Selon les données de l’OMS, 80 % de la population africaine a recours à la médecine traditionnelle pour répondre à leurs besoins en matière de soins. Cela pourrait amener à croire que le tradipraticien est un acteur de santé publique reconnu et valorisé. Pourtant, l’activité du praticien reste très peu réglementée dans plusieurs pays d’Afrique francophone. De quoi et de qui parle-t-on au juste ?
Le tradipraticien est une personne reconnue par la collectivité dans laquelle elle vit comme compétente pour diagnostiquer des maladies et invalidités y prévalant et dispenser des soins grâce à l’emploi de substances végétales, animales ou minérales, et d’autres méthodes fondées sur le fondement socioculturel et religieux, aussi bien que sur les connaissances, comportements et croyances liés au bien-être physique, mental et social de la collectivité.
Le dépositaire d’un savoir ancestral
C’est dans ce même sens que, par exemple, les dix-sept pays membres de l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle comprennent d’ailleurs ainsi la notion de tradipraticien. L’appellation « tradipraticien » inclut également les accoucheuses traditionnelles, les herboristes et les tradi-thérapeutes. Ces derniers n’hésitent pas à s’organiser en réseau et même de migrer d’un pays à l’autre pour offrir leurs services dans des domaines spécifiques de santé.
Le tradipraticien est considéré comme le dépositaire du savoir ancestral qu’il a pour mission de répandre dans la société. Le recours à lui résulte aussi bien de la science qu’il possède ou est censé posséder que du sentiment qu’a la société de passer par cet intermédiaire utile pour obtenir l’opinion des ancêtres.
Pourtant, l’activité du praticien continue de susciter la réprobation des praticiens de la médecine conventionnelle. L’un des principaux griefs fait à la médecine traditionnelle est l’approche méthodologique considérée comme approximative. On se demande si la médecine à base de plantes naturelles ne présenterait pas de sérieux dangers, notamment en raison de la difficulté à prescrire de bons dosages. Le corps des médecins regarde avec un mélange de crainte et de mépris « ce corps étranger » pénétrer dans le domaine de la médecine. Leur argument est fondé sur une certaine idée de l’intérêt général de la santé que seuls leurs principes pourraient conserver. Ces arguments ne résistent à l’observation ni des faits, ni du droit.
Une légitimité sociale et culturelle
Sur le plan factuel, l’enthousiasme suscité par l’extension de la médecine conventionnelle s’est vite estompé devant la révélation d’obstacles difficiles à surmonter pour les populations. Ainsi, l’insuffisance d’accès aux médicaments essentiels et le faible pouvoir d’achat des populations justifient le renouvellement incessant de l’engouement pour la médecine traditionnelle. Rien que pour les frais de visite médicale, le montant varie entre 10 000 et 15 000 francs CFA (15 à 23 euros) pour les médecins, alors que les tradipraticiens accepteraient volontiers le dixième ou moins du même montant pour des prestations de qualité acceptable, si l’on en juge par la fréquence de leur clientèle.
Au demeurant, le tradipraticien bénéficie de la légitimité sociale et culturelle de la communauté au sein de laquelle il déploie son savoir. Sa contribution à la couverture des soins primaires des populations et en particulier des populations rurales est importante. Et, justement, la santé publique ou santé de la collectivité est le niveau de santé d’une population. Elle regroupe l’ensemble des moyens collectifs susceptibles de promouvoir la santé et d’améliorer les conditions de vie. Toutes choses auxquelles entend se dévouer le tradipraticien. En outre, en considérant qu’une part importante de médicaments modernes est préparée à base de plantes qui ont au départ été utilisées traditionnellement, on mesure l’enjeu des savoirs dont ces acteurs sont dépositaires.
Sur le plan juridique, la reconnaissance formelle de l’activité de tradipraticien de santé tarde à prendre forme. Il persiste un clair-obscur qui est source d’incertitude, aussi bien pour les praticiens que pour les patients. Quelques pays d’Afrique francophone ont prévu un cadre légal d’exercice de la médecine traditionnelle, se traduisant par l’existence d’un texte juridique réglementant la pratique. C’est le cas pour le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Guinée équatoriale, le Mali, le Niger et la République centrafricaine. Par exemple, l’article 141 alinéa 2 du code burkinabé de la santé exprime de manière fort édifiante que « l’exercice de la médecine traditionnelle est assuré par un tradipraticien de santé ». Même si un cadre similaire fait encore polémique dans des pays comme le Sénégal ou le Cameroun, en règle générale, il semble que la difficulté soit plutôt au niveau du choix des mécanismes les plus appropriés pour encadrer l’activité.
Réglementer l’activité du tradipraticien
La pratique étant généralement acceptée par les populations, il s’agirait de trouver des mécanismes qui ne remettent pas en cause la légitimité des médecins conventionnels. Mais ainsi que l’a souligné la juriste Victorine Kuitche Kamgoui, l’absence de réglementation légale de la médecine traditionnelle à elle seule ne saurait justifier l’assimilation éventuelle de l’activité du tradipraticien à l’exercice illégal de la médecine. La complexité d’un système qui ne réprime pas l’exercice de la médecine par les personnes non habilitées, et qui, de surcroît, leur accorde des autorisations légales d’exercer en associations, laisse apparaître un véritable décalage entre l’apparente sévérité de la loi et son exécution pratique.
Le rôle d’acteur de santé publique du tradipraticien ne lui est pas – nécessairement – conféré par le droit : c’est un constat. La question des modalités de reconnaissance de ces acteurs est également présente à des degrés divers en Amérique, en Asie ou en Europe.
En Afrique francophone, la problématique est symptomatique des crises civilisationnelles que traverse la société. Dans une perspective historique, ces pays ont tous connu la domination étrangère, avec pour conséquence une tendance à placer dans un rapport hiérarchique la médecine moderne au-dessus de la médecine traditionnelle. Cette configuration des choses se reflète également dans les activités de codification des règles de vie en société, avec une grande tendance à reléguer au second plan, si ce n’est ignorer, les pratiques relevant de la tradition. Or, il est important d’établir des règles claires pour régir l’activité des tradipraticiens. Des exemples réussis, comme ceux de la médecine traditionnelle chinoise, pourraient inspirer le législateur.
En tout état de cause, réglementer l’activité du tradipraticien permettrait d’évaporer le brouillard qui entoure son exercice et d’apporter un surplus de sécurité juridique et sociale, tant pour les tradipraticiens et les praticiens de la médecine conventionnelle que pour les patients. Il y va du bien-être physique, mental et social de chaque composante de la société, d’ici et d’ailleurs.
lemonde.fr