Violences. La révolte gronde jusque sous les fenêtres de Donald Trump. Reportage dans un pays sens dessus dessous.
PAR SONIA DRIDIA WASHINGTON, HÉLÈNE VISSIÈRE À MINNEAPOLIS ET ALEXIS BUISSON À NEW YORK
Ce devait être une sortie symbolique, un signal destiné à rassurer le pays et le monde. À peine 300 mètres séparent la Maison-Blanche de l’église épiscopale St. John, à Washington. Il suffit de traverser le square Lafayette, bien connu des touristes, qui ont l’habitude de s’y prendre en photo en espérant apercevoir une silhouette derrière les rideaux. Mais la balade est loin d’être agréable en ces temps troublés. Gaz lacrymogène, balles en caoutchouc : les forces de l’ordre ont été obligées d’employer les grands moyens pour libérer le chemin et permettre à Donald Trump de poser, bible en main, devant l’église des présidents américains.
Il est environ 18 h 3 0, ce lundi 1er juin, à Washington, le couvre-feu n’est prévu que dans une demi-heure. Personne ne s’attend à une telle sortie. Quelques minutes plus tôt, le président américain s’est exprimé publiquement pour la première fois depuis le début du mouvement. Une allocution dans la roseraie de la Maison-Blanche, au cours de laquelle il a annoncé le déploiement de milliers de soldats dans la capitale fédérale pour faire face aux « anarchistes professionnels ». Le discours se termine, les manifestants se préparent à passer une nouvelle soirée sur la place. Depuis deux nuits, les feux qu’ils y allument se reflètent jusque dans les fenêtres de la Maison-Blanche, et la fumée qui s’en dégage s’élève plus haut que le sommet du Washington Monument. Soudain, la garde nationale lance la charge. Pris par surprise, les manifestants détalent dans tous les sens. La tactique s’avère payante : quelques minutes plus tard, Donald Trump sort de façon théâtrale, traverse le square Lafayette tout juste vidé, et pose devant St. John. Il tenait à se rendre dans cette église, dont le sous-sol a été incendié la veille lors des heurts. Les pompiers sont parvenus à éteindre l’incendie avant qu’il ne fasse trop de dégâts. Heureusement, car le lieu est hautement symbolique depuis que le président James Madison a pris l’habitude d’aller y prier. Un « endroit très, très spécial », comme le qualifie Trump en posant pour les photographes. Depuis 1816, que l’Amérique soit en paix ou en guerre, les présidents sont tenus de s’y rendre.
L’histoire du pays est remplie de périodes troublées, mais jamais depuis 1968 les États-Unis n’avaient été le théâtre de pareilles émeutes. En quelques jours, la mort de George Floyd est devenue un sujet d’indignation national et même mondial. Trump bombe le torse et promet de ramener rapidement « l’ordre et la loi ». Mais, au moins une fois depuis le début des troubles, les agents du service de protection ont été contraints de le conduire dans le bunker sécurisé situé sous sa résidence.
Quelques minutes avant la dispersion du rassemblement du square Lafayette, Jenifer Gamber, un pasteur de 54 ans, distribuait sur la place de « l’eau et des prières ». Elle tient à se montrer solidaire avec les manifestants :« Je pense que le racisme fait partie de la fabrique des Etats-Unis depuis des décennies. C’en est assez. Je pense que beaucoup d’entre nous sont arrivés aujourd’hui à saturation. » Elle encourage les Américains à aller voter à la prochaine élection présidentielle et, sans citer Donald Trump, dénonce le « manque de leadership » dans cette crise. Même son de cloche pour Mariann Budde, la responsable du diocèse épiscopal de Washington qui supervise l’église St. John. Elle confie au Washington Post ne pas avoir été prévenue de l’arrivée du président et n’apprécie pas de voir son église « utilisée » par celui-ci. « Tout ce qu’il dit et fait entraîne de la violence dans le pays. »
Manière forte. Car les scènes d’affrontements vont bien au-delà de la capitale fédérale. Elles ont démarré à Minneapolis, dès que la vidéo du policier blanc pressant son genou sur le cou de (George Floyd pendant de longues minutes a commencé à circuler sur les réseaux sociaux. Lors d’un rassemblement le week-end dernier dans la grande ville du Minnesota, les manifestants demandaient bien plus que l’inculpation de tous les policiers ayant participé à l’interpellation. « Çafail trop longtemps que ça dure, il est temps de changer le système policier, judiciaire, politique… » explique Jordan Kinard, un jeune étudiant afro-américain. Dans le même temps, à la tribune, Bruce Nestor, un avocat activiste, harangue la foule : « On en a marre qu’on nous martèle de restaurer l’ordre. On n’a pas besoin de restaurer l’ordre. On a besoin de créer un nouvel ordre. »
Selon les chiffres du Mapping Violence Project, une organisation qui recense les actes de violence policières, le taux des Noirs tués par des policiers à Minneapolis est 13 fois supérieur à celui des Blancs. Une des plus grandes disparités du pays. En 2016, un agent a tiré sept fois à bout portant sur Philando Castile, un Afro-Américain de 32 ans, lors d’un contrôle routier. Sa compagne a filmé la scène et l’a postée sur Facebook. L’année suivante, un de ses collègues a tué une femme noire alors que c’est elle qui avait appelé la police pour signaler un viol. La mort de George Floyd a servi de déclencheur à un sentiment d’injustice présent depuis longtemps dans la ville. Les images d’un commissariat de la ville en feu ont fait le tour du monde et rappellent les événements tragiques de 1968, quand le pays s’est embrasé suite à l’assassinat du pasteur Martin Luther King.
Mêmes scènes de chaos à New York. Des magasins sont pillés à Manhattan et à Brooklyn. Les images d’une voiture de police encerclée par des manifestants et qui démarre en trombe pour tenter de se dégager n’ont fait que renforcer la colère. Au milieu de ce désordre, le maire, Bill de Blasio, marié à une Afro-Américaine et dont la fille a été arrêtée en marge d’un rassemblement, tente de trouver le juste équilibre entre le soutien à son département de police critiqué et l’écoute des manifestants. D’après lui, les affrontements avec la police sont fomentés par des petits groupes d’agitateurs « venus pratiquer des actes de violence de manière organisée et systématique » au moyen de bouteilles, de pierres et d’essence. Environ 20 % des personnes arrêtées depuis vendredi viennent de l’extérieur de la ville. Parmi eux, trois personnes impliquées dans une attaque au cocktail Molotov sur un van du NYPD, la police new-yorkaise, à Brooklyn. Des casseurs qui commencent à déranger les manifestants pacifiques comme Karen Sullivan, croisée dans un cortège à Union Square, l’endroit habituel des rassemblements à Manhattan. Elle a les yeux grands ouverts en dépit du masque qui recouvre presque la totalité de son visage. Cette enseignante New-yorkaise dit craindre les policiers mais aussi ceux qui profitent de la situation pour en découdre. « J’en ai vu ici qui ne s’intéressent pas aux manifestations. Ce sont eux qui cassent les vitrines pour pouvoir rejeter la faute sur nous. »
Les casseurs, identifiés par Donald Trump comme des « antifas », sont devenus la cible privilégiée du président. Il exhorte les gouverneurs de tous les Etats du pays à adopter contre eux des tactiques agressives. « Vous devez être plus durs sinon vous allez être dépassés. Vous devez dominer, si vous ne dominez pas, vous perdez votre temps. Et ils vont vous écraser. Vous allez passer pour des imbéciles ! […] Vous devez arrêter des gens et les poursuivre en justice. » La manière forte, c’est la méthode choisie par Trump pour tenter de discréditer les démocrates et Joe Biden, accusés de laxisme. Lui se présente comme le représentant de « la loi et l’ordre ». Avec une idée en tête : continuer pendant quatre années supplémentaires à aller prier dans l’église épiscopale St. John.
Le Point n° 2493 du 4 juin 2020 Page 52 à 56