Maubah Konan Stéphanie Carène est une scientifique ivoirienne qui vient de remporter le prix L’Oréal-Unesco à Dakar, au Sénégal. Dans cet entretien elle aborde sa participation et la présence des jeunes filles dans les filières scientifiques
Le 21 novembre dernier, la femme scientifique africaine était à l’honneur, à Dakar. Vous avez figuré parmi les 20 candidates retenues, sur 400 prétendantes, dans le programme For Women in Science Africa Subsaharan qui valorise les travaux et parcours de scientifiques exceptionnelles, comme vous. Comment vous sentez-vous ?
D’abord je suis reconnaissante à l’endroit de ma directrice de thèse qui m’a réellement encouragé à postuler et qui suit mes travaux de recherches depuis le Master. Ensuite, à l’endroit de la fondation l’Oréal ainsi que de l’Unesco pour cette initiative. C’est une grande fierté qui m’anime. Avoir été sélectionnée parmi toutes ces candidatures provenant d’Afrique Subsaharienne me fait comprendre que mes travaux ont suscité un intérêt particulier. Je suis motivée à aller plus loin avec ces travaux, en donnant le meilleur de moi afin que le projet présenté soit une effectivité en Côte d’Ivoire et pourquoi pas au-delà de nos frontières.
Je souligne que vous étiez la seule candidate ivoirienne en lice, vous témoignez de l’excellence au féminin : Quel sentiment procure le fait d’appartenir à la « crème de la crème ». Comment avez-vous vécu cet événement à titre personnel ?
Cette sélection est une grande fierté, il faut dire que ma candidature à la bourse l’Oréal-Unesco pour les femmes et la science en Afrique Subsaharienne remonte au mois d’Avril 2019. En effet, ma directrice de thèse, le professeur BIKPO Céline (Professeure titulaire de Géographie, Directrice de l’IGT) m’encouragea à postuler en soumettant un projet tiré de ma thèse. Après avoir fait acte de candidature, les résultats furent reçus au mois de Juillet 2019, via appel téléphonique. J’ai été contactée à cette période par la fondation l’Oréal afin d’être informée de ma sélection. Il s’en est suivi un ensemble de procédures administratives et organisationnelles en prélude à la cérémonie de remise de prix le 21 Novembre 2019 à Dakar.
Lorsque j’ai appris que j’étais sélectionnée j’ai ressenti une grande émotion.
Avez-vous remporté l’une des bourses L’Oréal ?
Oui, il s’agit de la Bourse l’Oréal-Unesco For Women in Science Sub-Saharan Africa Young Talents Programme.
Que vous ont apporté les formations reçues au cours de ces trois jours de présence à Dakar dans le cadre de cette cérémonie?
À Dakar, nous avons eu l’opportunité de recevoir des cours en leadership afin d’être mieux outillées sur la question. En outre, des cours de management ainsi que de négociation furent à l’ordre du jour. Étant appelées à défendre des projets et lever des fonds, ce sont des thématiques qui ne pouvaient être négligées. La session de training s’est achevée par des discussions sur l’égalité du genre et le harcèlement sexuel et comment l’éviter en tant que femme évoluant dans un environnement scientifique largement dominé par les hommes.
De retour au pays, ferez-vous profiter vos sœurs ivoiriennes de ce que vous avez appris pendant cette formation ?
Oui ! Ce que je souhaiterais également c’est que les chercheures ivoiriennes s’intéressent un peu plus à cette bourse afin d’obtenir de nombreuses sélections l’année prochaine.
D’où vous vient cette passion pour les sciences ?
Je dirais qu’elle me vient d’abord de mes parents, tous deux professeurs de Sciences Physiques au collège. Ainsi j’ai fait un baccalauréat scientifique. Je souhaitais m’inscrire par la suite à la faculté de physique chimie de l’Université Félix Houphouët-Boigny. Malheureusement à cette date, le département connaissait un retard académique important. Sur conseils de mes parents ainsi que d’autres personnes, je me suis retrouvée en Géographie jusqu’à ce que l’université ferme ses portes en 2011 suite à la crise post-électorale. Durant approximativement 6 mois je ne faisais rien, j’étais à la maison. Puis j’ai décidé de faire autre chose et mon choix s’est porté sur l’informatique. J’ai vu en ce choix l’opportunité d’avoir la carrière scientifique dont j’avais toujours rêvée. Ensuite, à la réouverture de l’université, j’ai suivi simultanément des cours d’informatique en grande école et des cours de géographie à l’université. Ce n’était pas facile, mais par la grâce de Dieu tout se passa bien.
Quand avez-vous su que votre passion deviendrait votre métier ?
En 2012, j’ai participé au premier Salon International de la Géomatique à Abidjan. Ce fut l’occasion de rencontrer un grand nombre de professionnels du domaine. Les présentations ainsi que les démonstrations auxquelles j’ai assisté m’ont fait comprendre que c’était ce que je voulais faire : la géomatique.
Vous vous êtes spécialisée en Informatique et Science informationnelle. Vos travaux ont porté sur « La géomatique au service de la lutte contre la malnutrition ». En quoi consiste cette discipline?
D’abord, la Géomatique peut se définir simplement comme étant l’application des processus informatiques aux sciences géographiques. Il s’agit de faire de la géographie en utilisant des outils informatiques. Par exemple, de la cartographie traditionnelle, reposant sur l’utilisation de stylo à encre (rotrings) et de papiers calque, l’on est passé aujourd’hui à la cartographie numérique, faisant appel à des outils numériques tels que l’ordinateur, la souris, etc. Puis, associant la gestion de bases de données géospatiales parfois dynamiques en arrière-plan. C’est un domaine scientifique faisant la part belle aux connaissances informatiques pour la collecte, le stockage et le traitement des données, puis à un savoir-faire géographique pour l’analyse spatiale des informations recueillies. L’application de la géomatique s’illustre à travers la conception d’un Système d’Information Géographique (SIG) répondant à une question précise. Le but ultime étant de permettre une prise de décision rapide. Les domaines d’application de la géomatique sont vastes, à partir du moment où l’information collectée est associée à une référence spatiale, c’est-à-dire qu’elle possède des coordonnées X et Y (Latitude, Longitude).
Ensuite, cette recherche part de la question suivante : Que peut apporter la géographie qui est à la base une science sociale (pour preuve, nous faisons partie de l’Unité de Formation et de Recherche, Sciences de l’Homme et de la Société) à un problème de santé publique, relevant du domaine médical ?
La malnutrition infantile il faut le dire, intéresse au premier plan les médecins, puis du fait de la multiplicité des causes la justifiant, les économistes, sociologues et anthropologues…Cependant, l’on pense moins à un géographe.
Notre porte d’entrée dans la science étant l’espace, nous possédons par conséquent les clés nécessaires permettant de lire tout ce qui s’y passe pour faire des recommandations pertinentes et appropriées. Tel est l’objectif que poursuit cette recherche, étudier la malnutrition infantile dans l’espace ivoirien, comprendre sa répartition spatiale en la corrélant à d’autres paramètres socio-démographiques et ce à travers le prisme du Système d’Information Géographique.
Quels sont ses enjeux pour l’Afrique ?
L’utilisation du système d’information géographique pour la prise de décision afin de réaliser des investissements en faveur de l’atteinte des objectifs pour le développement durable en Afrique, en réalisant des investissements et des programmes sur mesures basés sur des données fiables.
À quelles difficultés vous-êtes-vous heurtée au cours de vos études, de votre thèse?
La principale difficulté que j’ai rencontrée durant mes études et à laquelle je dois l’orientation actuelle de mon parcours académique, reste la fermeture de l’université Félix Houphouët-Boigny en 2011, suite à la crise post-électorale.
Quels moyens ou supports techniques manquent à la Côte d’Ivoire en termes de Recherche ? Et à l’Afrique subsaharienne de manière plus large ?
Pour les recherches comme celles que je mène actuellement, il serait encourageant de bénéficier de ressources informatiques (serveurs, ordinateurs, tablettes, connexion internet) permettant de tester les prototypes élaborés.
Les jeunes filles africaines brillent par leur absence dans les filières scientifiques, à quoi est-ce dû selon vous ?
J’ai fait un baccalauréat scientifique et nous étions 9 filles sur 32 élèves. Ensuite, en première année de BTS en Informatique et Développeur d’Application nous n’étions que deux. Selon moi, je dirais que les stéréotypes ont une grande part de responsabilité dans cette situation. Les disciplines scientifiques sont présentées comme difficiles et austères, réservées aux hommes. Pour mon expérience personnelle je dirais qu’avec du travail et de la volonté, on peut parvenir à maîtriser une discipline quelconque.
Comment l’Afrique pourrait-elle renverser la vapeur ?
En encourageant dans un premier temps celles qui ont décidé d’embrasser ces carrières scientifiques afin que leur réussite serve d’exemple, car on croit une chose impossible jusqu’à ce qu’une personne la réalise. Et réaliser un accompagnement technique et financier car la recherche scientifique impose des coûts budgétaires non négligeables.
Quels conseils donneriez-vous aux jeunes filles/femmes dont le rêve est de devenir scientifique ?
Ce que je souhaiterais leur dire se résume en cette citation de Sénèque : « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles »