Les surprenantes « lois de l’imitation » évoquées dans le Coran et théorisées par Gabriel de Tarde au 19ème siècle

[« Nous (les riches de ce monde) avons trouvé nos pères avec leurs coutumes et nous suivons leurs traces » (C.43,23).]

1 – Leur formulation

Nous avions évoqué, il y a peu, la notion de croyance à travers l’œuvre du penseur Turc Nurretin Ahmet Topçu. Une de ses idées les plus radicales a été de concevoir la croyance comme fondant la connaissance. Pour lui, la croyance est « une forme supérieure de connaissance qui consiste dans la possession, dans l’assimilation par le moi de l’objet à connaître, dans l’union du sujet et de l’objet » ; croire en une chose c’est la connaître.

Il est a remarqué qu’entre la foi et la croyance, « il n’y a qu’une différence de degré et non pas de nature ». « Une foi, nous dit Topçu, c’est une croyance qui se développe seule en étouffant toutes les autres, ou en les dégradant plus ou moins, pour occuper le domaine de l’esprit ». La foi est bien le prolongement d’une croyance mais « pour devenir foi, une croyance doit être continuelle dans l’esprit, dominant dans la vie de l’homme ». Tout être humain est porté par une croyance et a foi en quelque chose. L’homme en ce sens est foncièrement un être métaphysique avant d’être un « animal social ». Le Coran rappelle cette « volonté de croire » restant comme une trace ineffaçable en l’homme : « « Ne suis-Je pas votre Seigneur ? – Que oui ! Nous en témoignons », de sorte que vous ne puissiez dire au Jour de la résurrection que Nous avons été insoucieux de cela, ou que vous ne disiez : « Nos ancêtres ont donné des Associés (à Allah) par le passé : nous sommes leur descendance. Eh quoi ! Nous feras-Tu périr pour prix de ce qu’ont fait les tenants du Faux » » (C. 7, 172). L’homme pourra grâce à cette volonté de croire enracinée dans le tréfonds de sa conscience toujours dépasser l’éducation qu’il aura reçu ou l’endoctrinement dont il aura été la victime pour se frayer un chemin vers ce tréfonds.

Mais une croyance a vocation à être « communiquée », c’est en cela qu’on peut considérer qu’elle fonde les civilisations. L’homme a certes le pouvoir d’agir mais surtout, il a une volonté de croire. Mais nos croyances pour être communicables doivent être imitées. C’est bien l’imitation qui permet à l’homme d’être universel. Topçu va rechercher à comprendre dans les « lois de l’imitation » développées par Gabriel de Tarde, un grand sociologue du 19ième siècle éclipsé par le sociologisme de Durkheim, comment la croyance s’universalise et se transmet au sein des sociétés humaines ? L’imitation tient en réalité à cette volonté de croire. La croyance est « comme un appel », elle veut « être imitée, prolongée dans les consciences ». Gabriel de Tarde dans ses « Lois de l’imitation » affirmera que « l’imitation est un cas particulier de cette répétition, qu’on peut constater dans la nature ; la répétition domine l’univers ».

Pour Topçu néanmoins, l’homme ne peut pas être réduit à une mécanique répétitive car il reste au préalable une volonté libre, il faut autre chose pour qu’une croyance devienne une imitation dans le corps social. Cette autre chose selon nos deux penseurs est la « suggestion », un phénomène fondamental pour comprendre nos sociétés mais également les réflexes économiques et politiques. La soumission volontaire n’est absolument pas le fait d’une génération spontanée, elle est pensée et organisée en travaillant sur les croyances de l’homme social qui a en lui-même une disposition à l’imitation des « créateurs de valeurs ». Mais cette capacité d’une élite à susciter l’imitation de la majorité ne peut se faire que grâce à cette faculté qu’est la suggestion. Pour G. de Tarde, ce qui constitue la vie sociale après la croyance et son imitation, « c’est une certaine suggestion de personne à personne ». Ainsi, « l’homme social ressemble à un magnétisé », il fait tout ce que « son magnétiseur lui dicte ».

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La loi fondamentale qui traverse les civilisations, l’économie, les organisations politiques et sociales repose sur le fait que l’homme social a cette caractéristique « de n’avoir que des idées suggérées et de croire qu’elles sont spontanées ». L’homme social, et nous le voyons quotidiennement, n’agit pas réellement, il est agi. Cet homme social pourrait être identifié dans le Coran à ce fameux « Insane » (l’homme ou l’individu). En effet, cet Insane coranique est toujours qualifié de manière négative dans le Coran, il est ingrat (kafour), injuste (dhaloum), pressé (‘ajoul), désespéré (ya’ouse), il est centré sur lui-même et ses seules préoccupations ; dirigé par son moi dominateur, il est paradoxalement craintif de tout, ce qui pourrait expliquer sa méchanceté. Mais surtout, le Coran l’accuse d’être agité par des forces extérieures et intérieures alors qu’il a le pouvoir d’être foncièrement libre. Il ne raisonne plus et se voit déposséder de sa part d’humanité et de sa destinée par la structure qu’est la société dont il craint le procès.

Aussi, Topçu comme G. de Tarde, affirment que s’il y a bien « imitation dans la croyance et croyance dans l’imitation » néanmoins, pour qu’une croyance s’infuse dans les sociétés, il faut le phénomène de suggestion. Aujourd’hui, l’art de la suggestion atteint son paroxysme avec le marketing et le management qui cherchent à frustrer ceux qui seraient tenter de ne pas faire comme tout le monde ; et puisque l’homme a besoin désespérément d’appartenir à une communauté il se pliera volontiers à cet ordre de marche. L’école de la singularité de la Silicon Valley et l’élite marchande du club de Davos le savent bien et en profitent.

2 – Leurs implications

Une des premières implications de cette « suggestion de personne à personne » nécessaire à l’universalisation de la croyance, c’est l’apparition systématique du conformisme social. Le sociologisme, c’est-à-dire la société érigée en structure, construira l’archétype de l’homme social qu’elle souhaite avoir, et ce dernier ne cessera d’être écrasée par elle. Dans le Coran, sous forme suggestive, ces lois de l’imitation sont rappelées en plusieurs endroits pour les confirmer d’abord, mais aussi et surtout, pour condamner le conformisme social qu’elles suscitent. Le Coran appellera les hommes et les femmes libres à résister contre cette tentation de l’imitation par la suggestion : « Nous (les riches de ce monde) avons trouvé nos pères avec leurs coutumes et nous suivons leurs traces » (C.43,23) ou encore Abraham « quand il dit à son père et à son peuple : « Que sont ces statues devant lesquelles vous vous tenez ? » – Ils répondirent : « Nous avons trouvé nos pères les adorant. » – Abraham dit : « Certes, vous et vos pères, vous êtes dans un égarement évident » » (C.21, 52-54).

Les Prophètes du Coran nous les verrons toujours s’opposer à ce conformisme social considéré comme asservissant l’individu, et a contrario, cet ordre établi les considérera toujours comme des subversifs. En réalité, ils étaient des révolutionnaires au sens étymologique du terme, c’est-à-dire des êtres voulant revenir au point d’origine du mouvement qui avait été lancée par la religion primordiale. D’ailleurs, Lamartine voyant le Prophète de l’Islam comme le plus grand révolutionnaire de l’histoire humaine ne l’a-t-il pas qualifié de « blasphémateur héroïque », lui qui a fait tomber les 360 idoles de la Ka’aba pour ramener l’homme à adorer le Dieu-Un, et ayant suscité à sa suite, plusieurs empires musulmans ? Il est d’ailleurs étrange de voir en ce début de 21ième siècle, les sociétés musulmanes baigner dans un conformisme social caricatural. Ce conformisme social est entretenu et véhiculé par les institutions religieuses et politiques ; sur cette réalité voilà ce qu’écrivait Topçu : « Une croyance dès qu’elle est formulée, crée dans le milieu où elle naît une tendance à l’imiter. D’un autre côté, l’imitation dans l’humanité peut aller jusqu’au conformisme aveugle et c’est ce qui arrive très souvent (…). Cette décadence engendre des crises et des révoltes inévitables afin de rendre sa fécondité première à la croyance ». Il complète cette affirmation en précisant que « l’institution formée et vivant par imitation d’une croyance, devient destructrice de cette croyance qui s’y trouve confiée aux mains d’hommes qui ne la portent pas toujours vivante ; et l’institution détruit les croyances, elle devient un centre d’exploitation des pensées et des actions humaines ».

Visionnaire, cette pensée décrit notre situation actuelle en France sur le plan certes, des mosquées françaises, mais aussi sur le plan des institutions politiques, économiques, familiales et sociales. Le message du Coran sur ce phénomène de suggestion générant le conformisme social, combattus par ces « blasphémateurs héroïques », qu’ont été les prophètes, peut se résumer ainsi : « le remède pour se sauver du conformisme social, consiste pour l’individu, à rentrer en lui-même, à connaître vraiment ce qu’il est ». Que nos doctorants dans le domaine des humanités poursuivent cette voie analytique pour nous proposer une synthèse sur le thème de la croyance comme fondant le fait économique, politique et social. Il serait intéressant de pouvoir vérifier au 21ième siècle cette loi de l’imitation via son moyen suggestif générant un conformisme social aveugle imposé par les institutions qui finissent par détruire la croyance qui les a fondées. Ce qui vient de se passer avec ce qu’il est convenu désormais, d’appeler la crise sanitaire mondiale, ne peut que susciter ce type de recherches, dès lors que des dérèglements psychiques majeures ont été constatés.

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Bien que le Coran soit un livre de principes qui appelle à se remémorer le Principe, il ne peut être ni en faveur du capitalisme (Sayyed Ahmed Khan) ni du socialisme (Ali Shari’ati). Le Coran est paradigmatique, il appartient à l’homme d’édifier son versant programmatique ; le Coran encourage, en effet, à la saine et pieuse créativité. En ce sens seulement, si nous devions qualifier le message du Coran nous dirions qu’il est davantage une pensée révolutionnaire, encore une fois au sens étymologique, que réactionnaire. En réalité, le Coran nous affirme que le renversement véritable ne peut être possible que grâce à la lucidité qui, elle-même, ne peut être atteinte sans courage.