Le « crime du siècle » pourrait bien faire échouer le « deal du siècle » et l’ensemble de la stratégie des États-Unis au Moyen-Orient.
Le « crime du siècle » – l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi dans le consulat de son pays à Istanbul – n’a pas seulement porté atteinte au prince héritier Muhammad Bin-Salman (MBS), le principal suspect accusé d’avoir commandité le meurtre et d’avoir envoyé un escadron de la mort composé de 15 membres, dont de proches collaborateurs, pour le mener à bien. Ce crime a également porté gravement atteinte à des éléments clés de la stratégie américaine au Moyen-Orient, notamment le dit « accord du siècle » visant à liquider la cause palestinienne, imposer un siège sur l’Iran et tenter de réduire les prix du pétrole.
La plus grande erreur commise par le président Donald Trump et son gendre Jared Kushner en élaborant cette stratégie est d’avoir fait du prince Bin-Salman son principal pivot. La corde de l’acte d’accusation se resserrant sur le cou de MBS, cette stratégie est confrontée à la possibilité d’un effondrement total, si elle ne s’est pas déjà effondrée.
Trump et Kushner ont été placés dans une position difficile par la conclusion largement diffusée de la CIA, basée sur des enregistrements audio fournis par la partie turque selon laquelle le meurtre de Khashoggi a été ordonné par MBS lui-même. Les deux hommes cherchent désespérément à faire en sorte que le prince héritier saoudien reste au pouvoir et ils ont cherché à reprendre à leur compte le récit officiel saoudien dans lequel il nie avoir joué un rôle dans l’affaire et en accusait plutôt le chef non identifié du groupe.
Les Turcs ont poursuivi une stratégie soigneusement calculée visant à maintenir le crime dans les gros titres et à en faire un problème international et national américain. Ils ont astucieusement fourni à la directrice de la CIA, Gina Haspel, des enregistrements attestant comment le meurtre avait eu lieu dans les bureaux du consul général d’Arabie saoudite, Muhammad al-Otaibi. Selon les enregistrements, le consul avait demandé aux auteurs du crime de se débarrasser rapidement du corps et de nettoyer toutes les preuves qui pouvaient les incriminer, avant de quitter Istanbul pour éviter d’être arrêté ou interrogé – même s’il ne va apparemment pas pouvoir éviter d’être tenu pour responsable et condamné.
Quiconque connaît l’Arabie saoudite (et la plupart des autres États arabes de la région) comprendra que commettre un tel crime de cette manière et envoyer une équipe de 15 hommes à bord de deux avions privés pour le mener à bien, y compris un pathologiste et un toxicologue équipé d’injections sédatives, d’un acide corrosif et d’une scie à os électrique – n’aurait pu se produire sans une planification préalable. Ni sans instructions claires d’une des plus hautes personnalités du rang de Muhammad Bin-Salman, le dirigeant de facto du royaume.
Même lorsque des assassinats sont commis par des pays qui se disent démocratiques – tels qu’Israël et divernt qu’ils pays européens et occidentaux – ces meurtres doivent être sanctionnés et officiellement approuvés par le chef de l’État ou du gouvernement. Comment cela peut-il ne pas être le cas dans les pays dirigés par un seul homme qui contrôle tous les leviers du pouvoir, veut se venger de tous ses adversaires – qu’ils soient dans le pays ou exilés, princes ou roturiers – et se croit au-dessus de toute loi ou la responsabilité parce qu’il a de l’argent, dans les centaines de milliards ?
Les efforts résolus de Trump visant à absoudre le prince héritier saoudien semblent peu probables de réussir, à présent que la question a été examinée par le Congrès et que la CIA a présenté un point de vue différent de celui de la Maison-Blanche. La convocation du directeur de l’agence afin de témoigner devant le Congrès, contrôlé par les démocrates, semble inévitable et pourrait être imminente.
Ce point de vue est renforcé par le fait que certains des meilleurs « amis » de MBS ont commencé, directement ou indirectement, à l’abandonner.
Il a été noté que le prince héritier d’Abou Dhabi, Muhammad Bin-Zayed, ne l’avait pas rencontré lors de sa dernière visite à Riyad, il y a une semaine. Muhammad Bin-Salman n’a pas, comme on s’y attendait, assisté à l’audience du visiteur émirati avec le roi Salman. Cela est particulièrement frappant, compte tenu de l’alliance étroite et des relations privilégiées entre les deux hommes.
Le roi Abdallah de Jordanie a également renvoyé Basem Awadallah de son poste d’envoyé spécial en Arabie saoudite. Awadallah était considéré comme l’un des plus importants conseillers en matière économique et politique de MBS, ainsi que son ami personnel. La Cour royale jordanienne n’a donné aucune explication concernant le limogeage d’Awadallah. Mais de nombreuses sources s’accordent à penser qu’une telle démarche n’aurait pas été prise si le monarque jordanien avait à sa disposition des informations, selon quoi le prince héritier saoudien échapperait à la « malédiction de Khashoggi » et resterait à son poste. Il fait noter que le roi de Jordanie a pris sa décision immédiatement après son retour d’une visite à Washington, où il a rencontré des responsables américains de divers rangs, notamment le secrétaire d’État Mike Pompeo.
Le fait autorités saoudiennes aient reconnu que le corps avait été démembré et confié à un collaborateur local et qu’elles en ont fait porté la responsabilité au chef adjoint des services de renseignement, Ahmad al-Asiri, au consul saoudien à Istanbul ou même au commandant de l’escadron de la mort confirme que toutes les fuites turques sur l’incident étaient exactes – et que les déclarations saoudiennes officielles successives, au nombre de plus de dix, étaient des mensonges. Leurs tentatives pour nier leur responsabilité étaient à la fois confuses et totalement incompétentes.
L’affaire du « crime du siècle » restera ouverte pendant des semaines et peut-être des mois à venir, et l’étau se resserre autour de Muhammad Bin-Salman. Nous ne pouvons pas être d’accord avec son ministre des Affaires étrangères, Adel al-Jubeir, qui insiste sur le fait qu’il s’agit d’une affaire pénale qui ne devrait pas être politisée. Si ce n’est pas un crime politique, qu’est-ce que c’est ? Est-ce que Jamal Khashoggi, par exemple, était un épicier ou un poissonnier dans un marché de Riyad, décédé des suites d’un vol à main armée ou d’une querelle avec le boucher du coin ?
Même si Muhammad Bin-Salman est démis de ses fonctions, les relations américano-saoudiennes ne seront pas affectées. Il n’y a pas un seul prince à la Chambre des Saoud qui veuille rompre la relation établie, il y a 70 ans, avec les États-Unis ou chercher d’autres solutions. Ce n’est pas parce que de telles alternatives n’existent pas. C’est parce que le coût d’une telle décision serait exorbitant pour la famille dirigeante.
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