Cinq années après son décès, l’évocation de la vie exceptionnelle d’Abdessalam Yassine (1928-2012) nous invite à redécouvrir ce qu’a été la quintessence de son témoignage et se rappeler le centre unifiant de son héritage. Il fut l’un des hommes du 21è siècle qui sut, le mieux et le plus solidement, enseigné et pratiqué la quête « radicale » de Dieu dans la lignée des grands maîtres de la spiritualité musulmane. Il laissa parmi nous une odeur de sainteté et de « bel-agir » qui continue d’inspirer des hommes et des femmes à travers le monde.
C’est pour faire connaître cet héritage, pour que s’éveillent des vocations, que nous avons pris le dessein de livrer au public, par le biais de cette série de témoignages, une introduction à ce que fut l’œuvre de cet homme de Dieu. Un héritage de dimension universelle qui s’adresse non seulement à des Musulmans en soif de spiritualité, au-delà des religiosités de surface et des « engagements » en tous genres, mais à tout homme et à tout l’Homme car dans le cœur de chaque homme, Dieu a déposé cette soif de la transcendance et la vocation de Le chercher.
Un homme en quête de Dieu
Abdessalam Yassine fut un intellectuel polyglotte, un érudit en sciences religieuses, un commis de l’Etat fraîchement indépendant, un pédagogue connu et reconnu qui contribua largement à la fondation du système éducatif en construction dans son pays d’origine… Mais une soudaine angoisse existentielle surgit en lui et lui fit éprouver le besoin d’expérimenter la connaissance de Dieu au sens à la fois doux et radical du terme.
En vérité, Dieu invite l’Homme à Lui, mais sa nature et sa culture résistent. Et tout le combat pour la rectitude et pour l’élévation morale et spirituelle se joue sur ce terrain dans le but de se libérer du joug d’un ego subtil et de se rétablir dans sa condition originelle et sa prime nature.
L’expérience de Dieu : mettre son ego sur la table
« …Mon Serviteur ne se rapproche pas de Moi par quelque chose qui Me soit plus agréable que l’accomplissement de ce que Je lui ai prescrit et Il ne cesse de se rapprocher de Moi par des œuvres surérogatoires, jusqu’à ce que Je l’aime. Et, quand Je l’aime, Je suis son ouïe par laquelle il entend, sa vue par laquelle il voit, sa main avec laquelle il saisit et son pied avec lequel il marche. S’Il M’adresse une demande, en vérité, Je l’exauce, s’il cherche refuge auprès de Moi, certes, Je le lui accorde ! Rien de ce que J’accomplis ne me fait autant hésiter que de retirer l’âme du croyant qui abhorre la mort, à laquelle il ne peut pourtant se soustraire ; Il me répugne de l’affliger ».
Ce propos divin qui décrit la relation sublime qui unit l’Homme à Son Créateur (walaya), exprime avec une clarté singulière ce qui fait le sens et la finalité de l’expérience de Dieu dans la tradition spirituelle musulmane. Une relation particulière qui ne manqua pas d’interpeller Abdessalam Yassine au point de le faire renoncer à tout pour transformer sa vie et cheminer jusqu’au bout de cette quête. Ce que le grand mystique Ibn ‘Atâ i-Llâh as-Sakandarî exprimait dans l’une de ses sagesses en disant « Sors de tout caractère humain contraire au statut de ta complète servitude, afin que de la sorte tu répondes à l’appel du Vrai, et que tu sois proche de Sa présence »
Désirer Dieu et faire de ce passage éphémère sur Terre l’occasion de se rapprocher de Lui pour goûter aux saveurs de Son Amour, constituent dans la tradition islamique ce que devraient être la vocation de l’Homme et la visée de sa destinée. C’est dans cette tradition d’inspiration divine que tout l’islam se résume, l’islam comme expérience personnelle de Dieu et non comme engagement rationnel, intellectuel, rituel ou politique. Cette entreprise, qui constitue la réponse la plus sublime et la plus parfaite à l’invitation que Dieu fait à l’Homme, n’est possible et n’est accessible qu’au prix d’une volonté de fer permettant de ne chercher que Dieu seul et Le chercher jusqu’au bout et jusqu’au dernier souffle de son existence…
Dans la longue histoire spirituelle de l’Humanité, peu de gens se sont distingués par ce courage exceptionnel qui nécessitait de mettre son ego sur la table. En effet, cette invitation divine se fait dans un contexte d’épreuve et contre une nature humaine et contextuelle qui résiste, qui empêche le déploiement complet de la volonté et qui parasite l’épanouissement de cet élan vers Dieu. Car Il s’agit pour reprendre une notion coranique au cœur de la pensée yassinienne, de « foncer sur les sommets », de gravir une pente complexe, telle que cette percée vers Dieu est décrite dans la sourate de la Cité.
« La parole de Dieu reprend l’Homme à même son milieu familier ; une cité, un prédicateur qui prêche Dieu et son origine biologique. Rien que de très concret, l’homme incarné ne peut partir à la recherche des transcendances s’il est mal situé dans le monde et instable par rapport à une société, à une famille, à un guide qui lui révélât la vérité » (Abdessalam Yassine, La révolution à l’heure de l’islam, page 50).
La sourate « la cité » nous présente cette progression simultanée en haut et en avant sous forme d’une pente qui défie la force de l’homme appelé à dépasser toutes les pesanteurs pour parvenir à sa plénitude, pour rencontrer Dieu.