Le 25 avril 2006, El Hadj Aboubacar Fofana, imam de la mosquée d’Aghien à Abidjan, était élevé in absentia au rang de cheikh al-aïma « cheikh des imams » et « guide spirituel de la communauté musulmane de Côte d’Ivoire » – par décision consensuelle du Conseil supérieur des imams (COSIM), organe indépendant représentant une forte majorité d’imams dans le pays. Succédant à Anzoumana Konaté, décédé en septembre de l’année précédente, cheikh Fofana devenait ainsi la plus haute autorité religieuse islamique à l’échelle nationale. Fofana vivait alors de- puis quatre ans aux États-Unis, où il s’était trouvé séjourner quand éclata la rébellion de septembre 2002. L’enlisement de la crise et la persistance de menaces physiques à son encontre contraignirent à l’exil politique celui que le grand public connaissait surtout comme un irréductible pour- fendeur des dérives anti-républicaines des régimes post-houphouëtistes et que la doxa patriotique dépeignait comme un dangereux radical.
Le 25 octobre 2006, à la fin du Ramadan, six mois après sa nomination, Aboubacar Fofana rentrait définitivement à Abidjan, avec pour mission de guider sa communauté jusque dans sa contribution au développement de la paix et de l’unité nationales. Drapé d’un boubou blanc, coiffé d’une chéchia rouge, cheikh Fofana fut accueilli en grande pompe à sa descente d’avion par ses proches disciples et de nombreux dignitaires musulmans, puis escorté sous protection militaire jusqu’à sa mosquée par une haie humaine de fidèles en liesse, hommes et femmes, jeunes pour la plupart, exultant leur ferveur religieuse par la prière et le chant. Quoique désorienté par cette vénération, Fofana accéda à l’invitation de communier avec ses fidèles, debout dans son 4×4 décapotable. La foule ayant largement suivi le mot d’ordre relayé par la radio islamique Al Bayane de se vêtir en blanc, la presse nationale souligna l’éclat immaculé du« retour triomphal » du cheikh. De fait, c’était là une manifestation islamique inédite par sa chorégraphie urbaine et sa visibilité dans l’espace public ivoirien.
Les démonstrations d’allégeance à l’autorité du nouveau cheikh al- aïma se multiplièrent dans les jours et les mois qui suivirent. Le premier vendredi, de nombreux imams désertèrent leur mosquée pour écouter le sermon de Fofana à Aghien, qui prit « l’allure d’un lieu de pèlerinage ». Le lendemain, le COSIM organisa une « cérémonie d’hommage au cheikh » à la grande mosquée de la Riviera Golf, en présence de chefs religieux et de responsables communautaires de toutes obédiences islamiques, incluant des soufis (dont diverses branches tidjanies), des sunnites (aussi appelés wahhabites ou salafistes) et des chi‘ites duodécimains.
L’assemblée rappela la légitimité historique d’Aboubacar Fofana, « concepteur et principal architecte du réformisme en Côte d’Ivoire », en saluant le charisme, l’indéfectible pugnacité et le vaste savoir théologique, spirituel et séculier du militant prédicateur devenu éveilleur de consciences, meneur d’hommes, maître à penser. Fofana prononça à cette occasion un long discours programmatique. Près de 300 imams des quatre coins de la Côte d’Ivoire, 28 imams venus de l’étranger et le Premier ministre Guillaume Soro, représentant le nouveau gouvernement d’unité nationale, assistèrent, en avril 2007, à son intronisation officielle, moment fort du deuxième congrès national du COSIM consacré à la réflexion sur « le rôle des imams dans la reconstruction de la nation ». Des DVD de tous ces événements trouvèrent ensuite leur place sur les étals de diverses librairies islamiques.
Au-delà des élites, le cheikh al-aïma fut encore fervemment plébiscité par un large public musulman. Dans l’imaginaire populaire, quelles qu’aient été les réserves exprimées par Fofana, le cheikh apparaissait en effet auréolé par la mystique de la hijra (émigration ou exil dans la tradition coranique) et comme porteur de la baraka (bénédiction ou miséricorde) que Dieu réserve à ses awliya (sg. wali, ami ou élu de Dieu). L’engouement pour le cheikh dépassait ainsi le respect dû à sa fonction : beaucoup le voyaient comme un homme providentiel venu guider les siens dans une conjoncture historique difficile. Peu savaient pourtant que l’homme, dont la réputation fut longtemps d’être un sunnite proche de l’orthodoxie scripturaire, était devenu disciple, puis chef spirituel de la Qadiriyya. Au cours de la première année qui suivit son retour, le domicile de Fofana fut le théâtre d’un défilé spontané continu de délégations d’associations, de communautés et d’individus musulmans (ainsi, par ailleurs, que de représentants d’autres confessions et de la société civile) venus lui témoigner hommage et obéissance. Lors des tournées du cheikh aux quatre coins du pays, dans le Sud ex-loyaliste comme dans le Nord ex-rebelle, la population lui réserva un accueil exalté, reproduisant dans les villes de province les scènes abidjanaises de son retour d’exil.
Cet article se propose d’explorer les transformations de la guidance islamique en Côte d’Ivoire à travers le cas singulier mais ô combien emblématique du cheick des imams ivoiriens, Aboubacar Fofana. Le parti a été pris de décliner un fil biographique et chronologique pour mieux restituer les diverses facettes de son autorité protéiforme, à la fois religieuse et extra-religieuse. Deux interrogations ont en outre été privilégiées de manière entrelacée. Avec une attention particulière pour le chevauchement des catégories, la première questionne les fondements et le(s) type(s) d’autorité morale et religieuse que représente le cheikh Fofana, en écho aux études pluridisciplinaires consacrées aux profondes mutations de l’autorité islamique dans le monde musulman contemporain, depuis l’émergence de nouveaux intellectuels musulmans jusqu’à la redéfinition du rôle traditionnel des oulémas (sg. alim, spécialistes des sciences religieuses ou gardiens de la tradition islamique). Inspirée par les travaux sur l’interface entre islam et espaces publics (trans)nationaux, la deuxième interrogation se penche plus spécifiquement sur le rôle public d’Aboubacar Fofana. Elle met en perspective la contribution de ce dernier aux processus complexes de « déprivatisation » de l’islam en Côte d’Ivoire et d’émergence d’un « islam public » qui conteste les frontières d’inclusion et d’exclusion de la sphère publique ivoirienne et revendique sa participation pleine et égalitaire aux débats nationaux sur le bien commun et les normes consensuelles de l’ordre civique.