On sait en gros ce qu’est la doctrine coranique qu’on appelle Islam. On la connaît néanmoins trop souvent par une définition tout extérieure. Elle est cette réforme à la fois religieuse, sociale et morale qui, à peine née sur la côte Est de la mer Rouge au début du VIIe siècle de l’ère chrétienne se répandit de façon irrésistible vers le nord, le sud, l’est et l’ouest et qui, au bout d’un temps relativement très court, se trouva établie sur la moitié du monde connu d’alors.
Événement sans précédent dans l’histoire et qui, depuis, n’a cessé d’intéresser l’humanité et d’exciter la curiosité des historiens.
On a essayé parfois de lui trouver un précédent dans l’Antiquité en le comparant à la conquête d’Alexandre. Expansion rapide elle aussi, il est vrai, mais qui n’a apporté de changement profond ni dans les idées ni dans les mœurs des peuples conquis et qui, au passage de l’islam, n’a guère laissé de trace derrière elle.
Nous n’irons pas jusqu’à soutenir l’inanité de l’œuvre alexandrine qui a le grand mérite d’avoir jalonné les routes de l’Orient de cités magnifiques où la vie économique était devenue florissante et prospère. Il n’en est pas moins vrai que son influence n’a jamais dépassé les limites urbaines. La masse des peuples, les paysans de qui on dit avec raison qu’on n’a rien conquis si on ne les a pas conquis ont toujours gardé leurs caractères propres : langue, mœurs, régime politique et économique. Même dans les villes, l’hellénisme, présent surtout parmi les cadres administratifs, n’atteignait profondément qu’une minorité de la bourgeoisie. Est-il besoin de rappeler que les colons grecs ne tardèrent pas à passer la main à d’autres conquérants et que sous l’Empire romain ces villes furent progressivement ruinées ? Pour se rendre compte du caractère éphémère de cet édifice disparate, il suffit de rappeler quelques dates bien connues. On sait qu’une vingtaine d’années à peine après la mort d’Alexandre, son empire fut morcelé et définitivement divisé en trois royaumes (301 av. J.-C). Puis, qu’au bout de cinquante ans une mutilation progressive s’est opérée. On peut la retracer ainsi : la haute Asie est enlevée par les Parthes (- 250) ; soixante ans plus tard, l’Asie Mineure tombe sous la domination romaine (- 190) ; encore une cinquantaine d’années et la Palestine forme un état indépendant (- 164-144) ; vers la même date, la métropole elle-même (la Grèce en 146 et la Macédoine en 142) est réduite en province romaine. Le royaume d’Egypte reste plus longtemps à l’écart et ne subit le joug de Rome qu’en 31, pourtant son déclin politique commence déjà après les trois premiers Ptolémée (- 221 ).
Mais la vraie question n’est pas là.
En laissant de côté cet aspect matériel de la civilisation et en nous plaçant au point de vue des idées, il est indéniable que le grand conquérant macédonien, loin de transporter avec lui les conceptions grecques, a plutôt adopté les idées courantes des pays qu’il avait conquis et s’est affilié à leurs croyances. Ses successeurs, pas plus que lui, n’ont rien modifié en ce domaine. D’une manière générale, durant les deux périodes grecque et romaine, les idées philosophiques et religieuses, si prospères à ce moment-là en Orient et surtout à Alexandrie, non seulement n’étaient pas d’importation hellénique, mais étaient des doctrines essentiellement orientales qui se servirent ensuite du véhicule grec pour pénétrer en Europe sous le nom de néo-platonicisme et de christianisme. De sorte qu’on a le droit de dire ici que c’est bien l’Orient qui avait conquis ses conquérants.
Arrive enfin l’islam, et voilà changé du jour au lendemain non pas cette fois la seule façade politique et économique dans les grandes cités, mais le fond même de l’âme humaine chez des peuples entiers. Langue, pensée, lois, aspirations, coutumes, conception du monde et de Dieu, tout a été d’un coup transformé[1].
Et cette conquête des esprits, non seulement a subjugué de façon durable les âmes dans lesquelles elle avait pénétré mais elle a toujours gagné du terrain partout où on la laissait se montrer dans sa simplicité et sa pureté primitives. Constatation qui cadre mal, cependant, avec cette opinion assez répandue et mille fois répétée que l’islam ne fut fondé que par les armes. L’ascendant qu’il exerce est une preuve qu’il agit bien plutôt sur les esprits en vertu d’une force interne, par une affinité particulière avec la nature humaine.
À un moment, il est vrai, les puissances adverses ayant trop déversé leur haine et usé de leur violence à persécuter et à martyriser la doctrine naissante, celle-ci finit par réagir pour mettre fin à l’injustice. Une fois la résistance déclarée, alors que les éléments adverses ne cessaient de se dresser de toute part et de se coaliser contre cette idée nouvelle qui risquait de les supplanter, les coups succédèrent aux coups et il fallut beaucoup de temps pour que la paix soit établie.
À regarder objectivement les choses, rien ne nous permet cependant de voir dans cet épisode le facteur essentiel, ni intentionnel, de la diffusion du message islamique.
Les dix premières années de la prédication mohammadienne nous montrent combien, malgré tous les obstacles, le simple exposé de la doctrine donnait chaque jour naissance à de nouvelles conversions. Elles nous témoignent en même temps de la vaillance et de la longanimité avec lesquelles le Maître et ses disciples avaient accepté non seulement les railleries et les insultes de leurs concitoyens, mais aussi l’isolement, l’interdiction de tout rapprochement avec le public, et parfois même les tortures et les supplices les plus cruels (16,106 ; 29,10). Ce qui décida un jour une centaine parmi les premiers musulmans, dont certains étaient issus des familles les plus nobles, comme ‘Othmâne ou la fille d’Abi-Soufiane (Oum-Habîba), à chercher refuge ailleurs (16,110), auprès du roi d’Abyssinie. Mais l’exemple le plus frappant et qui démontre l’effet prodigieux que produisait cet appel pacifique fut donné par les habitants de la ville de Yathrib (appelée plus tard Médine). Longtemps avant de voir le Maître ou d’entendre sa voix et rien qu’à écouter son message coranique transmis par leurs pèlerins, les Arabes médinois avaient accueilli ce message avec tant d’empressement qu’il ne restait pas une seule famille qui ne comptât plusieurs croyants parmi ses membres. Plus encore : on vit toutes les divisions et les hostilités qui régnaient parmi eux depuis un quart de siècle[2] s’éteindre tout à coup comme sous un souffle divin (8,63). Si bien que d’ennemis acharnés qu’ils étaient tout à l’heure, ils devinrent désormais frères (3,103). En même temps, les institutions et les cultes islamiques qui ne pouvaient point être pratiqués ouvertement à La Mecque commencèrent tout de suite à être observés chez eux, en commun et au grand jour. Ainsi la prière commune du vendredi était dirigée par Abi-Omâma près d’un an avant l’arrivée de Mohammad. C’est dans ce milieu accueillant et hospitalier que seront bientôt reçus, après avoir abandonné « leurs foyers et leurs biens » (59,8), presque tous les fidèles persécutés à La Mecque.
Jusque-là, à La Mecque, tout se passait dans la paix et avec dignité, du moins du côté musulman. Rien n’annonçait le recours à la force. Rassuré sur le sort de ses disciples et leur arrivée à bon port à Médine, et malgré les dangers qui menaçaient sa personne, Mohammad ne se hâta pas de les rejoindre. Ne voulant pas quitter son poste sans une autorisation expresse de la Révélation, il crut devoir prolonger son séjour et continuer à prêcher dans sa ville natale où il demeura seul avec ses deux amis, Abou-Bacr et ‘Ali. C’est seulement à la veille du grand complot tramé contre son existence qu’il reçut l’ordre de partir ; et c’est à l’heure même où commençait l’exécution de ce perfide projet qu’il quitta discrètement la ville, accompagné de l’un de ses deux amis, après avoir confié à l’autre la tâche de couvrir ses traces.
Après avoir échappé au danger, ne devait-il pas songer à tirer vengeance de ses ennemis qui voulaient le mettre à mort ? Nullement. Et si nous suivons son activité durant la première année de l’hégire et une bonne partie de la deuxième, nous voyons tous ses efforts consacrés au contraire à des œuvres saintes et constructives : édification de la mosquée, prescription du jeûne, institution de l’appel à la prière, organisation intérieure de la société. Tout semblait indiquer qu’à partir de ce moment les musulmans de Médine avaient fini par oublier et avaient tourné définitivement le dos à La Mecque leur ancienne patrie, lorsque, au milieu de la deuxième année, ils commencèrent à intercepter les convois de marchandises de leurs persécuteurs avant de se porter ensuite à leur rencontre afin d’en découdre.
D’où vient ce revirement, ce changement brusque d’attitude ?
Il est impossible, et les jugements impartiaux des orientalistes sont concordants sur ce point, d’en attribuer la cause à la personnalité du Prophète. Les mesures belliqueuses, en effet, ne font point partie de son tempérament naturel. Au contraire, son indulgence et sa sollicitude envers ses adversaires lui attireront même parfois les reproches du Coran (8,65 ; 9,80, 113). La tradition a conservé de lui quantité d’actes de clémence pour des forfaits commis contre sa personne et les siens[3].
D’aucuns ont essayé d’expliquer cette nouvelle orientation par une pression qui se serait exercée sur lui de la part de son peuple dont l’esprit guerrier serait la caractéristique essentielle. Mais les savants qui ont étudié l’instinct arabe ne peuvent se rallier aisément à une telle hypothèse. Ils ont montré au contraire combien, chez les Arabes, même ceux du désert, l’effusion de sang provoque l’horreur. Ils nous affirment que les Bédouins ne cherchent pas la guerre, mais, quand elle s’impose, ils l’acceptent plutôt que la honte et l’humiliation. Même dans les razzias qu’elles pratiquaient souvent les unes aux dépens des autres, les tribus nomades cherchaient avec le plus grand soin à éviter tout incident sanglant[4].
Ce n’est donc ni dans la psychologie du peuple ni dans celle de son chef qu’on pourra trouver une explication satisfaisante à ce tournant. C’est plutôt dans un fait historique qu’il faut la chercher. Il a dû se passer entre-temps une chose qui a déterminé une telle réaction. Nous avons vu que, au temps de l’exode, le Prophète s’était attardé longuement après le départ de ses disciples et qu’il n’avait quitté La Mecque qu’au dernier moment. En partant, il pouvait penser n’avoir laissé derrière lui aucune cause d’inquiétude. Il semble qu’il avait même renoncé à tout espoir de voir naître de nouvelles conversions parmi les Mecquois. En réalité, il n’en fut rien. Le Coran nous fait entendre le cri angoissé des musulmans laissés sur place sans soutien. Des « hommes, femmes et enfants » continuaient de souffrir pour leur foi et invoquaient le secours de Dieu contre l’oppression des infidèles (4,75). C’est que, même sans renouvellement du message, les anciennes semences, la leçon et l’exemple continuaient d’être féconds et à amener de nouveaux convertis. Et à mesure que la foi persistait, l’acharnement et la cruauté augmentaient pour l’étouffer et faisaient toujours de nouvelles victimes.
Quoi ! Parce que les émigrants et leurs hôtes jouissaient maintenant dans leur asile de Médine de la tranquillité et d’une entière liberté de foi et de culte, ils se permettraient de s’enfermer dans leur égoïsme et de demeurer indifférents au sort de leurs frères de La Mecque ? Pouvait-on refuser de les secourir et laisser le despotisme s’armer impunément contre eux ?
Pourtant ce secours ne fut pas immédiatement offert par les musulmans de Médine, du moins sous sa forme armée. Là encore, le Coran, qui est une source de documentation dont l’authenticité historique ne fait pas de doute, nous fait assister aux hésitations et aux reculs des musulmans « libres » devant un projet miliaire qui avait pour objet de secourir les « captifs ». Non seulement les dangers de la guerre (2,216) et l’instinct de conservation (4, 77-8), mais également des conditions particulièrement désavantageuses rendaient l’idée de la lutte armée presque absurde à leurs yeux. Quoi ! Se lancer à l’improviste contre un ennemi déjà en marche et plusieurs fois supérieur en nombre et en matériel (3,13) ? Ne vaut-il pas mieux se contenter de quelques mesures de représailles[5] indirectes qui suffiraient à faire sentir aux Qoraïchites leur désapprobation et à les déterminer à ménager leurs confrères ? Pourquoi ne pas intercepter leurs caravanes marchandes plutôt que subir le choc de leur armée (8,7) ? Ainsi raisonnait-on dans le camp musulman. Mais l’impératif du devoir était là. L’homme n’avait donc qu’à se résigner à la volonté divine, afin que chacun sache pourquoi vivre et pourquoi mourir (8,42) ; les uns pour leur idéal, les autres pour leurs idoles (4,76).
Telles sont les circonstances dans lesquelles éclata la première étincelle de la lutte armée. Tant que les persécutions à La Mecque présentaient encore un aspect individuel et sporadique, les musulmans étaient tenus de s’abstenir de toute réaction violente et de supporter patiemment leurs souffrances (4,77). Maintenant que l’acharnement des païens se généralisait et se transformait en guerre ouverte (2,217), les fidèles étaient enfin, après plus de dix ans de patience, autorisés (22,39), puis engagés[6] (2,216) à se défendre collectivement, et surtout à soulager ceux d’entre eux qui étaient sans protection (4,75). En toute objectivité, comment faire des reproches à une telle attitude défensive et dévouée ? Mais la question est de savoir si la législation coranique a évolué par la suite et si elle a étendu ce devoir de légitime défense à toute sorte d’opérations offensives.
Muhamed Abdallah DRAZ dans son excellent livre « Initiation au Coran »
[1] Pour mieux saisir le contraste entre cette révolution et les autres conquêtes historiques, on lira avec profit : Jouguet, L’Impérialisme macédonien et l’bellénisation de l’Orient ; Gautier, Mœurs et coutumes des Musulmans, livre III.
[2] Lammens, Berceau de l’Islam à la veille de l’Hégire, p. 265.
[3] C’est ainsi qu’il fit grâce à l’émissaire Qoraïchite qui venait pour l’assassiner après la bataille de Badr ; à la femme juive qui tenta de l’empoisonner à Khaïbar ; à cette autre femme qui, pendant l’émigration, bouscula brutalement sa fille aînée Zeinab alors enceinte et la fit avorter. On connaît l’indulgence dont il couvrit les calomniateurs de sa femme innocente ‘Aïcha. On admire surtout sa conduite infiniment pacifique et généreuse pendant et après la conquête de La Mecque. (Voir Barthélémy Saint-Hilaire,Mahomet et le Coran, pp. 125-130.)
[4] Voir Lammens, Berceau de l’Islam, p. 247.
[5] On sait qu’au moment de l’exil les musulmans avaient laissé leurs propriétés et leurs fortunes entre les mains de leurs persécuteurs (22,40). Ne pourrait-on pas comprendre qu’ils puissent désirer s’indemniser partiellement sur les marchandises de ces derniers ? C’est cela que Sinclair Tisdall appelle les expéditions de pillage (Sources ofthe Coran, p. 276).
[6] La transformation de cette autorisation en un ordre était survenue dans des conditions si défavorables qu’on ne voit pas comment on peut affirmer avec Sinclair que « la loi coranique a été modifiée proportionnellement aux succès des armes de Mohammad » (p. 279). L’auteur est tombé dans d’autres erreurs 1° en retournant le sens du verset (2,217) qui condamne toute hostilité pendant le mois sacré (p. 276) ; 2° en prenant les modes de répression institués contre les terroristes (5,33) pour une nouvelle forme de guerre constituant une troisième étape dans cette évolution (p. 277).
Le monde occidental nous semble mal informé sur ce point. On croit généralement que les peuples musulmans ont le droit, et même le devoir d’après leur Livre, d’utiliser les armes soit pour imposer leur doctrine, soit pour anéantir ceux qui ne l’adoptent pas. Et à ce concept, on donne le nom de « guerre sainte », terme que l’on fait correspondre au terme coranique djihâd. La vérité est que ce terme générique, qui signifie « effort », n’a rien de spécifiquement militaire puisque nous le trouvons employé aussi bien dans les sourates mecquoises pour désigner soit un effort édifiant de prédication et de persuasion pacifique (25,52), soit un effort moral purement personnel (29,fin). Le terme qui signifie combat est celui de qitâl.
Or, une référence au texte suffit pour nous apprendre l’objet, le but et les limites que la loi coranique assigne à ce combat. « Combattez, est-il dit, contre ceux qui vous combattent mais n’agissez pas en agresseurs. Dieu n’aime point ceux qui passent outre (2,190). S’ils cessent le combat [pardonnez-leur], Dieu est indulgent et miséricordieux […]. S’ils cessent le combat, abstenez-vous de toute mesure répressive (2,192-3). S’ils restent neutres sans vous attaquer et qu’ils vous garantissent la sécurité, Dieu ne vous accorde pas le droit de les inquiéter. Vous en trouverez certains qui essaieront de gagner votre confiance et celle des leurs ; mais chaque fois qu’ils auront l’occasion de semer le désordre, ils s’y livreront. S’ils ne cessent pas de vous attaquer, ne vous garantissent pas la paix, et ne s’abstiennent pas de toute agression, combattez-les. Contre ceux-là, nous vous donnons évidemment raison (4,90-1). » Ailleurs encore, nous trouvons la même distinction. « Dieu ne vous interdit pas d’être bons et justes envers ceux qui ne vous attaquent pas à cause de votre religion et ne vous expulsent pas de vos foyers. Il aime les justes. Mais il vous interdit toute alliance avec ceux qui vous combattent pour votre religion, vous expulsent de vos demeures ou aident à perpétrer ce crime. Une telle alliance serait une injustice » (60,8-9). Même dans la sourate 9, qui est la plus sévère contre les infidèles et les « mous » et qui débute par une proclamation solennelle de rupture avec les polythéistes, nous voyons avec quel soin le texte soustrait de cette mesure ceux qui n’auront pas violé leurs accords. Cette rupture, précise-t-il, ne s’applique pas aux « idolâtres avec qui vous avez conclu des pactes et qui ne vous ont point Usés ni ne se sont coalisés avec quiconque contre vous. Avec ceux-là, vous devez observer votre engagement jusqu’au terme fixé. Dieu aime les hommes de bonne foi » (9,4). L’objet du combat auquel le Coran exhorte ses adeptes est encore mieux défini dans le verset 13 de la même sourate : « Hésiteriez-vous à combattre un peuple qui a violé ses serments et qui a voulu bannir l’Apôtre ? Ce sont ceux-là qui vous ont combattus les premiers. Les craignez-vous ? Dieu est plus digne de votre crainte, si vous êtes croyants. Vous combattrez tous les idolâtres s’ils vous combattent tous » (13,36). Mais « aussi longtemps qu’ils [les pactisants] restent honnêtes et loyaux envers vous, soyez-le également à leur égard. Dieu aime ceux qui respectent sa Loi » (13,7).
Nulle part, nous ne voyons une initiative violente légitimée. Il s’agit toujours d’un retour de justice adapté à l’attitude de l’autre. Plus encore. Même pour ceux-là qu’aucun pacte ne lie aux musulmans et qui demandent leur protection, le Coran engage le Prophète à la leur assurer loyalement (13,6)[1].
Toute la responsabilité de la guerre retombe donc sur celui qui l’a engagée le premier. Mais quelles sont les limites de cette responsabilité ? S’agit-il d’une responsabilité collective ? Nous avons montré ailleurs[2] que le principe coranique de l’imputabilité, tant morale que pénale, est purement individuel et que la responsabilité civile tend vers la même idée. Nous pouvons en dire autant de la responsabilité militaire. Lorsque le Coran dit : Combattez ceux qui vous combattent, il faut entendre ceux qui se battent effectivement en faisant usage de leurs armes. La tradition a eu grand soin d’établir cette condition de manière à écarter toute confusion. Femmes, enfants, vieillards, aveugles, infirmes, aliénés, paysans dans leurs champs, ermites isolés dans leur cellule[3], tous sont immunisés contre les hostilités. D’où l’interdiction de tout engin ou pratique de destruction massive tels que les inondations ou l’incendie. Appliquant rigoureusement le commandement coranique qui prescrit de pardonner à ceux qui cessent le combat, le Prophète est allé jusqu’à interdire la poursuite d’un ennemi en fuite.
Nous voyons maintenant le but de cette législation. Elle vise à écarter un danger. L’islam condamne tout ensemble l’esprit de destruction et celui de domination (28,83). Il ne veut pas imposer une idéologie universelle (10,99). D’ailleurs, quiconque le voudrait n’y parviendrait pas. Le fondateur de l’islam lui-même ne doit pas se faire d’illusion sur ses possibilités humaines. Le Coran lui a fixé les bornes de ses objectifs. Pourrait-il changer la volonté de Dieu ? Non, car c’est par un décret divin qu’il y aura « toujours des divergences entre les hommes » (11,118). « Malgré tous tes efforts, la plupart des gens resteront incrédules» (12,103). Bien loin de vouloir forcer les consciences et entraver la liberté de la foi (2,256), l’islam s’oppose au contraire à ceux qui empêcheraient l’essor de cette liberté (2,217). Briser cette entrave, telle est l’intention libérale et désintéressée qui doit inspirer les combattants (2,193 ; 8,39).
Est-ce à dire que le salut ou la damnation des autres doit laisser les musulmans indifférents ? C’est cette explication qu’on a parfois essayé de donner de cet esprit clément envers les autres confessions[4]. Ce n’est là qu’une autre manière de méconnaître le vrai caractère de la doctrine coranique. On lui accorde ou trop ou trop peu de prosélytisme ; on lui impute ou fanatisme ou indifférence. En réalité la position du Coran ne s’explique ni par l’un ni par l’autre de ces deux extrêmes. C’est un devoir de prêcher la vérité et d’exhorter à la vertu (3,104 ; 103,3), et de le faire énergiquement (25,52). Mais notre appel doit s’effectuer de la manière la plus sage, la plus persuasive et la plus douce (16,125). Dans ce domaine, le devoir de chacun consiste non dans la contrainte, mais dans la démonstration de ce que l’on croit être le vrai. Libre à autrui d’y adhérer ou de n’y pas croire. À condition seulement qu’à son tour il laisse à ceux qui croient la liberté de vénérer leur idéal et de lui donner l’éclat qu’il mérite. Pour le reste, chacun assumera entièrement ses responsabilités (2,272 ; 5,105).
Le principe qui détermine juridiquement le rapport de la communauté musulmane avec les autres nations et confessions est appelé généralement « tolérance ». À certains égards, cette appellation peut être considérée comme au-dessous de la vérité. Car :
- Le peuple qui n’adopte pas la loi de l’islam et se soumet pacifiquement à sa loi civile non seulement doit être « toléré », non seulement le respect de son territoire et de ses membres (leurs personnes, leurs biens, leur religion et leurs coutumes) est garanti, mais il se charge de leur assurer ces libertés au même titre qu’à ses propres sujets (mêmes droits et mêmes devoirs: لهم ما لنا و عليهم ما علينا)
- De ceux-là mêmes qui n’acceptent ni la foi ni la loi musulmane, le Coran n’exige qu’une attitude inoffensive pour leur assurer en contrepartie, un traitement fondé à la fois sur la justice et la bienfaisance (60,8). C’est seulement à défaut de ces comportements que la résistance positive s’impose. Quand l’incrédulité porte ses coups contre la croyance pour la persécuter et l’anéantir, serait-il concevable que la religion demeurât les bras croisés et qu’elle assistât passivement à sa propre disparition ?
Quiconque voudrait découvrir un autre objectif à cette lutte recommandée par l’islam est prié de nous donner un nombre approximatif de convertis gagnés à l’islam par la violence. Les premiers musulmans ont fait de bonne heure les deux expériences et ont constaté que, dans l’intérêt même de la foi, rien ne vaut les échanges d’idées dans la paix et la liberté. Ils l’ont trop bien compris pour tenter d’imposer leur religion par la force. Ainsi, nous dit-on, pendant la trêve de Hodaïbya, grâce à l’ouverture des frontières entre les deux camps adverses, le nombre de convertis à l’islam dépassa de beaucoup celui de toutes les années précédentes réunies.
On peut, assurément, admettre quelques erreurs commises et d’ailleurs inévitables dans les périodes de confusion ; on peut même soupçonner quelque déviation de l’intention chez les générations suivantes. Mais écoutons d’abord cet aveu d’un critique contemporain[5] qui ne se déclare d’ailleurs pas en faveur du régime musulman : « Malgré les obstacles officiels mis à la conversion, dit-il[6], il y eut conversion en masse » (p. 217). « Jamais l’Arabe, dans toute l’ardeur de sa foi nouvelle, n’a songé éteindre dans le sang une foi concurrente » (p. 207). « Vis-à-vis des Chrétiens comme vis-à-vis des Manichéens, le calife n’est jamais passé à la persécution » (p. 208).
En toute hypothèse, les malheurs à déplorer pendant les conquêtes islamiques sont relativement si minimes, les opérations si rapides qu’on a l’impression que les portes étaient déjà entrouvertes devant les conquérants et que ces derniers n’avaient eu qu’à les pousser. Cette rapidité, d’une part, et l’établissement de l’ordre et le règne de la justice qui ont suivi immédiatement, d’autre part, ont épargné bien des vies humaines et des pertes matérielles. La Réforme protestante, qui n’a porté que sur quelques articles du christianisme, a coûté à l’Europe pendant un siècle et demi bien plus de maux et de deuils déplorables.
Toute construction artificielle et rapportée, s’il lui arrive de vivre un moment en vertu de la force acquise, tend à se désagréger dès que disparaissent les facteurs étrangers qui avaient contribué à l’imposer. Or que voyons-nous aujourd’hui, plus de douze siècles après l’arrêt de l’expansion musulmane ? Une institution, répandue parmi des peuples combien différents de race, de langue, de couleur, de climat depuis la Chine jusqu’au Maroc, depuis la Lituanie jusqu’au Mozambique, et qui représentent plus d’un sixième[7]de la population mondiale. Une institution, exposée au long de l’histoire à tous les agents de destruction intérieurs et extérieurs, qui n’a pas perdu grand-chose en étendue et surtout qui n’a rien perdu du tout en profondeur. Malgré les vicissitudes du sort politique, son édifice religieux et moral reste debout et solide à tel point qu’on a pu écrire : « II n’y a pas un seul exemple, depuis le commencement de l’hégire, d’un Mahométan converti à une autre religion[8]. » En tout cas, on peut affirmer au moins, et avec plus de certitude, que les musulmans sont beaucoup moins disposés à se défaire de leur croyance que les adeptes de beaucoup d’autres confessions. Peut-on raisonnablement attribuer cet attachement indéfectible à une sorte d’entraînement atavique dont l’origine serait une simple contrainte exercée sur leurs aïeux les plus lointains et dont ils conserveraient encore le souvenir gravé jusque dans leur structure mentale ?
Force nous est donc d’admettre l’existence de certaines qualités intrinsèques qui ont permis à l’islam cette extension foudroyante et cette ferme fixation à travers l’espace et le temps.
Muhamed Abdallah DRAZ dans son excellent livre « Initiation au Coran »
[1] Arrivé à cet endroit, après avoir omis systématiquement de mentionner les passages limitatifs du droit au recours à la force, Sinclair s’est vu obligé, pour être d’accord avec ses conclusions, de remplacer par des points de suspension ce verset qui ordonne la protection et l’hospitalité accordées aux neutres.
[2] Lire Draz, La Morale du Coran, chap. II, IV, V.
[3] Pourtant, s’il s’était agi vraiment de combattre une religion, n’est-ce pas la personne des religieux qu’il eût fallu logiquement choisir d’abord pour cible ?
[4] Gautier, Mœurs et coutumes des Musulmans, p. 209.
[5] Ibid
[6] L’auteur fait sans doute allusion aux impositions immobilières. Les historiens rapportent en effet que les califes tenaient à ce que ces impositions fussent beaucoup moins lourdes pour les peuples autochtones que pour les musulmans conquérants. C’est ainsi, par exemple, que ‘Omar II ordonna au gouverneur d’Egypte d’imposer chaque propriétaire musulman de 40 dinars et chaque propriétaire copte de 20 dinars seulement (Ibn-Taghri-birdi, An-Noudjoum az-zâhera, t. I, p.238, cité par Salama, Enseignement islamique en Egypte, p. 14)
[7] D’après les statistiques récentes, les plus modestes, le monde musulman compte aujourd’hui en 1950, 350 millions de fidèles.
[8] Porter, Discours préliminaire, trad. fr., Préface de l’Alcoran de du Ryer.