MAROC, LA NOUVELLE PUISSANCE

le Roi reprend en main la formation des imams

Sursaut. Face aux fondamentalistes, le Maroc promeut un islam du «juste milieu». Reportage à l’institut Mohammed-VI de Rabat.

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL, LUC DE BAROCHEZ

Le Maroc s’est donné une mission: prévenir le choc des civilisations. «Tandis que le monde lutte contre la force terroriste, nous, nous luttons contre l’esprit terroriste », confie Abdeslam Lazaar. Ce professeur à la voix douce, vêtu d’une djellaba blanche, dirige l’institut Mohammed-VI de formation des imams, aumôniers et prédicatrices, à Rabat. Son centre instruit des jeunes gens venus de France et de toute l’Afrique occidentale, avant de les renvoyer dans leur pays prêcher une religion de paix et d’amour. Face au djihadisme, l’institut promeut un islam du «juste milieu», ouvert et tolérant. Le Maroc a compris qu’il y allait de sa propre sécurité aussi bien que de l’avenir de son idéal de coexistence.

 

Mixité. L’institut Mohammed-VI accueille chaque année à rabat 1300 etudiants, parmi lesquelles 150 femmes. Elles ne seront pas imams, mais prédicatrices

Un défi vital au moment où 58 % des Européens voient dans l’islam une menace. Témoignage de l’écho que les efforts marocains suscitent, le pape François a été reçu à l’institut lors de son séjour au Maroc, fin mars.

Le bâtiment principal, récemment construit, respecte l’architecture traditionnelle. La cour, baignée de soleil, est bordée de colonnes ornées de mosaïques de faïence colorées. A l’étage, on entend un groupe de femmes psalmodier le Coran – un chant inimaginable au Moyen-Orient, où cette activité est réservée aux hommes.

L’institut, créé en 2004, a été ouvert aux étudiants étrangers en 2015. Il en accueille 1300 venus de 11 pays, dont 150 femmes, qui y côtoient les étudiants marocains. Conformément à un accord officiel franco-marocain signé il y a trois ans, une cinquantaine de Français y sont scolarisés chaque année. Ils sont sélectionnés par l’Union des mosquées de France, une association dirigée par Mohammed Moussaoui, un ancien président franco-marocain du Conseil français du culte musulman.

Culture juive. Morgan Gallet, la trentaine, est un Français converti à l’islam, originaire de Lens, dans le Pas de-Calais. Il a décidé de devenir imam après les attentats de 2015 à Paris. «Ici, nous acquérons des compétences, ce qui est important, mais aussi un état d’esprit, celui de la tolérance et du dialogue», dit-il. Il aura bientôt achevé sa formation et compte exercer en France, «là où il pourra être utile», sans doute à Lens.

L’institut propose, après une première année d’apprentissage de l’arabe pour ceux qui ne le maitrisent pas bien, une formation de trois ans conçue pour doter les étudiants d’un solide bagage intellectuel. Ils y apprennent les sciences islamiques, les sciences humaines « et aussi la culture juive et une introduction au christianisme», précise Abdeslam Lazaar. Chacun apprend à prêcher dans sa langue. «Nous formons des Français pour la France, des Marocains pour le Maroc, des Maliens pour le Mali, etc., toujours dans le cadre d’un accord d’Etat à Etat», ajoute-t-il.

La Franco-Marocaine Asmae, 29 ans, une ex-responsable commerciale venue de Nîmes (Gard), loue l’«enseignement de qualité» qu’elle reçoit à Rabat ainsi que le «cadre agréable» et le fait d’être nourrie et logée – à quoi s’ajoute une bourse mensuelle de 200 euros versée par l’institut à chaque étudiant. Asmae s’est heurtée à Nîmes à la difficulté de trouver des enseignants aptes à répondre à ses attentes. « J’avais une exigence intellectuelle», explique-t-elle. L’institut ne forme pas de femmes imams, mais des prédicatrices. «Cela veut dire qu’on ne peut pas guider la prière, mais on peut prêcher et s’engager

L’islam traditionnel marocain, qui suit le rite malékite, a perdu du terrain depuis plusieurs décennies face à une interprétation ultrarigoriste de l’islam, le wahhabisme, qui s’est répandue dans les couches populaires marocaines par le biais d’imams venus du Golfe ou d’Egypte, des chaînes de télévision saoudiennes et des réseaux sociaux. Le roi Hassan II, père du monarque actuel, Mohammed VI, avait lui-même favorisé celle i m plantation dans les années 1980 pour affaiblir l’opposition de gauche.

Encadredment : a la tete de l’institut, le professeur Abdeslam Lazar s’est fixé pour objectif de lutter contre l’esprit terroriste.

Tout a changé avec le coup de tonnerre de 2003, le « 11 Septembre marocain ». Une douzaine de jeunes terroristes se réclamant d’Al-Qaeda perpétrèrent une série d’attentats contre des restaurants et un centre communautaire juif à Casablanca, tuant 33 personnes. Mohammed VI comprit que l’approche sécuritaire ne suffirait pas à elle seule et qu’il lui fallait porterie combat sur le terrain religieux. S’appuyant sur la légitimité de son autorité spirituelle – il est le Commandeur des croyants – et de descendant du Prophète, il engagea une profonde réforme des affaires religieuses. La gestion des lieux de culte fut soumise à un contrôle étroit, un Conseil supérieur des oulémas, seul habilité à prononcer des fatwas, fut institué, les imams furent repris en main et leur formation verrouillée.

Internet, un «trou noir». «Avant, n’importe qui pouvait utiliser n’importe quel espace, même des caves ou des garages, comme lieu de culte, se souvient Mohammed Benhammou, président du Centre marocain des études stratégiques. L’Etat a éradiqué ces espaces autoproclamés. Il n’y a plus que des mosquées construites selon des normes précises avec des instructions claires. C’est complété par un travail de fond sur les écoles coraniques, les manuels scolaires, la jurisprudence islamique, pour rendre à la religion sa sacralité et lui redonner la place qui doit être la sienne, loin de toute exploitation politique. En outre, le Maroc fait un travail énorme pour ne pas laisser Internet se transformer en trou noir qui offrirait une aubaine aux djihadistes pour la propagation de leur discours radical. La formation des imams n’est qu’un élément parmi d’autres.»

Les terroristes continuent à frapper de façon sporadique, comme le 17 décembre 2018, lorsque deux jeunes femmes scandinaves pratiquant la randonnée furent égorgées dans un site reculé du haut Atlas. «Nous sommes confrontés à des actes beaucoup plus isolés, dus à des individus pas forcément liés à une structure ou une organisation, analyse Mohammed Benhammou. Nous allons devoir gérer ce phénomène pendant encore au moins une décennie.»

Entrisme. La réforme religieuse, impulsée d’en haut, se heurte à de vives oppositions parmi une mouvance islamiste aux multiples ramifications. Rien qu’en février, la police marocaine a fermé une dizaine de lieux de culte et de réunion de l’association Justice et bienfaisance. Cette confrérie, illégale et pourtant tolérée, a des ramifications en Europe et tente de s’implanter en Afrique de l’Ouest. Elle prône un « califat » islamique et vitupère la «dépravation» de la société et le «despotisme» de ses gouvernants.

Des associations proches du Mouvement de l’unicité et de la réforme, le bras idéologique du Parti de la justice et du développement (PJD), utilisent aussi le programme national de lutte contre l’analphabétisme pour faire de l’entrisme dans les mosquées. Or l’Agence nationale contre l’illettrisme relève du chef du gouvernement, Saad Dine el-Otmani, lui-même membre du PJD… Particularité du système marocain, le Premier ministre n’a pas d’autorité sur le ministère des Affaires islamiques, qui dépend du Palais. Son titulaire, Ahmed Toufiq, dispose d’une cartographie détaillée des mosquées et d’une base de données informatisée lui permettant de suivre au quotidien chacun des quelque 52 000 imams et préposés religieux. Si jamais un dérapage se produit, l’imam est frappé par une sanction qui peut aller jusqu’au limogeage. Depuis quelques années, les imams marocains sont aussi tenus de participer à des séances de perfectionnement dispensées par des théologiens de haut niveau dans l’institut d’Abdeslam Lazaar. «Nous corrigeons et nous approfondissons leur compréhension de l’islam», explique ce dernier.

Attractivité : l’institut ne cesse de s’agrandir. Plusieurs pays européens ont manifesté leur intérêt pour son programme de formation.

Pour organiser toute cette activité, le centre de formation continue de s’agrandir. Un nouveau bâtiment, le troisième, vient d’ouvrir ses portes. Une chaîne de télévision diffuse les cours par satellite, auprès d’un public plus large, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. En Europe, après la France, la Belgique, les Pays-Bas, l’Italie et l’Espagne ont manifesté ont leur intérêt pour le programme de formation. Pour le Maroc, il s’agit d’un combat de longue haleine, encore loin d’être gagné.

Le Point 2445 du 11 juillet 2019 page 52-54