L’Islam en pays Sénoufo en Côte d’Ivoire contemporaine (suite 2)

Ousmane Doumbia : itinéraire d’un personnage inattendu

Le Nonhoulo est une unité politique autonome des Sénoufos des sous-cantons Sewala, Zonohola, Guendéla et Bona, de la circonscription administrative du Kabadougou, avec pour chef-lieu la ville d’Odienné. Il s’est constitué à l’issue de l’introduction du nouvel ordre social promu par l’islam au xixe siècle sous l’autorité de Daba, chef du sous‑canton Bona, dont le nom sera attribué au village de Dabadougou. Ce village, situé au pied d’une chaîne de montagnes sur l’axe Odienné Madinani, est l’une des cinquante-cinq agglomérations que compte le canton Nonhoulo. Il est peuplé de groupements sénoufo (Koné) et peul malinkéisé (Doumbia) – à qui on associe des allochtones (Fofana) – anciennement installés à Gessogo. Selon les sources recueillies, le départ de ce site, distant de sept kilomètres de l’actuel, pour des raisons non encore élucidées, remonte à l’année 1934. La famille Koné a été à l’origine de ce mouvement de déplacement, suivie, deux ans plus tard, par celle de Doumbia.

deux rencontres ont réuni les habitants au sujet de l’organisation pratique du village. Tenus les 1er et 26 avril, ces échanges ont porté respectivement sur l’attribution des charges de dougoutigui (litt. « chef de village », en malinké) et d’imam. Pour son antériorité sur le site, la famille Koné obtint le titre de dougoutigui. Mais elle concéda l’attribution du nom du village à Dèguè, fils et successeur de Daba au poste de chef de canton en 1917. Ce dernier, qui se rendait à Séguélon (siège du canton Nonhoulo) après un séjour à Bouroumasso, fut l’invité surprise de cette cérémonie où la question de la nomination du village était encore posée. Il usa de son autorité pour solliciter l’indulgence de l’audience afin que le nom du village soit attribué à son père. L’assistance ne vit aucun inconvénient à cette requête et nomma le village Dabadougou (litt. « village de Daba », en malinké). Quant à la gestion des charges religieuses, elle revint à la famille Doumbia.

L’activité religieuse, à Dabadougou, se résume à l’islam. Le malinké y est la langue parlée, mais avec un accent différent de celui des voisins d’Odienné. On n’y compte pas d’espaces consacrés aux institutions initiatiques (Poro et Tchologo), constatés ailleurs dans bien des localités en pays sénoufo. Cette situation pourrait s’expliquer par une islamisation antérieure à l’installation sur le nouveau site, et par la présence comme co-habitants de musulmans de la famille de Mory Doumbia. Ce dernier se fit d’abord connaître pour ses activités commerciales de poisson séché et de sel entre le Soudan français et la zone forestière de la basse Côte d’Ivoire. Au cours de ses déplacements, dans ce milieu de marchands musulmans qui le conduisirent jusqu’au foyer du hamallisme à Nioro du Sahel (Traoré 1983 ; Savadogo 1998 ; Brenner 2005 ; Soares 2005), il fit la connaissance de l’islam et s’y convertit. À son retour à Gessogo, il propagea la nouvelle religion auprès de ses pairs. Cependant, compte tenu de ses charges professionnelles, il confia la gestion des affaires culturelles (imamat et enseignement coranique) à Youssouf Fofana, un esclave affranchi ramené lors d’un voyage. Une fois installé à Dabadougou, il reconduisit ce dernier à ces tâches.

L’exercice de la fonction de l’imamat de Youssouf Fofana fut de courte durée sur le nouveau site. À son décès, en 1936, il avait réussi à partager ses connaissances avec les enfants de Mory Doumbia dont l’un d’eux, en l’occurrence Yacouba Doumbia, assura sa relève. Comme son prédécesseur, ce promu alterna la direction des prières canoniques et la formation coranique des jeunes du village. Ses actions à la tête de la communauté, qui marquaient le début de l’ère des imams et lettrés musulmans Doumbia, durèrent plus d’un demi‑siècle, et elles permirent d’asseoir la légitimité religieuse de cette famille dans le village. Mais lorsqu’il mourut, en 1994, aucun de ses frères en mesure de poursuivre son œuvre n’était encore en vie. Aussi, l’école coranique familiale à sa charge s’en trouva‑t‑elle affectée. S’en suivit l’arrêt des cours pour certains élèves, quand d’autres, comme Ousmane Doumbia, décidèrent de poursuivre ailleurs auprès d’autres Karamoko (litt. « celui qui enseigne », en malinké) leurs études.

Le parcours de formation d’Ousmane Doumbia (ou Ladji Daba) débuta à Dabadougou au cours de la décennie 1980. À cette période, au cours de laquelle l’enseignement coranique avait déjà montré ses limites – formation peu ouverte sur la modernité et à un emploi salarié (Binaté 2012) –, Yaya Doumbia et Makaridja Doumbia avaient fait le choix de faire suivre à leur fils Ousmane une formation mixte. D’abord, une inscription à l’école coranique familiale pour son éducation religieuse et sa préparation à la vie en société nonhoulo ; puis une autre à l’école publique du village, où il atteignit le niveau des cours élémentaires (CM). Les frais d’écolage de ce système éducatif national étant à la charge des parents, Ousmane Doumbia ne parvint plus à poursuivre ses études à la disparition de son père en 1993. Finalement, il se consacra exclusivement à l’enseignement islamique, qui le conduisit au-delà de Dabadougou.

J’ai commencé à approfondir mes connaissances en matière de spiritualité en suivant la voie des cheikhs, le chemin qui mène à Dieu. Pour cela, je visitais les ulémas dont j’avais entendu parler au Burkina, Gambie, Ghana, Sénégal, etc., pour un séjour d’un à deux mois pendant lequel j’observais leurs comportements et manières de faire, de sorte à pouvoir en faire autant. […] Je n’ai pas vu Kankan Sékouba [Mouhammad Chérif, plus connu sous le nom de Cheikh Fanta-Madi], mais j’ai rencontré ses enfants dont Ladji Samba, pendant un séjour de quinze jours. J’ai été au Niger pendant un mois chez Cheikh Aboubacar Thiota. […] À mon retour à Odienné, je me suis rendu au Ghana chez Ladji Abdoulaye. J’ignore son patronyme. C’est un talibé de Cheikh Thiota que j’avais rencontré au Niger. Il avait assez de talibés. Après cette étape, je me suis rendu à Nouma, au Burkina, chez Ladji Sako. Il n’était pas cheikh, mais marabout. Il était bien connu. Comme il était thaumaturge, j’ai essayé de comprendre si sa pratique était conforme avec l’islam. De là, j’ai poursuivi mon chemin vers Ramatoulaye chez cheikh Maïga [Sidi Mohamed Maïga], un mouqadam de Hamahoullah. J’ai été également dans un autre village du nom de Tasliman. Je n’ai pas connu le vrai nom du cheikh. Tout le monde l’appelait Tasliman karamoko [Abdoul Wahhab Ouédraogo, de son vrai nom]. On disait qu’il avait reçu sa formation des génies. Je l’ai trouvé en âge avancé. Je me suis assez promené et fait des rencontres de personnes importantes.

Ce travail de mémoire, important certes, n’épuise pas la liste des rencontres faites par Ousmane Doumbia. Ni même les photographies de personnalités religieuses ouest-africaines – près d’une cinquantaine – qu’on trouve dressées aux murs de sa véranda servant de salle d’attente aux visiteurs, à Dabadougou. Mais ils fournissent des éléments de réponse relatifs à son parcours – même si des éclaircissements restent à faire sur la périodisation de ces événements et l’identité exacte des personnes citées. Néanmoins, des informations collectées sur le terrain, il ressort que, dès son enfance, Ousmane Doumbia présentait des signes le distinguant de ses amis du même âge. Ces signes étaient visibles par son attitude vis-à-vis des aînés et des personnes âgées du village – à qui il rendait des visites régulièrement – et par sa physionomie – généralement vêtu d’un boubou, la tête enturbannée et une canne à la main. Cette particularité, ajoutée à son air comique et son peu d’intérêt pour les questions triviales, le faisait passer pour un bouffon, sinon un enfant anormal. C’est d’ailleurs ainsi qu’il fut perçu lorsqu’il foula pour la première fois la terre de Kélindjan, après deux jours de voyage à pied. Pour Ousmane Doumbia, cette posture répondait juste à une opinion personnelle de la méthode d’approche pour acquérir le savoir.

  • 24 Entretien avec Ousmane Doumbia, le 3 octobre 2015 à Dabadougou.

Je me suis comporté comme un fou, un malade mental. Parce qu’ayant fait beaucoup de rencontres d’hommes de Dieu, j’ai appris à être humble, faire comme un ignorant face à ceux‑ci. […] D’ailleurs, personne n’a imaginé que j’étais bien portant. Faire le malade pendant des années sans que personne ne s’en aperçoive [rire]. Le boubou [de couleur bleue] que je t’ai montré, c’est ce que j’avais. Les nuits avant d’aller au lit, je le lavais et l’accrochais à une corde. Jusqu’au matin, il séchait avec le vent. Les gens, qui s’en étonnaient, me demandaient : « Tu n’as que ce seul habit que tu n’enlèves et ne laves jamais. Pourtant, il ne pue pas. Comment fais-tu ? » Or je le lavais les nuits, sans savon.

Le séjour d’Ousmane Doumbia à Kélindjan a été le plus long de tous ses voyages d’études. Il se révélera par la suite le plus déterminant pour sa jeune carrière. En effet, en se rendant dans ce village de la circonscription administrative de Samatiguila, la petite « ville sainte » précoloniale (Marty 1922), Ousmane Doumbia ambitionnait de se mettre au service d’un cheikh de la confrérie qadiriya, Matié Boiké Samassi, dont la réputation d’homme de foi était bien connue dans cette partie du pays. Dans la mesure où il disposait de connaissances élémentaires pour sa pratique religieuse, cette mission s’inscrivait dans une logique de recherche de baraka, nécessaire à la réalisation de ses projets.

19Au sens littéraire, la baraka, expression de la langue arabe, signifie « l’abondance d’Allah » qui, par extension, peut être perçue comme une ressource religieuse importante pour le bien-être de l’individu ou d’une communauté (Bava 2002). En d’autres termes, on pourrait dire qu’être porteur de baraka, c’est avoir de la chance. Dans la tradition islamique, notamment dans les pays au sud du Sahara, elle a une valeur symbolique. Presque tout, l’échec comme le succès, y est lié. Dans la littérature portant sur cette notion (Lings 1990 ; Brenner 2000, 2005 ; Soares 2005), elle est généralement associée à l’islam confrérique, avec les saints ou Awlya (sing. Walî) qui en sont porteurs. Matié Boiké Samassi, étant présenté comme l’un de ces saints depuis Kélindjan, attirait pour des besoins de bien-être social bon nombre de personnes comme Ousmane Doumbia.

  • 26 Entretien avec Ousmane Doumbia, le 3 octobre 2015 à Dabadougou.

[À mon arrivée,] il [Matié Boiké] m’a dit : « Tu es âgé pour l’apprentissage. Pourras-tu apprendre ? Il y a la faim ici. » J’ai répondu que je pourrai. « Il n’y a que le travail ici », reprit-il. « On va essayer, répondis-je. » Effectivement, je n’étais plus un gamin.

Son objectif n’était pas les études coraniques classiques. Ainsi, pour lui, l’âge constituait plutôt un atout qu’un obstacle. Kélindjan, ancienne terre d’exploitation agricole de Ladji Tchokoro où il fut reçu en 1995, essayait de reprendre, dans sa constitution, le mode de vie du Samatiguila de l’époque précoloniale. On n’y trouvait pas de marché ; l’élevage, la musique, la cigarette y étaient interdits. Ces principes, dictés par Matié Boiké, avaient fait de ce village un espace propice pour les retraites spirituelles – ou Kalwa – et l’enseignement coranique. Officiellement, Ousmane Doumbia y était en tant que talibé. Mais ce système éducatif islamique ayant la particularité de concilier études livresques et initiation à la vie en communauté (Binaté 2012), il y trouva l’opportunité pour s’attirer la satisfaction de son hôte à travers ses activités « extrascolaires ».

  • 28 Entretien avec Ousmane Doumbia, le 3 octobre 2015 à Dabadougou.

Quand on allait à la pêche, mes amis revenaient avec assez de poissons. Moi, ce n’était pas le cas. Une fois de retour au village, j’achetais leurs poissons qu’ils comptaient vendre à Nafadougou [village distant de 4 km] et Samatiguila pour les remettre au cheikh. […] [Parallèlement,] je cultivais et rendais toute la récolte au cheikh. Lorsque que je cultivais l’igname, je ne goûtais à aucun tubercule. Il en était de même pour les cultures de l’arachide, du maïs et du riz […] [Quand] les visiteurs du cheikh, à leur retour, me glissaient souvent des billets de 1000 francs et même 10 000 francs, je les gardais sans y retirer un centime […] et les remettais discrètement au cheikh lorsque j’observais qu’il était dans le besoin. Il me demandait : « Où as-tu trouvé cet argent ? » ; « C’est par ta grâce », répondais-je.

21Par ce procédé, Ousmane Doumbia, qui rivalisait d’ardeur au travail avec d’autres talibés présents dans le village pour les mêmes raisons, a réussi à se faire remarquer par le cheikh Matié Boiké. Ce dernier ne manquait pas de lui faire des bénédictions, témoignages de sa reconnaissance. Au début de la décennie 2000, un événement mit un terme au séjour de Kélindjan.

 

Un jour, j’ai quitté Kélindjan pour Dabadougou où vivaient ma mère et ma tante. Il n’y avait personne pour leur trouver des moyens de subsistance. Elles allaient honorer des contrats de travail estimé à [300 francs CFA/jour] chez leurs amies pour s’offrir de quoi manger. Il n’y avait aucun homme adulte. Mes cadets étaient tous en bas âge. Ils vivaient des restes des habitants du village. […] C’est comme cela que vivait ma mère. À mon retour, j’ai informé le cheikh de cette situation en sollicitant ses bénédictions. Il m’a dit : « Ladji, la relation de la mère à l’enfant est délicate. Si je ne te laisse pas partir, tu risques d’épuiser ma baraka. Je t’accorde la route pour que tu puisses aller t’occuper de ta mère. Je ne plaisante pas avec les liens parentaux. »

En s’établissant sur la terre de ses géniteurs à la suite de cette conversation, Ousmane Doumbia ambitionna d’y reproduire le modèle de société basée sur l’islam qui l’a façonné tout au long de sa formation. Reste que dans ce milieu sous influence des voisins mandé malinké, chez qui l’image du Sénoufo est encore associée à l’animisme, et le bénéfice d’une légitimité religieuse accordée à une personne dépendant de sa lignée, il fallait faire suivre cette volonté d’une réelle politique d’organisation pour asseoir ce projet. A suivre…