutes les garanties requises. « Il faut une bonne dose de moralité et d’expérience pour être un organisateur privé du hadj rappelle la responsable du consortium, la demande des autorités saoudiennes, 1 voyagistes sont soumis cette année à une obligation : présenter pour chaque pèlerin un triple contrat (transport, logement et restauration) garantissant leur pris en charge. Une exigence soutenue par Mankeur Ndiaye, le ministre des Affaire étrangères et des Sénégalais de l’extérieur selon qui « le gouvernement ne va pas laisser des gens qui ne sont mus que par l’appât du gain saboter le pèlerinage »
Source-Mehdi Ba : Jeune Afrique