Dans leur livre « Nos chers espions en Afrique », les journalistes Antoine Glaser et Thomas Hofnung expliquent comment les services de renseignement français orientent la politique africaine de la France et défendent les intérêts de l’ex-puissance coloniale dans son ancien pré-carré africain. Interview.
Quel rôle jouent les espions français dans la détermination de la politique africaine de la France ? C’est à cette vaste question que les journalistes Antoine Glaser et Thomas Hofnung, qui couvrent l’actualité africaine depuis de nombreuses années, se sont attaqués dans leur dernier ouvrage Nos chers espions en Afrique.
De l’époque trouble de Jacques Foccart à l’élection d’Emmanuel Macron, ils reviennent sur le travail discret mais central des services de renseignement français à travers le continent, sur leur relations fluctuantes avec les présidents africains ou encore sur la concurrence accrue que leur impose désormais certaines puissances étrangères.
Jeune Afrique : Pourquoi avoir consacré un livre aux services de renseignement français sur le continent ?
Thomas Hofnung : L’idée est venue quand nous nous sommes aperçus que plusieurs diplomates français étaient passés par la DGSE [la Direction générale de la sécurité extérieure] : Franck Paris, le conseiller Afrique d’Emmanuel Macron, Rémi Maréchaux, le directeur Afrique du Quai d’Orsay, Christophe Bigot, l’ambassadeur de France au Sénégal, Bruno Joubert, l’ex-conseiller Afrique de Nicolas Sarkozy… Il y a de plus en plus de passerelles entre le Quai d’Orsay et le boulevard Mortier. Nous nous sommes donc demandé quel rôle jouaient les espions dans les relations franco-africaines.
Comment sont perçus les services de renseignement français par les dirigeants africains ?
Ce sont des rapports très ambivalents. À certains moments, il peut y avoir des rapports de confiance. À d’autres, il y a une méfiance de la part de certains dirigeants africains, qui pensent que la France joue un double jeu à leur égard. Tous sont parfaitement conscients que les services secrets français ne sont pas à leur service.
Nous citons plusieurs exemples dans le livre, comme celui du président congolais Denis Sassou Nguesso. Allié de la France depuis toujours, il a récemment accusé la DGSE d’avoir comploté contre lui lors de l’affaire Mokoko.
La nouvelle génération prend soin de ne pas rester dans un tête-à-tête avec l’ancienne puissance coloniale
Les dirigeants actuels sont-ils aussi liés aux services français que l’étaient leurs prédécesseurs, à l’image d’un Houphouët Boigny ou d’un Omar Bongo ?
Ces liens sont toujours très forts, mais ils ont muté. La nouvelle génération prend soin de ne pas rester dans un tête-à-tête avec l’ancienne puissance coloniale tout en gardant un lien privilégié avec elle. Il ne s’agit pas de rompre avec la France, mais de prendre plus de distance et de s’ouvrir à d’autres partenaires pour préserver son indépendance et se protéger d’un éventuel coup fourré.
Cela se ressent au niveau des services. Prenons le cas d’Ali Bongo : il se tourne vers d’autres partenaires, comme les services marocains, mais son entourage a toujours des contacts quasi-hebdomadaires avec le chef de poste de la DGSE à Libreville.
Qui sont les présidents africains les plus liés aux services français ? Cela leur assurent-ils une sorte d’immunité ?
Ce sont plutôt les « anciens » de la Françafrique, comme Denis Sassou Nguesso ou Idriss Déby Itno, bien que leurs liens avec Paris ne soient plus aussi forts qu’auparavant. Comme nous l’avons dit, le président congolais a récemment estimé que la DGSE avait œuvré contre lui.
Concernant Idriss Déby Itno, un ancien haut responsable français me disait qu’ils avaient « bien aimé le Déby malien, mais moins le Déby centrafricain ». En clair, ils ont apprécié son rôle pendant l’opération Serval, quand il a envoyé ses soldats dans le nord du Mali, mais par son rôle plus opaque, voire trouble, avec la rébellion de la Séléka en Centrafrique.
La coopération est déséquilibrée. La France a des moyens technologiques que la plupart des États sur la planète n’ont pas
Comment coopèrent les services de renseignement français et africains ?
La coopération est déséquilibrée. La France a des moyens technologiques que la plupart des États sur la planète n’ont pas. Elle fait de l’imagerie satellitaire, des interceptions… Tout ça est très précieux. Les pays africains proches de la France sont demandeurs de ce type de renseignement.
Après, la DGSE est moins bien informée qu’à l’époque où elle avait davantage de personnel sur place et des liens privilégiés avec tel ou tel président. Elle a plus besoin de relais locaux qu’auparavant. La France sait très bien qu’elle ne peut pas tout et qu’il faut que ses partenaires locaux prennent les choses en main – d’où, par exemple, son aide à la mise en place d’une coopération en matière de renseignement au sein du G5 Sahel.
La France garde-t-elle une certaine tutelle sur les pays de son ancien pré-carré grâce à ses services secrets ?
Cela permet à la France de rester dans le jeu et de garder un statut particulier dans plusieurs pays. Mais je ne crois pas qu’on puisse parler de tutelle pour autant. Les dirigeants africains ne disent jamais tout aux Français. Ils défendent avant tout leurs propres intérêts. Quand ils rejoignent les intérêts français tant mieux, mais si ce n’est pas le cas tant pis.
Quid des pays qui n’ont pas été colonisés par la France ? Certains font-ils l’objet d’une attention accrue des services français ?
La DGSE n’y est pas très présente, à part dans les grands pays où il y a des intérêts économiques importants : l’Afrique du Sud, le Nigeria, l’Angola… Dans les pays où elle est moins présente, la DGSE a aussi des remontées d’informations via ses anciens agents passés dans le privé.
Dans le livre, vous évoquez un réseau de sources varié tissé par les services français sur le continent, comme les Corses en Afrique centrale ou les Touaregs au Sahel. Ce réseau de sources est-il toujours le même ou a-t-il évolué ?
Il a évolué. Les réseaux corses existent encore, mais ils sont moins puissants qu’à l’époque de Jacques Foccart ou d’Elf-Aquitaine. Au Sahel, la France continue à s’appuyer sur des réseaux touaregs.
Mais le vrai changement est que la DGSE n’a plus d’agents placés directement au contact des présidents – le dernier de cette caste étant Jean-Marc Gadoullet auprès d’Idriss Déby Itno, au Tchad.
Globalement, beaucoup de moyens sont aujourd’hui aspirés par la lutte anti-terroriste. La France a donc une connaissance moins fine de ce qui se passe sur le continent africain, y compris dans des pays dont elle était très proche comme la Côte d’Ivoire.
La DGSE est un instrument à la main d’Emmanuel Macron, comme elle l’a été pour tous les présidents
Emmanuel Macron a-t-il autant recours aux services de la DGSE sur le continent que ses prédécesseurs ?
Le fait qu’il ait placé Franck Paris – qui était par ailleurs son camarade de promotion à l’ENA – à la tête de la cellule Afrique de l’Élysée n’est pas anodin. Emmanuel Macron est très intéressé par les questions de sécurité et de défense.
Pendant une heure, tous les mercredis matins, il réunit tous les responsables du renseignement à l’Élysée avant le conseil des ministres. Il a un œil très averti sur ces questions. La DGSE est un instrument à sa main, comme elle l’a été pour tous les présidents.
Les services de renseignement dictent-ils la politique africaine de la France ?
Cela dépend un peu des priorités du moment. La menace terroriste étant devenue considérable à partir de 2015, les services de renseignement occupent désormais une place très importante dans l’appareil d’État et le processus de décision.
Cela date un peu, mais en 2013, François Hollande décide de lancer l’opération Serval au Mali parce que la DGSE aurait transmis des informations faisant état d’une offensive des jihadistes en direction de Mopti. La DGSE peut donc avoir un rôle fondamental.
Par jeuneafrique