Quand un Malaisien récolte 60 000 vues en offrant son corps au voyeurisme des réseaux sociaux, cela dénote d’un certain malaise dans la civilisation.
Il faut se convaincre, quotidiennement, de sa propre innocence ou de sa bonne conscience pour réussir dans l’art, faussement accessible, de la sieste. Ou peut-être, il faut être un riche rentier, ou très fatigué pour rééditer quotidiennement ce plaisir solaire. Il y faut aussi une habitude de délicatesse envers soi-même. Mais entre toutes les conditions, il importe de veiller particulièrement sur celle de l’intimité. Car, souvent, la sieste est un art solitaire, autant que l’onanisme ou le deuil. C’est pourquoi offrir de dormir sous l’œil de milliers de personnes, par caméra interposée en mode « live » sur un réseau social, peut -être envisagé comme une prouesse inquiétante Voilà, selon Internet, qu’un Malaisien a réussi à dormir en « direct » sous des milliers d’yeux, pour sa sieste et que sa vidéo vivante, précise-t-on, récolte plus de 60 000 spectateurs. On peut déjà en sourire, lassé par l’inintéressante performance, mais le plus juste serait de s’en alarmer. La fin de « l’intime » est déjà annoncée à grands coups d’enquêtes et de scandales sur la transformation d’Internet en une surveillance universelle de l’individu. Captif de l’écran, on se dévoile, on s’y fait voler ses secrets, on s’y dénude avec la récolte des cookies, face au miroir sans tain de la fausse confidentialité. Mais dans la prouesse de ce Malaisien, il y a un pas de plus : pour réussir sa sieste dans ces conditions, il faut un consentement intime, une synthèse impossible et pourtant tentée entre l’exhibition et la relaxation, la détente et la prostitution, une envie de dénudement qui expose le corps en coupe verticale. Peut-être aussi un désir cannibale de spectacle et une capacité à s’extraire du monde tout en occupant, en mode canapé, son centre exact. On peut gloser longtemps sur cette futile prouesse du jeune homme, il restera un côté obscur à méditer : celui des spectateurs qui, dans un monde de fracas et de peur, ont réussi à perdre leur temps à examiner cet homme dormir et pendant longtemps. Comment les imaginer ? Quel est leur portrait ?
Zombies numériques qui trouvent à nourrir, dans cet épisode, leur rêverie d’immobilité et de fuite, leur dérobade que l’écran sanctifie. On ne sait plus. On s’imagine ces 60 000 spectateurs comme curieux et à la fois lassés, lames émoussées du goût et des curiosités habituelles, prisonniers addictifs de ce voyeurisme qui enfle et qui, pour garder encore sa dose d’excitation, creuse loin dans l’insolite. Mais l’image qui persiste encore, c’est celle de nouveaux zombies, de déserteurs du réel. Atteints de quelque chose de plus viral que les grippes nouvelles, transformés par cette vigilance creuse et cette fascination pour le vide rehaussé des réseaux sociaux. Regarder un homme qui dort est-il un désir de dormir encore plus profond, de se suicider, de mourir ? Pour ce cas, ils sont plus de 60 000, affirme l’article, à réinventer la vacance. Faut-il s’y attarder ? Oui. Là, dans la rubrique de l’accessoire, on a l’exemple, entre mille, de la fabrication d’une nouvelle universalité par le néant, une collectivité mondiale molle, manipulable, prête aux radicalités comme aux futilités, neurasthénique. Ce Malaisien, offrant le vide comme spectacle, est le « patient zéro », en quelque sorte, d’une nouvelle épidémie. Celle qui depuis deux décennies « zombifie » le lecteur, l’auditeur, le spectateur, l’électeur, le voyeur. Figures démodées, soumises à la nouvelle loi d’Internet et à l’hébétude mondiale qui, lentement, se propage Le lecteur, le spectateur, le voyeur: figures démodées, soumises à la nouvelle loi d’Internet et à l’hébétude mondiale.
Le point 2480 5 mars 2020 Page 91 à 95