L’Islam, le tiers exclus de la révélation abrahamique est désigné en partie comme le bouc émissaire des maux actuels de « l’Occident ». Il n’est donc pas étonnant de soupeser le poids de l’adversaire en le dimensionnant. C’est ce qu’a fait “The Pew Forum on religion & public life, qui a publié ce mois-ci une étude détaillée sur les musulmans du monde intitulée « Mapping the Global Muslim Population. A report on the Size and Distribution of the World’s Muslim Population”.
Première leçon de cette étude, si l’on compte 1,57 milliard de musulmans (23% de la population mondiale), l’Asie représente la plus grande proportion d’entre eux, soit plus de 60 % du total. Les quatre pays les plus peuplés de musulmans sont, dans l’ordre l’Indonésie (202 millions), Pakistan (174 millions), l’Inde (160 millions) et le Bangladesh (145 millions). Le pays arabe le plus peuplé de musulmans n’arrive qu’en cinquième position, c’est l’Egypte (78 millions). L’Afrique du Nord et le Proche-Orient ne comptent que 315 millions de musulmans (à peine plus de 20% du total), suivis de l’Afrique sub-saharienne (240 millions). 80 % des musulmans habitent des pays où ils représentent une large majorité.(1)
Dans le même ordre de la connaissance de l’Autre, un ouvrage important écrit par John L. Esposito, un des meilleurs spécialistes américains de l’islam, et Dalia Mogahed, une analyste travaillant pour l’institut de sondage Gallup. Who speaks for Islam ? What a billion muslims really think (« Qui parle au nom de l’islam ? Cet ouvrage est intéressant à plus d’un titre. Pour la première fois, à notre connaissance, une image de la situation des musulmans dans le monde est donnée . Alain Gresh qui le présente écrit « Cet ouvrage s’appuie sur une très large enquête d’opinion, à travers plus de 35 pays et représentant, selon les auteurs, plus de 90% des 1,3 milliard de musulmans. L’idée est de faire parler les musulmans eux-mêmes et pas les responsables ou les experts. Les auteurs résument ainsi les principaux résultats de leur enquête »
« Les musulmans n’ont pas une vision monolithique de l’Occident. Ils jugent les différents pays en fonction de leur politique, pas de leur culture ou de leur religion ; Leur principal rêve est de trouver du travail, pas de s’engager dans le djihad ; Ceux qui approuvent des actes de terrorisme sont une minorité et cette minorité n’est pas plus religieuse que le reste des musulmans ; Ce que les musulmans admirent le plus dans l’Occident, c’est sa technologie et la démocratie ; Ce que les musulmans condamnent le plus en Occident c’est la « décadence morale » et la rupture avec les valeurs traditionnelles (dans des proportions similaires à celles des… Américains) ; Les femmes musulmanes veulent à la fois des droits égaux et le maintien de la religion dans la société ; La majorité ne veut pas que les dirigeants religieux aient un rôle direct dans l’élaboration des Constitutions, mais est favorable à ce que la loi religieuse soit une source de la législation. Pour la majorité des musulmans ( plus de 90% dans certains pays), la religion est un aspect essentiel de leur vie.
« Beaucoup considèrent la religion comme un aspect primordial de leur identité. L’islam n’est pas, pour ses fidèles, ce qu’il apparaît aux observateurs étrangers, une simple carapace de règles contraignantes et de punition. Pour beaucoup de musulmans, c’est une boussole mentale et spirituelle qui donne un sens à la vie, les guide et leur donne de l’espoir. Une proportion importante des personnes disent que leur vie a un but important (90% pour les Egyptiens, 91% pour les Saoudiens). »(2)
« Les auteurs montrent les changements de la situation des femmes depuis quelques décennies, avec leur intégration massive dans l’éducation (notamment au niveau de l’université). Elles veulent toutes plus de droits et notamment l’égalité juridique avec les hommes, le droit de vote en dehors de toute pression familiale, la possibilité de travailler à n’importe quel poste en fonction de leur qualification (c’est notamment le cas de 76% des Saoudiennes). Désirent-elles pour autant être « libérées par l’Occident » ? Pourtant, quand on leur demande si adopter les valeurs occidentales ferait avancer leur cause, seules 12% des femmes indonésiennes, 20% des Iraniennes et 18% des Turques sont d’accord.
Elles pensent que l’attachement à leurs valeurs spirituelles et morales est un élément important dans les progrès que leur situation doit connaître. « Travailler pour le progrès des femmes en s’appuyant sur la charia plutôt qu’en l’éliminant est un thème qui renaît dans les sociétés musulmanes contemporaines. » Les femmes musulmanes veulent à la fois le respect de leur religion et leurs droits ; Alors qu’elles admirent certains aspects de l’Occident, elles n’adoptent pas toutes les valeurs de l’Occident ; La majorité des femmes musulmanes considèrent avec suspicion les défenseurs occidentaux des droits des femmes »(2)
De l’analyse rapide des deux études précédentes, on peut en déduire que l’essentiel de l’Islam est asiatique. Les pays asiatiques semblent se développer dans l’ensemble selon les règles de la démocratie et connaissent des taux de croissance à deux chiffres (Malaisie. Indonésie). De plus l’alternance est consacrée ( Turquie, Malaisie, Inde ,Pakistan). Il est donc faux d’attribuer les problèmes des sociétés arabes à l’Islam, qui est de ce fait innocent des avanies que subissent les Musulmans arabes en son nom.
Pourquoi alors, le monde arabe est le dernier élève partout comme le martèle chaque année les rapports du PNUD ? Pourquoi l’alternance se fait-elle toujours par l’émeute ? Dans les années 60, le monde arabe était relativement mieux placé au niveau des indicateurs de développement économiques et sociaux que l’Amérique Latine. En quarante ans, la régression est patente, à la mesure du désarroi des sociétés et des individus privés de repères et de règles de jeu, soumis à un autoritarisme permanent, asservis dans un climat de répression, [on a calculé qu’en moyenne un potentat arabe restait au pouvoir une vingtaine d’années, le record du Guinness est détenu sans conteste par Kadaddi]. Le désespoir gagne des couches de plus en plus importantes. « Résultat des courses », les pays prennent un retard qui n’est pas linéaire mais exponentiel.
« On aurait pensé écrit Hicham Ben Abdallah El Alaoui que sur le plan économique, les « ajustements structurels » (y compris les privatisations et la réduction des subventions étatiques), les accords de libre-échange, l’appel aux investissements et les incitations à entreprendre allaient enfin faire émerger de nouvelles classes moyennes. (…) Vingt ans plus tard, le bilan de ces espérances dans les différents domaines (politique, économique, idéologique et relations internationales) est affligeant.(…) L’islamisme, sous ses différentes formes, est arrivé à apparaître comme le meilleur porte-parole des mécontentements et des exigences de changement, même parmi des groupes traditionnellement de gauche et laïques, comme les étudiants. Si les voix laïques et islamistes font partie d’un même grand chœur exigeant la démocratisation, les uns chantent la mélodie d’un ordre social fondé sur le droit et sur les principes politiques modernes universellement admis, les autres psalmodient les principes d’un ordre politique fondé sur un ensemble de préceptes coraniques.
Bref, les « réformes » infligées à notre région depuis quinze ou vingt ans – sous la pression de l’Occident – n’ont pas conduit sur ce chemin qui mènerait inexorablement de la libéralisation économique à la démocratie, en passant par la modernisation et la sécularisation. (…) L’Etat fait feu de tout bois, il crée ses propres médias, son propre simulacre d’une société civile. Il s’agit d’une mise en scène, d’une rationalisation limitée de l’ordre politique. L’Etat autoritaire n’a pas été transformé par la démocratisation, il s’est affublé de ses accessoires. On pourrait, par dérision, le nommer « autoritarisme 2.0 ». (…) Les facteurs géopolitiques pèsent sur ces évolutions. (…) A partir de 2001, l’administration de M. George W. Bush a opté pour une nouvelle lecture du pacte avec la région : la priorité des Etats-Unis ne serait plus la stabilité, mais l’instauration de la démocratie, au besoin par la force.
Cet abandon d’un vieux principe a effrayé nombre de régimes, mais l’opinion arabe l’a vite senti : cette ferveur démocratique n’était que le camouflage d’un programme d’interventions dans le seul intérêt des Etats-Unis et d’Israël. Les régimes locaux ont vite appris à déchiffrer les déclarations contradictoires venues d’Occident et retrouvèrent leur confiance. Une façade démocratique allait leur suffire, à condition d’apporter leur pierre à la « guerre contre le terrorisme » et de ne pas s’opposer trop vigoureusement à l’hégémonie des Etats-Unis ni aux intérêts d’Israël ». (3)
Burhan Ghalioun explique le malaise des masses arabes à la fois par des causes exogènes (les interférences multiples) et endogènes ( la chape du pouvoir) Dans le monde moderne écrit-il en perpétuel changement, voué à la globalisation, l’instabilité à la confusion , à la pauvreté, à la présence de menaces multiples les peuples cherchent dans leur patrimoine davantage des repères qui marquent un sens de l’enracinement dans l’histoire des références, et un recours que des valeurs de piété .
Avec l’avènement de la modernité, la pensée politique arabe se trouve tiraillée entre deux angoisses : d’une part, la peur que les sociétés musulmanes soient exclues du processus de modernisation, et d’autre part, la crainte qu’elles soient obligées de renoncer à leur religion et donc à leur identité.
Ainsi, le débat politique s’est structuré en deux tendances principales : l’une, d’inspiration religieuse, que l’on peut appeler la tendance musulmane ou islamiste, et l’autre, à caractère séculier, que l’on peut qualifier de moderniste ou laïciste.
A l’heure actuelle, alors que des désordres émergent plusieurs questions resurgissent : Quel rôle joue la religion dans la communauté nationale moderne ? Quelle place doit avoir l’État et quel rapport doit-il entretenir avec la religion ?… Le véritable mal dont souffre les sociétés musulmanes ce n’est pas l’Islam mais la gestion politique ».
« L’absence de catéchisme dans l’Islam fait dépendre l’enseignement religieux du pouvoir politique. Or les politiques culturelles ne sont nulle part innocentes. Elles reflètent des stratégies de pouvoir et répondent aux conditions de la reproduction des systèmes de domination sociale. (…) La formation d’une pensée déstructurée qui est aujourd’hui la règle est le fruit d’une stratégies éducationnelle et au delà , politique. Elle fait partie de cette même entreprise qui voue le reste de la population à la marginalisation et à la clochardisation.
Ces politiques ne sont pas séparables de l’ensemble des mécanismes socio-politiques du système en place qui sanctionne , l’honnêteté, l’esprit d’initiative et la créativité. Il favorise le clientélisme, l’hypocrisie et la soumission aux chefs . Bref il faut hercher la clé de la conscience déstructurée, désorientée désaxée, désemparée et déstabilisée qui tend trop à définir la conscience musulmane d’aujourd’hui dans l’assujettissement de tout savoir de toute culture, de toute religion, de oute littérature de tout enseignement à la stratégie du pouvoir »(4)
Burhan Ghalioun ajoute l’instrumentalisation de tous ces Etats arabes dont le « tout sécuritaire » est l’unique raison d’être font subir à la religion d’une part (réduite au seul aspect de la Shari’a) et au laïcisme proposé comme une nouvelle religion étatique d’autre part. « Pendant de longues décennies, l’islam était considéré incompatible avec les valeurs de la démocratie.
Quel est l’impact réel de l’islam dans l’évolution politique des pays musulmans, en particulier les pays arabes du Moyen Orient ? (…) il est aussi faux de dire que l’islam est incompatible avec la démocratie que de soutenir le contraire. (..) Les Musulmans sont, comme dans toutes les sociétés, divisés entre libéraux et radicaux, cléricaux et laïcistes, républicains et monarchistes. (…) Quelle serait la Solution ?« Les facteurs qui favorisent une issue démocratique sont à mon avis, poursuit Borhan Ghalioun quatre : La faillite des systèmes autoritaires sur tous les plans : national, économique, politique et culturel.
L’émergence de la pensée critique, de nouveaux espaces de sociabilité, de nouvelles forces politiques et civiles. L’éveil de l’opinion publique sous l’effet de la mondialisation des média et de la popularisation à travers Internet des moyens d’information, avec pour conséquence la naissance de nouvelles aspirations et de fortes motivations pour la changement. (…) L’incertitude quant à la possibilité d’obtenir un soutien international cohérent et à long terme est avérée. En effet, il n’est pas certain que les puissances euro-américaines qui bénéficient d’une position privilégiée dans la région croient vraiment D’où la volonté d’exercer une sorte de contrôle continu sur l’évolution politique de systèmes et d’essayer d’imposer aux sociétés de la région des équipes ayant de bons rapports avec les puissances occidentales. (….) » (5)
Comment en définitive dépasser l’impasse majeur depuis l’échec du réformisme : l’angoisse de l’exclusion de l’histoire moderne et celle d’un abandon de valeurs et référents religieux et culturels. Cette fameuse double errance dont souffre en particulier les peuples du Maghreb ballottés entre une métropole « moyen-orientale » qui a montré ses limites, et qui instrumentalise la religion d’une façon rétrograde et une mondialisation libérale qui fissure les identités grâce à la puissance de ses « industries du plaisir ».
Les programmes de la télévision algérienne illustrent parfaitement cette errance, en diffusant à la fois une émission religieuse « Foursane el Kor’an » et l’équivalent arabe de la « Star Academy », un programme libanais, qui n’est qu’une pâle imitation d’émissions de variétés outre atlantique. Il est évident que la « solution » ne peut pas être exogène, et en aucun cas dans des interférences extérieures qui ne font que maintenir en l’état les masses arabes.