L’enseignement islamique en Côte-d’Ivoire

 L’évolution de l’enseignement islamique en Côte-d’Ivoire

 

L’islam et son système d’enseignement en Côte-d’Ivoire a connu de nos jours une avancée remarquable qu’il doit à de multiples facteurs. Toutefois cette évolution ne s’est pas faite sans obstacles. Cet article montre le parcours de son enseignement traditionnel à l’instauration de la medersa dans un contexte social, politique et historique

Le système éducatif en Côte d’Ivoire est fortement marqué par l’existence de deux types d’enseignement : l’un formel et l’autre informel [Desalmand, 1983]. L’enseignement islamique, qui figure dans le second groupe, est l’un des précurseurs du système éducatif du pays. Relevant de l’autorité d’un individu ou d’une collectivité, elle a fait son entrée sur la scène éducative sous la forme des écoles coraniques traditionnelles avant de connaître une mutation ­ avec l’avènement des medersas sous l’administration coloniale française [Kaba, 1976 ; Triaud, 1979 ; Brenner, 2000].
En dépit de ce changement qui les rapprochait, par la forme, de l’enseignement dans les écoles publiques, les établissements islamiques ont, sous la tutelle du ministère de l’Intérieur, continué leur évolution sans débouchés sur le marché de l’emploi. Cette situation de mise à l’écart d’une frange de la jeunesse d’âge scolaire, qui n’a pas tenu compte du décalage culturel du pays [Meunier, 1995], a suscité des réactions au sein de la communauté musulmane. Celle-ci a mis en place des structures associatives islamiques engagées pour l’organisation et la reconnaissance des écoles islamiques. Ces initiatives, en raison de la complexité des rapports entre l’État et les musulmans [Miran, 2006], furent toutes sans succès. Toutefois, elles ouvraient la voie aux pourparlers entre les deux parties à l’ère du multipartisme à partir de 1990 [Loucou, 1992 ; N’Da, 1999].
Avec le décloisonnement de la vie politique au début de la décennie 1990 consécutif à la fin des régimes de parti unique, la question de l’enseignement islamique a occupé une place importante dans les débats d’intérêt public. Sous la conduite de la structure fédérative musulmane, le Conseil national islamique (CNI), les négociations, engagées avec l’État ont abouti à la signature d’une Convention sur l’enseignement islamique le 2 décembre 1993. Cet accord prévoyait une mixité de la formation sur le modèle des écoles confessionnelles catholique et protestante [Lanoue, 2006 ; Pohor, 2007]. Son caractère séculier a empêché l’adhésion à la convention d’une partie considérable des promoteurs d’écoles coraniques, regroupés en associations et militant pour la préservation de l’identité religieuse de leur projet. Une décennie plus tard, les discussions ont repris, avec des changements notables au niveau de la composition des parties à la négociation. Les acteurs étatiques, avec l’élection d’Alassane Ouattara au poste de président de la République, étaient de confession musulmane en majorité, comme les promoteurs de ces écoles. Mais l’État s’inscrivant dans la continuité, la question du type d’offre éducative répondant à la demande d’acteurs partagés entre principes séculiers et religieux demeure entière.
Dans cet article consacré à l’étude de la politique publique de réforme des médersas en Côte d’Ivoire, il s’agira de décrire le parcours de l’enseignement islamique dans ce pays ouest-africain tout en analysant l’offre éducative de l’État et sa perception par ses destinataires. Étant donné l’évolution du contexte politique et ses implications sur le terrain du religieux, un regard sera porté sur l’attitude des acteurs musulmans à travers l’espace de négociation qu’offrent les écoles islamiques.
La méthodologie adoptée pour cette analyse s’appuie sur une recherche bibliographique et de documents aux archives, ainsi que sur des enquêtes de terrain, menées depuis 2007 à Abidjan et dans des villes de l’intérieur, notamment Bouaké, Bondoukou, Bouna, Daloa, Kong, Korhogo, Man, Mankono et Odienné. Des entretiens semi-directifs ont permis de collecter des données auprès de différentes personnes-ressources : promoteurs d’écoles islamiques, responsables d’associations/ONG, autorités publiques en charge de l’éducation et partenaires au développement. Plus d’une centaine de personnes ont ainsi été interrogées grâce à la technique de la boule de neige.
Les centres pionniers de la diffusion du savoir islamique en Côte d’Ivoire
Les productions littéraires sur l’islam en Afrique au sud du Sahara, particulièrement en Côte d’Ivoire, indiquent les établissements coraniques au nombre des vecteurs de la transmission du savoir de cette religion. Sous la forme d’écoles coraniques traditionnelles d’abord, puis de medersas, ces centres ont constitué des institutions de formation en dehors du cercle familial.
Les écoles coraniques traditionnelles
Elles font partie des structures éducatives du pays qui ont jeté les bases du système d’enseignement islamique. Connus sous l’appellation de Dougouma kalan (« école par terre », en langue malinké), ces établissements, conçus sur le même modèle que les daara au Sénégal [Hugon, 2016], étaient fortement implantés dans les régions septentrionales du pays, réputées bastion de l’islam [Marty, 1922 ; Triaud, 1974a]. L’une de leurs particularités ­ en rapport avec le nom qu’ils portent ­ est le cadre de la formation, qui change au gré des circonstances. Les cours ont ainsi lieu dans la véranda du maître, autour du feu, sous un arbre ou une paillote…
La formation dispensée dans ces écoles comporte deux volets, l’un religieux et l’autre, une initiation à la vie communautaire. Le premier volet, dont la durée dépend des capacités de l’apprenant et de la disponibilité du chargé des études, s’articule autour de trois cycles : Walaga kalan, Kitabou kalan et Jalala kalan. L’enseignement comprend des exercices de lecture, de mémorisation et d’écriture de versets coraniques à l’exégèse du Coran (tafsir), en passant par l’assimilation des cours portant sur la jurisprudence islamique (fiqh), la théologie (tawhid), la biographie du Prophète (sira), la grammaire (nahw), la conjugaison (safu), etc. À l’issue de ces cycles, l’apprenant reçoit le titre de karamoko (« celui qui a la connaissance », en langue malinké), symbolisée par un turban (namou) autour de la tête et une attestation (Isnad).
Cette attribution de titre est une occasion de réjouissance et s’accompagne de rituels évolutifs selon que l’on est dans un endroit ou un autre du pays. À Kong, ancien bastion de diffusion de l’islam au nord du pays, les prétendants au titre de karamoko, doivent se rendre au cimetière dès l’aube pour une ziara (« une visite pieuse » en langue arabe) aux défunts, avant le début des festivités. À Mankono, localité du septentrion ivoirien, la cérémonie d’enroulement du turban a lieu dans la mosquée, à l’abri du regard des non-initiés. L’obtention du titre de karamoko ouvre la voie à l’occupation d’une place honorable au sein de la société. Les personnalités chargées de l’imamat sont, dans certaines régions, recrutées au sein de cette élite. La succession au poste de guide religieux étant souvent l’affaire d’une famille, les karamoko ont aussi la possibilité d’assurer la charge des écoles coraniques et de s’adonner à d’autres activités telles que la thaumaturgie.
Cette formation a lieu en parallèle avec une initiation à la vie communautaire. En envoyant leurs enfants dans ces écoles, les parents en font « don » au karamoko pour qu’il en fasse des hommes complets, c’est-à-dire des personnes dotées d’un savoir-faire et de qualités de respect, d’honnêteté et d’humilité. Cette phase va donc consister, en dehors des périodes de cours, en une socialisation des apprenants à travers des pratiques allant des travaux champêtres et domestiques aux activités de mendicité au profit du karamoko [Santerre, 1973, p. 148 ; Coulon, 1981, p. 108].
Ce type de formation, combinant enseignement religieux et initiation à la vie en société, est autonome et coexiste avec le système éducatif public. Les rapports de ces deux types d’enseignement remontent à l’époque de la colonisation. Ils ont évolué en fonction des contextes, en fonction d’une politique de la France vis-à-vis de l’islam empreinte de méfiance et visant l’assimilation. Au début du XXe siècle, l’islam parvint à sortir de son bastion traditionnel pour s’étendre aux régions du Sud du pays, où le débarquement de soldats sénégalais en 1880 [Anouma, 2006] avait participé à la constitution de communautés musulmanes [Haidara, 1986]. En 1914, on notait l’existence de deux écoles coraniques dans le village de Cocody (Abidjan) [ANCI, 1914a]. De la Basse-côte à Bouaké, où le chemin de fer arriva en 1912, l’influence sénégalaise céda progressivement à celle des commerçants Dyula. Selon Ibrahim Haidara [1986], on comptait en 1925 à Bouaké onze maîtres coraniques avec plus de cent élèves. L’année suivante, Lacina Diaby et Mamadou Ali Koreich adressèrent des demandes d’autorisation d’ouverture d’écoles coraniques respectivement à Daloa et Tiassalé, des localités au sud de la colonie [ANCI, 1926a et 1926b].
Cependant, la progression du nombre d’écoles coraniques n’a pas été régulière. Elle a souvent été influencée par des évènements, notamment les heurts occasionnés par les mouvements confrériques dans certains territoires coloniaux de l’Afrique blanche et même au sud du Sahara. La présence, réelle ou supposée, d’adeptes de ces mouvements religieux a modifié la nature des relations entre les autorités coloniales et la population musulmane [Traoré, 1983 ; Savadogo, 1998]. Cela s’est traduit en 1911, au lendemain de la mise en place du service des Affaires musulmanes, par l’élaboration des dispositions d’un répertoire du prosélytisme musulman. Celles-ci prévoyaient un contrôle des personnalités musulmanes ­ marabouts ou karamoko particulièrement ­, du nombre de leurs élèves et de la nature des ouvrages étudiés. En plus de ces réglementations, qui conduisirent à la surveillance et à l’arrestation de marabouts [ANCI, 1914b ; ANCI, 1925], les autorités avancèrent l’idée d’une réforme de l’enseignement islamique sur le modèle des medersas françaises  de Tombouctou, Djenné (Mali), Saint Louis (Sénégal), Garoua (Cameroun) et Abéché (Tchad). Mais ce projet restera au stade des intentions. La réforme de l’enseignement islamique sera l’œuvre de jeunes arabisants, avec l’avènement des médersas.
Les médersas
L’entrée des médersas sur l’espace public s’inscrit dans le contexte du vaste mouvement de réformes religieuses qui a soufflé sur les colonies ouest-africaines à la suite du retour au pays des diplômés des instituts de formation du monde arabe au cours des années 1940 [Kaba, 1976 ; Triaud, 1979 ; Cissé, 1998 ; Brenner, 2000 ; LeBlanc, Binaté, 2012]. Dans la colonie de la Côte d’Ivoire, la période a été marquée par le conflit des « bras croisés ». Les réformistes, conduits par Tiékoro Kamaté, qualifiaient d’innovations néfastes ­ bid’a ­ les pratiques des anciens dignitaires religieux et lancèrent le projet des medersas. La première medersa a été créée dans le quartier Dougouba à Bouaké, au centre du pays, vers 1948, par Kabiné Diané, ressortissant de la Guinée et diplômé d’Al Azhar au Caire (Égypte).
Les débuts du projet furent difficiles, eu égard au contexte de conflit intracommunautaire. Toutefois, avec le nouveau visage qu’arborait la medersa ­ en particulier la gestion rationnelle du temps, l’équipement des salles de classe en tables bancs, les tableaux et bureaux ­, le succès de l’initiative fut rapide. En 1953, l’école avait 354 élèves [Miran, 2006]. De Bouaké, le projet d’école islamique s’étendit aux autres localités du pays. La ville de Daloa enregistra l’ouverture de sa première medersa en 1951 (entretien avec Mouhamed Ibn Té Diaby le 25 mars 2008 à Daloa) et au cours de la décennie 1950, d’autres medersas furent ouvertes dans les villes d’Abidjan, Bondoukou, Korhogo et Man.
Les changements apportés au système éducatif islamique par le vent de la réforme ont aussi bénéficié à la communauté musulmane, alors en construction. La présence d’une nouvelle élite a impulsé une dynamique à l’organisation de la Umma, avec la création de la section nationale de l’Union culturelle musulmane en 1954. Dirigée par Boubacar G. Sakho, cette structure entendait être un instrument de rassemblement des adeptes de l’islam. Mais la difficile cohabitation entre les malékites et les réformistes qui composaient le bureau conduisit à la démission de son président, remplacé par Noumouké Daffé, un réformiste sous l’influence duquel l’Union culturelle musulmane obtint sa reconnaissance en 1957. D’Abidjan où elle naquit, l’association ouvrit des représentations à Anyama et à Bouaké, et ne tarda pas, par la voix de son président, à dévoiler sa vision de la politique éducative nationale : « En deux générations d’étudiants […] le pays peut être arabisant. » [Froelich, 1962, p. 291]
Cette idée, en plus des attitudes subversives du mouvement qui avaient déjà été à l’origine de heurts entre les musulmans, attira « la foudre des dirigeants nationalistes ivoiriens » [Miran, 2006, p. 207]. L’Union culturelle musulmane fut suspendue pour refaire surface au lendemain de l’accession du pays à l’indépendance avec un bureau remanié sous le contrôle des nouvelles autorités publiques. Dans la foulée, un décret de 1966 [JOCI, 1966] limita l’intégration de valeurs religieuses dans l’enseignement aux seules confessions catholique et protestante. Cependant, si les écoles islamiques n’avaient pas droit de cité dans le système éducatif national, elles n’étaient pas interdites. Elles profitèrent de cette situation pour poursuivre leur évolution grâce au dynamisme de leurs acteurs et de la politique de da’wa du monde musulman [Mattes, 1993 ; Schulze, 1993]. Les institutions transnationales islamiques envoyèrent du personnel enseignant dans les medersas. La medersa Dar Hadith de Bouaké commença à accueillir ces missionnaires vers 1970, avec l’arrivée du Saoudien diplômé de l’Université islamique de Médine, Mirdas Ben Nafi. Il sera suivi par Mohamed Khair, Ikbal Ahmad et Mohamed Idriss, originaires respectivement de Somalie, d’Inde et du Mali (entretien avec Mohamed Idriss, le 19 juillet 2008 à Bouaké). Les medersas profitèrent des liens ainsi établis pour solliciter, individuellement ou par le canal de structures associatives, des bourses d’études en faveur des élèves. Raymond Delval [1980, p. 50] nous informe que 16 à 18 élèves par an ont bénéficié de bourses d’études de l’Égypte, de l’Arabie Saoudite et du Koweït.
Le succès de cette coopération a permis à plusieurs medersas d’avoir une assise solide au sein de la communauté. Les élèves partaient ainsi des différentes contrées du pays pour les medersas Dar Hadith, Maqacid islamiyya, Sakafatul islamiyya (Bouaké), Dar al Coran wa sunnah (Daloa) ou le Centre culturel islamique de Williamsville (Abidjan), etc. Cette dynamique de progression des medersas a favorisé l’éveil, selon Louis Brenner [1991], d’une « conscience de medersa » avec la mise en place d’organisations propres à cet ordre d’enseignement. En 1974 a été créée l’Association des enseignants coraniques (AEC), organe de coordination des activités des medersas, dont l’objectif était la recherche de bourses d’études pour les élèves et la mise en place d’un mécanisme de participation aux examens nationaux. Après quelques années d’existence, en raison d’un manque de cohésion entre ses membres, l’AEC ne parvint à réaliser aucun de ces objectifs. Ces problèmes internes, ajoutés à l’absence de cadre de concertation avec les autorités publiques au sujet de l’enseignement islamique, ont entraîné l’échec de l’Association des enseignants coraniques. L’association cessa ses activités en 1984, au profit d’une autre, l’Association des enseignants coraniques de Côte d’Ivoire, qui ne fit pas mieux que les précédentes. Il faudra attendre la fin du régime du parti unique pour que la situation prenne une nouvelle tournure.
Les écoles islamiques à l’ère de la réforme : analyse de l’offre éducative de l’État
La marche vers la reconnaissance des écoles islamiques a été un long processus. Difficile pendant les trois premières décennies de l’État postcolonial, elle a connu une accélération à la fin du XXe siècle, à la suite de l’implication des autorités éducatives. Deux étapes importantes l’ont marquée.
Signature d’une Convention sur l’enseignement islamique : amorce d’un processus non coordonné (1993-début 2000)
La fin des années 1980 a été un tournant décisif en Côte d’Ivoire avec la crise du programme d’ajustement structurel et l’avènement du multipartisme, qui ont conduit l’État à opérer des réformes multisectorielles auxquelles l’éducation n’a pas échappé. En 2000, selon le rapport d’évaluation de l’Éducation pour tous, les effectifs des établissements islamiques informels avaient progressé, entre 1993 et 1998, au rythme de 6,1 % par an, passant de 410 498 à 552 747 élèves [CN, 1999, p. 51]. Ce rapport, qui abordait l’état de l’évolution des écoles islamiques sur le territoire national, indiquait que leur présence était importante dans les localités du Nord. L’offre éducative publique, en dépit du bien-être social qu’elle pouvait apporter, n’avait pas fait évoluer la perception d’une partie des musulmans restés attachés aux écoles coraniques. Cette situation, qui empêchait l’accès à l’école de tous les enfants scolarisables, fut évoquée lors du neuvième congrès du Parti démocratique de Côte d’Ivoire, parti au pouvoir, en 1990 [Proteau, 2002]. Trois ans plus tard, elle amena la signature de la Convention sur les établissements islamiques [Binaté, 2012b].
La Convention, signée en décembre 1993 entre le ministre de l’Éducation nationale et le Conseil national islamique, faisait suite à la révision, en avril 1992, de la Convention sur les établissements catholiques et protestants [Pohor, 2007]. Il prévoyait une mixité de la formation avec une marge de temps infime, non définie, consacrée à l’enseignement religieux (facultatif) et une intervention très limitée de l’État : pas de fonds en dehors du paiement des frais de scolarité des élèves affectés. Si le rôle limité de l’État pouvait se justifier par la crise économique, l’absence de mécanisme d’accompagnement de ces nouveaux établissements, officiellement reconnus restait, quant à elle, inexplicable.
L’absence de mécanisme de suivi aura un impact sur les initiatives multiples des promoteurs d’écoles islamiques. Ainsi, on note à Abidjan l’apparition du Groupe scolaire Al Ansar et de la Mission islamique Nadjate pendant les années 1990. À la même période, à l’intérieur du pays, les établissements Kamourou Cissé et Bouaké Karamoko étaient présents dans les cartographies scolaires respectives de Gagnoa et Daloa. Pour leur fonctionnement, les signataires de la convention avaient accordé une mission de concepteur du programme pédagogique à cette structure inexpérimentée qu’était le Conseil national islamique. Mais sur le terrain, chaque école avait ses caractéristiques propres en matière d’organisation et de fonctionnement (calendrier de travail, parité du temps consacré aux cours en français et en arabe, frais d’écolage, etc.). Par ailleurs, quand l’État intervenait, ses procédures étaient différentes d’une localité à une autre, comme le montrent les cas de Bondoukou et de Korhogo dans la moitié Nord du pays.
En 1994, une mission conjointe menée par le ministère de l’Éducation nationale et l’Unicef avec pour objectif de donner une impulsion à la fréquentation des écoles publiques en concurrence avec les écoles islamiques, le projet COPEB (Comité pour la Promotion de l’Enseignement de base), a réussi la mutation de deux medersas phares de la ville, El Baniteim et El Falah, propriétés respectives de la famille Timité (en charge de l’imamat) et Harissou Zamane Ouattara (guide religieux du quartier Malagasso). Le choix des établissements de ces deux figures religieuses importantes visait à mobiliser les populations autour du projet. Pour accompagner ces écoles, le ministère de l’Éducation nationale a affecté dans ces medersas des instituteurs, agents de la fonction publique. Ces cas isolés et sans précédent étaient intéressants dans la perspective d’accroître le taux de scolarisation national, surtout dans le contexte international de la conférence de Jomtien, dans lequel la scolarisation universelle en primaire était devenue un défi à relever pour les États. Toutefois, ce projet a été conduit en marge des dispositions de la Convention sur l’enseignement islamique qui prévoyait une mixité de la formation, avec une marge infime de temps consacré aux cours en arabe. Dans ces écoles, les horaires des cours étaient partagés presque équitablement entre les deux types d’enseignement. Paradoxalement, l’appui du ministère, qui devait sortir ces écoles de l’informalité par l’application des dispositions de la Convention, les a laissés dans une situation de vide juridique, entre privé et public. Le secrétaire principal de l’Inspection dont elles dépendaient les qualifiait d’écoles hybrides (entretien avec Ouattara Zoumana, le 15 avril 2008 à Bondoukou).
À Korhogo, la direction régionale de l’Éducation nationale (DREN), une des structures décentralisées du ministère, a aussi entrepris un projet novateur. Sous la conduite d’Oudiaré Tapé, premier responsable de cette structure, un service a été consacré aux établissements islamiques. Il avait pour mission d’accompagner les promoteurs de ces écoles dans le processus d’intégration au programme éducatif national. En deux ans, plus d’une vingtaine d’enseignants coraniques ont été formés aux techniques pédagogiques (l’élaboration des fiches de cours, la manière de tenir une classe, etc.). Certains ont même bénéficié de stages dans des établissements publics (entretien avec Coulibaly Sirabana, le 2 juin 2008 à Korhogo). Des initiatives similaires ont été notées par Sedel Charlotte [2000] dans les localités de Boundiali et d’Odienné. Ces diverses activités ne découlaient pas d’un plan d’action élaboré en amont, mais de l’ingéniosité d’acteurs de l’éducation des structures décentralisées rarement informés de l’existence d’une convention sur l’enseignement islamique. Il découlera ainsi de cette pratique de bricolage une pluralité d’écoles islamiques avec des modes d’organisation et de fonctionnement différents les uns des autres que l’État et ses partenaires au développement tenteront de corriger au début du second millénaire.
Une révision de la démarche des acteurs étatiques (à partir de 2004)
La Côte d’Ivoire est entrée dans le troisième millénaire en situation de conflit militaro-politique. Celui-ci, déclenché en septembre 2002, a partagé le pays entre forces belligérantes et réduit les capacités de l’État à faire face à ses obligations. Alors que toutes les questions d’intérêt public étaient des priorités, il a fallu attendre l’année 2004 pour entendre véritablement parler des écoles islamiques. Un atelier de formation a été organisé en octobre 2004 à Yamoussoukro à destination des promoteurs des écoles islamiques, réunis au sein de nouvelles structures, sur l’introduction des boîtes à images dans le programme d’enseignement afin de développer chez les élèves des compétences de vie courante. À cette activité a succédé un programme plus ambitieux, illustrant l’intérêt qu’accordait désormais l’État à ces écoles.
Selon le Rapport d’État sur le système éducatif ivoirien de 2005, près de 25 % des enfants en âge d’aller à l’école n’étaient pas scolarisés en 2000 [Mingat, Rakotomalala, Kengne, 2005, p. 16]. Pour réduire ce taux, plusieurs projets furent entrepris parmi lesquels l’atelier de réflexion sur les écoles islamiques en 2008. Cette rencontre, qui portait sur les liens fonctionnels entre les écoles islamiques et le système éducatif officiel, a conduit à l’élaboration d’un projet confié au Cabinet d’ingénierie de la formation, d’étude et de conseil (CIFEC). Cette structure avait pour tâche essentielle d’élaborer une stratégie d’intégration des écoles islamiques au programme officiel, conformément aux dispositions de la Convention. À cet effet, des enquêtes de terrain ont été menées dans plusieurs localités du pays entre novembre et décembre 2008. L’évaluation portait sur l’état des lieux des infrastructures scolaires, des équipements mobiliers, des ressources humaines et des pratiques pédagogiques. Les résultats de ce travail ont été rendus publics le 10 septembre 2011 : 22 établissements sur 43 ont été sélectionnés parce que jugés suffisamment proches des normes officielles. Les autres établissements devaient encore remplir certaines conditions avant de pouvoir introduire une demande de reconnaissance auprès du Service autonome pour la promotion de l’enseignement privé.
Au-delà du succès rencontré, ce projet a eu l’avantage de jeter les bases de ce qui pourrait être l’institutionnalisation d’un programme en faveur des écoles islamiques. La conduite de cette mission a en effet nécessité la mise en place d’une commission technique de travail composée de personnel du CIFEC, du ministère de l’Éducation nationale, du Service autonome de la promotion de l’enseignement privé et de la Coordination du programme éducation de l’Unicef. Avec l’expérience de ce projet pilote, une Commission d’accompagnement des établissements scolaires islamiques allait prendre le relais du Cabinet d’ingénierie. Elle entra en activité dès le début de l’année 2012, sous la conduite de l’inspecteur de l’enseignement primaire Idrissa Kouyaté, qui lança la seconde édition du projet par une adresse au personnel des Antennes de la pédagogie et de la formation continue (APFC), dont le contenu se présente comme suit :
« […] Dans le cadre de la 2e session d’évaluation des établissements islamiques lancée par le ministère de l’Éducation nationale, je vous envoie la fiche d’inscription à remplir par chaque promoteur d’établissement islamique. » (Courrier électronique de Idrissa Kouyaté envoyé aux APFC en 2012)
Ce travail, effectué dans les différentes localités du pays avec l’appui des directions régionales de l’Éducation nationale, a permis la sélection de 94 medersas [Kouyaté, 2013] répondant aux critères. Ce chiffre, qui fait passer le nombre des écoles islamiques (primaires) aptes à intégrer le système éducatif officiel à 116, a été annoncé au cours d’une cérémonie, le 12 août 2013.
En somme, en deux sessions d’évaluation, des avancées notables ont été obtenues sur la voie de l’intégration des établissements islamiques au système national d’éducation. La Convention qui semblait, au départ, engager plus les signataires que les parties qu’ils représentaient constitue désormais la feuille de route de l’intégration, avec une réelle implication des acteurs étatiques. Les critères de sélection, axés sur la forme, ont laissé les questions de fond aux négociations entre les promoteurs de medersas.
Les acteurs du système éducatif islamique face à l’offre éducative de l’État
La politique éducative de l’État en faveur de l’enseignement confessionnel islamique a entraîné des réactions des promoteurs de ces écoles. Une structure faitière a été mise en place pour servir d’intermédiaire aux diverses associations avec lesquelles ils avaient conduit la lutte pour la reconnaissance de leurs écoles dans les négociations avec les pouvoirs publics.
La recherche de consensus autour d’une structure fédérative
Après les échecs des initiatives de l’Union culturelle musulmane et de l’Association des enseignants coraniques, une évolution notable a été observée, au lendemain de la fin du régime du parti unique, dans les rapports entre État et musulmans au sujet de l’éducation. L’expérience des années de travail associatif avait fait naître chez les musulmans ­ élites arabisées ou non ­ des notions de pragmatisme dans leur attitude. Dans leur perception des questions d’intérêts communautaires, une distinction doit être faite entre les domaines séculier et spirituel. La création en 1993 du Conseil national islamique, à côté du Conseil supérieur des imams, la structure religieuse, semblait répondre à ce besoin. Dirigée par l’imam Idriss Koudous Koné, cette organisation avait pour mission d’être l’interface de la communauté musulmane sur les sujets d’ordre séculier dans ses rapports avec les gouvernants [Savadogo, 2005 ; Miran, 2006]. Ainsi, dans l’une de ses premières sorties publiques, en janvier 1993, le président du Conseil national islamique [Koné, 1993] avait présenté au président de la République Félix Houphouët Boigny une demande d’intégration de l’arabe comme langue secondaire dans le programme éducatif officiel. À défaut d’obtenir satisfaction sur ce point, il pouvait se contenter de la Convention signée avec l’État à la fin de cette même année. Cet accord, entendu comme une possibilité de sortir les écoles islamiques du cadre informel, ne rencontra pourtant pas l’adhésion de bon nombre de responsables de ce système éducatif. Ses dispositions donnant la priorité au programme d’enseignement national dans la répartition du temps d’enseignement constituaient la pomme de discorde.
« Réduire les 10 % de nos programmes réservés à la théologie pour le programme officiel, c’est perdre notre âme, c’est une aliénation », expliquait Aboubacar Konaté, un pourfendeur des dispositions de la Convention [M. D., 2003].
La contestation de l’offre éducative publique provoqua des regroupements d’enseignants à travers le pays. Le 6 décembre 1997 était créée à Abidjan l’Organisation des établissements d’enseignement confessionnel islamique (OEECI). Dirigée par Aboubacar Konaté, cette association débuta ses activités dans la commune de Koumassi (Abidjan). Elle y organisa son premier examen de fin d’année en 1998, avec pour seuls candidats ceux de l’école de son président, l’école confessionnelle islamique Bakounadi. Dès sa troisième année d’activité, des promoteurs de medersas de quelques communes l’ont rejointe. En 2004, sur les vingt communes qui ont participé aux examens de fin d’année, sept étaient à Abidjan [Binaté, 2012a]. Avec ce succès, l’OEECI est parti à la conquête d’autres établissements islamiques de l’intérieur du pays.
À Bouaké, au centre du pays d’où était parti le projet des medersas, des initiatives similaires avaient vu le jour au début de l’année 2000. Dans cette localité, près de la moitié des cinquante medersas recensées par l’ONG Réseau des écoles madrasas de Côte d’Ivoire en 2005 [REMCI, 2005] évoluaient dans le cadre de l’Union des écoles madrasas de Côte d’Ivoire, qui cherchait aussi à étendre son réseau en réunissant les medersas de la ville et de ses environs autour d’un programme de travail commun. Au Nord, à Korhogo, l’Union des écoles islamiques du Nord et l’Union des écoles franco-arabes de Korhogo conduisaient des missions identiques en faveur des medersas. Avec les possibilités qu’offraient ces initiatives en matière de visibilité des acteurs sur la scène publique, chacune de ces structures à vocation nationale ou régionale ambitionnait de devenir l’interlocutrice des pouvoirs publics.
« Nous voulons nous organiser comme l’OEECI tout en gardant notre dénomination UEFAK [Union des écoles franco-arabes de Korhogo] et non devenir OEECI Korhogo. » (Entretien avec Koné Djibril, le 17 mai 2008 à Korhogo)
L’Organisation des établissements d’enseignement confessionnel islamique (OEECI) tenta de les en dissuader en les invitant à l’union sous sa bannière. Sans que ces organisations disparaissent totalement, elle est parvenue à convaincre et associer leurs membres aux séances de travail organisées à Abidjan. C’est donc sans surprise que son responsable, Aboubacar Konaté, a été porté, en mai 2012, à la tête de la Direction nationale de l’enseignement confessionnel islamique.
Alors qu’on s’acheminait vers une rencontre entre le ministère de l’Éducation nationale et la direction nationale de l’Enseignement confessionnel islamique (DINECI), d’autres acteurs, et non des moindres, allaient signaler leur présence. En effet, la tournure qu’avait prise la question de l’éducation islamique, avec sa médiatisation et l’implication des autorités étatiques, n’avait pas laissé les acteurs de ce milieu professionnel indifférents. Les membres de l’Association des musulmans sunnites de Côte d’Ivoire, longtemps restés en marge de ce domaine pourtant fortement marqués de leur empreinte, ont mis en place la Ligue des écoles confessionnelles islamiques (LECI) et une direction générale de l’enseignement islamique (DGEI). Cette initiative, intervenue en 2012, soit trois ans après l’ouverture de leur Université islamique Al Fourqane, entrait dans la politique de marquage du terrain religieux par cette communauté des wahhabites. Quant au Conseil national islamique, cosignataire de la Convention sur l’enseignement islamique, il se fit représenter dans ce collège d’organisations par la direction nationale des écoles confessionnelles Iqra (DNECI) en charge d’assurer la coordination des écoles islamiques nées du financement de la Banque islamique de développement (BID). Ces établissements sont au nombre de six, et sont présents dans trois villes (Abidjan, Korhogo et San Pedro).
Au total, trois directions autonomes ont fait leur apparition pour un même projet d’école confessionnelle. Pour les négociations, le ministère de tutelle a suggéré la mise en place d’une structure représentative de l’ensemble des parties. Celle-ci a été trouvée à l’issue d’une rencontre organisée en septembre 2013 et dénommée « Plate-forme de l’enseignement confessionnel islamique ». Elle est constituée de deux organes : l’Assemblée annuelle de l’enseignement confessionnel islamique et la Direction exécutive de l’enseignement confessionnel islamique.
La mise en place de cette plate-forme était le préalable au débat sur les questions de fond ­ notamment le curriculum du programme d’enseignement mixte (français et religieux) ­ que le ministère de l’Éducation nationale a laissé à la réflexion des promoteurs d’écoles islamiques.
Les enjeux d’une négociation annoncée : entre défense du caractère religieux du projet et lutte de survie des acteurs
Les débats sur les contenus des programmes d’enseignement ont la particularité d’être souvent animés par la passion, comme en témoignent les expériences maliennes et sénégalaises [Villalon, Bodian, 2012]. Dans le cas de la Côte d’Ivoire, ces controverses peuvent déboucher ou non sur un consensus.
Le début du XXIe siècle peut être qualifié d’âge d’or des écoles islamiques en Côte d’Ivoire. Ces établissements, qui n’étaient qu’une dizaine à avoir obtenu la reconnaissance officielle en 2005, sont actuellement plus d’une centaine. Cette situation, favorisée par la volonté des promoteurs de medersas, est également imputable à un contexte politique en évolution depuis quelques années. En effet, avec l’avènement de la seconde République en 2000, des changements notables ont été observés dans la politique de l’État en direction du monde arabe. Des actions sans précédent ont été engagées, notamment l’adhésion du pays à l’Organisation de la Conférence islamique (OCI), à l’Organisation islamique pour l’Éducation, les Sciences et la Culture (ISESCO) et à la Banque Islamique de Développement (BID) en 2001, et l’ouverture de l’Ambassade du Royaume de l’Arabie Saoudite en 2002. Cette ouverture sur l’extérieur, en l’occurrence le Moyen-Orient, ­ n’a pas eu d’incidence directe sur la recherche de solutions aux problèmes de l’enseignement islamique, mais a marqué une rupture avec l’attitude politique de méfiance vis-à-vis du monde musulman et de l’islam qui prévalait auparavant [Miran, 2006].
Ainsi, Aboubacar Konaté, président de l’OEECI, dont les appels à la réforme n’avaient pas reçu jusque-là un écho favorable, a profité de ce changement politique. Il a obtenu une rencontre avec le Premier ministre Pascal Affi N’Guessan [M.D., 2003] en 2002, suivie d’une autre avec Michel Amani N’Guessan [Komara, 2007], le ministre en charge de l’éducation nationale. Ces initiatives n’ont pas été couronnées de succès, mais les audiences accordées étaient encourageantes pour l’OEECI.
À partir de 2008, avec le lancement du projet conduit par le CIFEC le débat sur l’enseignement islamique a refait surface, en particulier à la suite de la nomination, sous la présidence d’Alassane Ouattara, de Kandia Kamissoko Camara au poste de ministre de l’Éducation nationale en 2011. La nomination de cette femme de confession musulmane pour assurer la continuité de la politique éducative du pays est apparue comme une opportunité pour ses coreligionnaires promoteurs de medersas. Leurs attentes ne furent pas déçues. Dès sa première année d’exercice, la ministre réussit à accorder des subventions aux établissements qui avaient obtenu la reconnaissance officielle de leur ministère de tutelle [Camara, 2013], ce qui n’était pas le cas des premières écoles nées au lendemain de la Convention en 1993. Lors de la seconde édition de ce programme en 2012, 877 candidatures de medersas [Camara, 2013] ont été enregistrées, une mobilisation témoignant de leur confiance dans le projet, mais surtout dans leur « sur » ministre, et qui laissait augurer de bonnes perspectives pour les négociations.
Cependant, l’importance des enjeux de l’école islamique dans la recherche de légitimité religieuse de certaines élites musulmanes ou organisations dans l’espace public laisse planer un doute sur les chances de réussite de ces négociations. En effet, en dépit d’avancées notables, le fait d’avoir des interlocuteurs en majorité musulmans n’est pas une garantie de succès pour le projet, comme l’a montré la contestation de la Convention de 1993 signée par Saliou Touré, un ministre également de confession musulmane. Certains de ceux qui avaient contesté cette convention, au nombre desquels se trouvait Aboubacar Konaté, sont encore partie prenante des échanges actuels.
Originaire de M’Bengué, Aboubacar Konaté est le fils d’Anzoumana Konaté, ancien imam de la mosquée Dioula de Treichville et président du Conseil supérieur des imams. Il avait trente ans lorsqu’il est rentré à Abidjan à la fin de son séjour d’études passé entre l’Arabie Saoudite et l’Algérie. Dès son arrivée, il s’est engagé comme enseignant dans la medersa familiale, l’École confessionnelle islamique Bakounadi (ECIB). Cette expérience de travail lui a permis de s’imprégner des réalités d’un système éducatif qui nécessitait des réformes importantes. Pour contribuer à l’amélioration du travail des écoles islamiques, il adhéra à l’Association des enseignants coraniques de Côte d’Ivoire, où il occupa le poste de Secrétaire général de la section communale de la commune de Koumassi à Abidjan avant de s’en démarquer après quelques années de travail :
« […] Cette association était mal gérée par un groupe de personnes qui prenait des décisions sans consulter la base. Elle n’a pas pu mettre en place un programme commun pour toutes les écoles. Nous avons donc senti le besoin de créer une nouvelle association […] » [Ouattara, 1999].
Il a été soutenu dans cette idée par quelques-uns de ses pairs avec qui il a projeté la création d’une nouvelle association, l’OEECI, qui finit par voir le jour en 1997. Depuis cette date, il ne se passe pratiquement aucun évènement relatif à cet ordre d’enseignement sans qu’il soit fait référence à Aboubacar Konaté. Stratège, cet homme, plus connu dans les medersas que la mosquée Dioula de Treichville dont il est l’un des imams, est parvenu en quelques années à réunir autour de lui plusieurs promoteurs d’écoles islamiques pour constituer un groupe de pression face aux pouvoirs publics. Aboubacar Konaté, dont les activités, comme l’organisation des examens islamiques de fin d’année à la même période que ceux du système d’éducation nationale, sont couvertes par la presse, est désormais une figure importante du paysage éducatif ivoirien et du milieu musulman. Cette reconnaissance l’a amené à divers postes de responsabilité. En plus de l’OEECI qu’il dirige, Aboubacar Konaté est le président de la Conférence des établissements confessionnels islamiques (CECI), le responsable du département Éducation et Formation du Conseil supérieur des imams, et le responsable de l’Assemblée annuelle de l’enseignement confessionnel islamique, le nouvel organe au sein de la structure faitière en charge des négociations avec le ministère de tutelle.
Ce parcours, Aboubacar Konaté l’a construit autour d’un idéal d’offre éducative qui ne privilégie aucun des deux programmes d’enseignement. Cette position l’oppose depuis longtemps au Conseil national islamique dont le représentant, Mamadou Dosso, occupe le poste de directeur exécutif de l’enseignement confessionnel islamique, le second organe de la structure faitière. Pour le Conseil national islamique, désormais ancienne structure fédérative des organisations islamiques ­ suite au retrait des associations membres, notamment le Conseil supérieur des imams et de l’Association des musulmans sunnites de Côte d’Ivoire au début de la décennie 2000, ce projet éducatif reste capital pour son maintien dans l’arène religieuse. Et cela, il le doit à son rôle d’organisation cosignataire de la convention de 1993.
Les dispositions de cette convention prévoient une organisation de l’enseignement islamique sur le modèle des écoles confessionnelles catholiques et protestantes, c’est-à-dire accordant la priorité au programme éducatif officiel au détriment de l’enseignement religieux, limité à moins de deux heures de cours par semaine en général. Les premières écoles nées de cette convention, notamment Al Ansar, la Mission islamique Nadjate, Bouaké Karamoko, Souboula salam, Iqra, etc., ont adopté ce programme avec succès, en dépit de quelques facteurs d’insatisfaction. Selon Ahmed Bakayoko, enseignant d’arabe dans l’une de ces écoles (Al Ansar), les élèves finissent le cycle primaire avec des sourates mémorisées pour les prières, mais sans être à mesure de s’exprimer en arabe (entretien, le 9 mars 2007 à Port Bouët, Abidjan).
La raison de cette difficulté est, selon Aboubacar Konaté, liée au faible nombre d’heures consacrées à l’enseignement islamique. Mais en réalité, cette vision de la parité du temps consacré aux enseignements, qui guide le patron du mouvement des médersas depuis nombre d’années, repose plus sur une conviction s’apparentant à une stratégie de survie ­ dans la mesure où la demande sociale d’éducation s’oriente de moins en moins vers les medersas ­ que sur une expérience de travail. Le propos de Diaby Lassina, directeur de l’EPV Aby Ayoub al Ansari, en fournit une illustration :
« L’année dernière [2007], l’arabe et le français s’alternaient. Cette semaine-là, on fait l’arabe tous les matins puis les soirs, le français. Avec cela, c’est à peine 20 % du programme officiel qui était dispensé. » (Entretien le 26 mars 2008 à Daloa)
Comme l’indiquent nos enquêtes de terrain, en effet, aucune des médersas membres de l’OEECI et la LECI que nous avons visitées n’a réussi à mettre en pratique un programme d’enseignement sur le modèle de parité suggéré par Aboubacar Konaté. Le seul établissement islamique a en avoir fait l’expérience est l’EPV Kamourou Cissé de Gagnoa. Pour la réalisation de ce modèle de programme d’études, les responsables de cette école reconnue par l’État ont dû employer des moyens importants : calendrier de travail allongé d’une demi-journée (la matinée du samedi) et recrutement de deux enseignants par classe (enseignant de cours en français et enseignant de cours en arabe). Ce procédé, qui distingue l’EPV Kamourou Cissé des autres écoles islamiques, nécessite la mobilisation de moyens financiers importants dont les medersas membres de la LECI et l’OEECI, régulièrement confrontées aux difficultés de rémunération des enseignants, ne disposent pas encore.
Toutefois, le processus d’intégration des écoles islamiques suit son cours. Lors de la session d’évaluation de 2014, les 209 nouvelles médersas retenues ont fait passer à plus de 320 le nombre de ces écoles intégrées au système éducatif national. Même si depuis lors de nouvelles missions d’évaluation tardent à être effectives, faute de budget alloué à la Commission d’accompagnement des établissements scolaires islamiques, les chances de succès de l’ensemble du projet restent importantes avec la mise en place d’une structure fédérative des écoles islamiques et l’implication effective de la ministre de l’Éducation. Aussi reste-t-il que les conflits d’intérêts entre les acteurs musulmans, sur fond de divergence concernant les orientations de la politique éducative à travers lesquelles chacun d’eux ambitionne se positionner en interlocuteur face au pouvoir public, demeurent des obstacles à franchir pour la réalisation du projet d’enseignement islamique en Côte d’Ivoire.
Conclusion
L’engagement des États africains, dans le cadre du mouvement de l’éducation pour tous, d’atteindre la scolarisation universelle en 2015 a induit une dynamique dans leurs politiques éducatives. En Côte d’Ivoire, des réformes ont été opérées dans ce sens et d’autres sont en cours, avec les écoles islamiques. Ces établissements, restés longtemps en marge du système éducatif officiel sont entrés, depuis la signature d’une Convention en 1993, dans une phase de mutation. Des écoles islamiques de type moderne sur le modèle des établissements confessionnels catholique et protestant ont en effet vu le jour aussi bien à Abidjan qu’à l’intérieur du pays.
Cependant, un certain nombre de questions, et non des moindres, sont encore en phase de discussion entre les acteurs du milieu éducatif pour harmoniser les vues sur le programme d’enseignement islamique. Ces controverses ne sont pas récentes. Elles ont déjà opposé le Conseil national islamique à l’OEECI, l’interlocutrice d’une partie importante des promoteurs des medersas. Avec l’intérêt actuel du ministère en charge de l’éducation pour le secteur éducatif islamique, les deux parties, réunies au sein d’une plate-forme avec les organisations wahhabites sont invitées à échanger à nouveau sur le sujet. Les propositions de ces pourparlers où chaque partie joue sa survie sont attendues depuis 2013. Le ministère, chef d’orchestre de cette opération à l’issue difficilement prévisible, évite de prendre position pour l’une ou l’autre des parties et continue de tirer profit de leur silence en enregistrant, au fil des sessions d’évaluation, de nouvelles écoles islamiques affranchies du contrôle de ces associations.
Par ailleurs, les écoles coraniques traditionnelles, grandes absentes de ces discussions, demeurent elles aussi dans le paysage éducatif du pays. En dépit d’un manque de structure représentative à l’échelle nationale qui pouvait leur servir d’interface face au pouvoir public, elles continuent d’être des institutions socio-éducatives encore vivaces dans certaines localités, surtout en milieu rural au nord du pays où l’islam a fait son entrée sur le territoire national des siècles plutôt. Quelques-unes ont réussi à faire leur mue en se présentant comme un complément des écoles publiques [Sedel, 2000] ou en intégrant de nouveaux parcours de formation, promus par les huffaz [sing. hafiz] (terme désignant « les personnes ayant mémorisé le Coran » en langue arabe) [Binaté, 2010]. Ce qui pose finalement à ce projet de réforme des écoles islamiques la nécessité d’une ouverture vers ces établissements ­ perçus jusque-là comme une nébuleuse ­ s’il vise l’accès à l’éducation de tous les enfants en âge scolarisable.
Cairn.info