La figure du prophète de l’islam Muhammad a toujours suscité beaucoup d’intérêt chez de nombreux intellectuels européens au fil des siècles. C’est le cas aujourd’hui de l’historien John Tolan qui tente de retracer la représentation du prophète de l’Islam dans l’histoire européenne à travers une méthodologie rigoureuse et une recherche argumentée. Ce travail est présenté dans son dernier livre intitulé “
“Mahomet l’Européen. Histoire des représentations du Prophète en Occident” paru cette année aux éditions Albin Michel.
– Quel est votre parcours universitaire ? Quels sont vos domaines de recherches ?
Je suis né aux USA, et j’ai fait d’abord des études de lettres classiques à Yale, puis une thèse en histoire médiévale à l’Université de Chicago. J’ai enseigné et fait des conférences dans différentes universités en Amérique du Nord, en Europe, en Afrique et dans le proche et moyen Orient. Je suis arrivé en 1996 à Nantes, où je suis maintenant professeur d’histoire et membre de l’Academia Europæa. Dans mes recherches, depuis la thèse, je m’intéresse à l’histoire des relations entre juifs, chrétiens et musulmans au moyen âge. Latiniste, je me suis penché notamment sur les textes en latins : les polémiques des auteurs chrétien à l’encontre du judaïsme et de l’islam, la place qu’on assigne à ses religions rivales dans la mentalité, dans la culture, et dans le droit latins. Mon livre Mahomet l’Européen est en continuité avec ce travail, dans la longue durée. J’ai souhaité voir comment les perceptions qu’on les Européens de l’islam et de son prophète évoluent entre le 12e et le 20e siècles.
– Quelles sources avez-vous mobilisé pour ce travail ?
Des sources très variés en latin, français, espagnol, anglais, italien, allemand. Des chroniques, des œuvres théologiques, des poèmes, romans, pièces de théâtre, récits de voyage. Impossible évidemment de trouver, encore moins de prendre en compte, tout texte européen à propos du prophète de l’islam. Mais cette recherche m’a permis de voir, puis de montrer, la grande richesse et variété des représentations européennes du prophète.
-Quelles sont les valeurs ajoutées de cette étude concernant la représentation historique du Prophète Muhammad dans l’occident ?
Il s’agit surtout de faire comprendre la place de l’islam et de son prophète dans la culture européenne. Si une partie de cette histoire était bien connue des spécialistes, concernant la polémique religieuse contre l’islam, d’autres éléments étaient moins connus. Qui sait aujourd’hui que pour Napoléon Mahomet était un modèle de législateur, général, conquérant, homme d’état ? Qui sait que des orientalistes juifs du XIXe s. voit dans le prophète de l’islam un réformateur monothéiste proche de l’esprit authentique du judaïsme ?
– L’histoire du prophète Muhammad représente-elle un objet de fascination ou même d’interrogation pour les auteurs européens depuis plusieurs siècles? Pourquoi ?
Voilà près de quatorze siècles que les juifs, chrétiens, musulmans et autres en font les portraits les plus divers de celui qu’ils appellent le plus souvent « Mahomet ». Il peut être difficile pour l’historien d’apercevoir, derrière les milliers de textes et d’images qui le représentent, l’homme qui vécut dans l’Arabie du vie siècle. Mais personne, musulman ou non, ne peut avec crédibilité prétendre détenir le monopole de la vérité sur le prophète de l’islam. La diversité même des représentations de Muhammad est devenue à la fois un sujet de recherche majeur et un élément important du dialogue interreligieux et interculturel.
Quantité de textes traitent des innombrables visions musulmanes du Prophète, qui se présente sous un jour différent selon le contexte historique et culturel, et l’on pourrait écrire un livre sur le Muhammad iranien, un autre sur le Muhammad ottoman, sur le Muhammad maghrébin, sur le Muhammad wahhabite, etc. Et chacun d’eux serait composé de portraits multiples et variés, qui tous en diraient davantage sur la culture et les individus qui les ont produits que sur l’homme qui vécut en Arabie au viie siècle. Il en va de même pour les portraits que nous avons examinés dans ces pages : le prophète de l’islam y apparaît comme un miroir pour les auteurs européens, miroir dans lequel se reflètent leurs peurs, leurs espoirs et leurs ambitions. Objet de fascination et d’interrogation pour les écrivains et les artistes depuis des siècles, il fait partie intégrante de la culture « occidentale » : c’est Mahomet l’Européen.
-La représentation du prophète Muhammad par les occidentaux dans les récits historiques à une certaine période est considérée selon vous comme une stratégie défensive et ce par crainte de fragiliser les institutions religieuses de l’époque, pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ? Sommes-nous encore actuellement dans cette logique d’affrontement ?
Jusqu’à certain point, oui. Autrefois, des chrétiens dhimmi, soumis au pouvoir politique de princes musulmans, voir des chrétiens européens craignant la conquête ottomane, dressèrent un portrait négatif de Muhammad pour décourager leurs ouailles d’abandonner le christianisme. Aujourd’hui il existe surtout deux manières de manipuler le prophète en épouvantail. D’abord il y a l’extrême droite européen, qui utilise un discours islamophobe pour appuyer sa version nationaliste rétrograde de la culture européenne. De l’autre côté il y a certains musulmans, de tendance salafiste ou wahhabite notamment, pour qui Muhammad devient un symbole identitaire sanctifié : on ne peut pas toucher la figure du prophète, on ne peut pas parler de lui si on partage pas leur vision de l’islam, on ne peut même pas fêter le Mawlid an-Nabi !
– Vous avez cité dans votre livre plusieurs personnages illustres du siècle des Lumières entre autres qui éprouvaient une grande admiration pour le prophète de l’islam, comment l’expliquez-vous?
Certains intellectuels de cette époque faisaient du prophète un imposteur pour mieux associer son imposture ou son fanatisme à ceux des chrétiens (notamment dans le Traité des trois imposteurs de 1719 ou dans la pièce de Voltaire Le Fanatisme, ou Mahomet le prophète en 1741), d’autres firent du Prophète un réformateur qui avait éradiqué la superstition et combattu le pouvoir clérical. C’est le portrait qu’en donnent Henri de Boulainvilliers dans sa Vie de Mahomed (1730) ou George Sale dans le « discours préliminaire » qui introduit sa traduction du Coran en anglais (1734). Quant à Voltaire, grâce en partie à sa lecture de Sale, il en vint à présenter Mahomet comme un réformateur et un grand homme d’État dans son Essai sur les mœurs (1756). De fait, à la fin du siècle, le républicain français Emmanuel Pastoret et le whig anglais Edward Gibbon le regarderont tous deux comme un « grand homme », chef charismatique et législateur de la nation arabe.
–Que ressort-il de cette étude sur Muhammad et l’islam ? Appartiennent-ils tous deux à l’histoire européenne ?
Oui, absolument, dans la mesure ou, depuis le 12e s., des auteurs européens écrivent sur l’islam et sur son prophète et les utilisent soit comme repoussoir pour définir l’autre (et du coup pour se définir en creux comme chrétien européen) soit au contraire pour mettre en questions des idées reçues (que ce soit sur des doctrines telle la Trinité, sur l’utilisation des images dans le culte, sur le pouvoir du clergé, etc.)
-Vous êtes l’un des responsables du projet scientifique financé par le conseil européen de la recherche consacrée à l’étude du Coran, en quoi consiste-t-il ? Avez -vous un projet d’étude à développer prochainement dans un autre volet qui constituerait la suite logique de cette histoire singulière celle du rapport entre Muhammad et les Européens ?
Oui, le conseil européen de la recherche vient d’accorder un financement pour un projet de recherche important sur la place du coran dans la culture européenne. Cela nous permettra d’embaucher des doctorants et post-docs travaillant dans ce domaine. Nous ferons un bilan des manuscrits, éditions et traductions du coran en Europe entre le 12e et le 18e siècles et essayerons de comprendre la réception et l’impact du coran dans les milieux intellectuels européens.
Propos recueillis par Nabil.Mati
( Doctorant en Histoire et Civilisation à L’Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris )