Défini comme étant l’essence et la réalité de l’islam par les savants musulmans traditionnels, le tassawuf, que l’on traduira par soufisme, est une voie spirituelle universelle qui rend accessible le modèle prophétique de développement d’une personnalité saine connectée à Dieu et d’une communauté saine.
Cette voie implique un travail sur trois axes : la clarté de la vision, la pureté des cœurs et l’harmonie dans les relations. Ce dont il s’agit ici fondamentalement, c’est de permettre aux êtres humains de se développer et de s’épanouir afin de recevoir toujours plus pleinement la lumière divine.
Répondre à l’appel de leur Seigneur (appel vertical) tout autant qu’aux besoins de leur contexte (alliance horizontale), voilà, dans le soufisme, le chemin des individus vers leur plein potentiel.
Le contexte dans lequel nous évoluons et dans lequel évolue donc le soufisme de nos jours, est marqué par un individualisme qui s’empare de toutes les dimensions de l’existence et finit, en s’absolutisant, par tout détruire.
Cet individualisme consumériste et matérialiste est symptôme d’un malaise profond au cœur même de la modernité. Il est symptôme d’une atteinte portée à l’humain jusque dans ses dimensions relationnelles et spirituelles, elles aussi colonisées par l’individualisme moderne.
C’est pris dans ce courant mortifère que le soufisme, qui se voulait conservatoire de la lumière prophétique, est devenu au fil des siècles un courant replié sur lui-même, tendant à favoriser chez ses adeptes une sorte d’égocentrisme, d’égoïsme, de narcissisme, de repli sur soi.
Il faut prendre toute la mesure de la contradiction : dans un monde qui brûle par son manque criant de spiritualité, le soufisme, en mettant l’accent de plus en plus exclusivement sur les états intérieurs du cheminant, sur son chemin propre, risque de se faire complice de cette tyrannie de l’intimité, pour reprendre les termes du sociologue Richard Sennett, de cet individualisme à outrance de la modernité, d’une certaine forme de quête narcissique du moi.
Ainsi assiste-t-on à l’émergence de “clubs soufis” se concentrant sur ce qu’on y appelle “l’initiation”.
Mais de quoi est-il vraiment question dans cette initiation ? Y est-il fondamentalement question de vérité, d’un service de la vérité, de son partage, de sa transmission ? Ou est-ce plutôt comme si la forme de la transmission dite initiatique, ses codes, ses places et ses rôles, ses détails, l’emportaient au détriment du fond, du sens, de la sagesse ? A défaut de n’être pas ou plus directement connectés au noyau des sources révélées, ces individus, davantage en quête de spiritueux subtils que de spiritualité, s’adonnent à des pratiques dont il faut mettre en évidence la contradiction profonde.
Dans ce soufisme-là, on est à la recherche exclusive de son propre accomplissement, mais on ne l’est qu’en se soumettant en même temps à un ensemble de codes et de pratiques qui, loin, de nous mettre au travail, et d’abord à un travail portant sur notre intention fondamentale, nous mène loin de nous-mêmes.
On se focalise sur des terminologies mais qui sont déracinées, on répète alors des formules creuses. On est en train de réinventer de nouveaux dogmatismes qui nourrissent illusoirement le sentiment d’être inscrit dans un chemin.
Ce soufisme dit initiatique consiste ultimement à faire du cheminement spirituel un cheminement initiatique. Les chaînes de transmission, les pratiques de récitation et d’invocation y sont présentées comme le cœur même du soufisme. L’initiation spirituelle ne se vit plus qu’au travers des rites, des pratiques et des mouvements effectués lors des cercles spirituels.
Pour parler comme Chogyam Trunga qui interroge de la même façon la quête individualiste du maître dans certaines pratiques du bouddhisme, on est clairement ici dans une forme de nouveau matérialisme spirituel au sein duquel il ne s’agit pas tant de se dépouiller que d’accéder à, d’acquérir, de posséder pour soi-même (ce que, nécessairement en ce sens, les autres n’ont pas).
L’obtention de secrets, l’autorisation de faire telle ou telle invocation, tout cela peut en ce sens nourrir l’illusion que l’on est bel et bien en cheminement. Mais loin de résulter en un véritable dépouillement, on se perd plutôt dans le jeu des codes initiatiques et on cherche à posséder quelque chose, à acquérir. On est plus que jamais au cœur de l’individualisme, dans l’ordre de l’avoir.
Nous sommes ici en pleine contradiction et cette contradiction prive les adeptes du véritablement cheminement spirituel car en réalité, le cheminement se fait sur un tout autre terrain.
Par Shaykh Hamdi ben Aissa qui remercie l’ensemble de ses étudiants qui travaillent à la retranscription de ses enseignements. Parmi eux, Thalia Archaoui et Félix Sayd pour leur travail de retranscription et de rédaction, ainsi que Siham Lamti, Raphaël Gély et Mahdi Gabriel Rouani pour leur travail de relecture.