En cette période où chacun part pour des vacances méritées, voici une réflexion très libre, un vagabondage de l’esprit, où se mèlent, au-delà des constations navrées et nostalgiques, les éclairages de l’éthymologie, les mises en perspectives de l’histoire, les échappées de la poésie, les métaphores de la mystique. Que cette méditation ne dissuade pourtant pas de s’en aller serein pour se changer les idées. Qu’elle porte simplement chacun à réanimer son regard d’homme sur les choses rencontrées pendant cette période de repos et à comprendre leur au-dela, malgré la capacité du système marchand à tout submerger d’insignifiance.
Nous sommes aux temps des vacances, où le monde développé voyage pour son loisir, allant visiter parfois les contrées d’où viennent les étranges étrangers qui pérégrinent pour leur survie après avoir fui leurs pays agressés ou leur misère originelle, allant s’écraser parfois sur des grillages barbelés, ou vagabonder sans papiers dans « l’Europe aux anciens parapets », jusqu’à ce que des argousins chasseurs de voyageurs subreptices les entassent dans des centres dits de rétention. Les transhumances du nord au sud sont licites, chacun le sait. Les migrations du sud au nord prohibées. L’Anglois peut revenir en Aquitaine, le Gaulois en Maghreb, mais gare au Maure ou au Soudanais se risquant outre Méditerranée.
Au-delà de cette injustice planétaire que ce temps de voyages nous fait saisir plus clairement que d’autres, la saison qui commence nous rend plus perceptible aussi l’insignifiance vertigineuse de la pratique touristique, insoucieuse de l’écho invisible des choses, dans des lieux merveilleux où la vulgarité multiforme du loisir-marchandise efface ce qui avait été murmure du Divin, présence de l’Esprit, ordre du sacré.
Ce sacré, dont nous sollicitons ici la notion avec une nostalgie coupable dans un monde qui n’en a cure, a été saisi autrefois comme concept, au temps d’un scientisme prospère, par l’anthropologie religieuse européenne, avant la césure sanglante de la Grande Guerre. Son avènement découle, entre autres, des analyses d’Emile Durkheim, dans son ouvrage de 1912 sur « Les formes élémentaires de la vie religieuse ».
Le souci de ce grand promoteur de la sociologie, avec bien des anthropologues de son époque, avait consisté à forger une définition de base capable de caractériser et d’englober un maximum de phénomènes de nature dite religieuse et Durkheim a très vite privilégié dans ce but le terme « sacré » en définisant les choses sacrées comme « celles que les interdits protègent et isolent » et les choses profanes comme « celles auxquelles ces interdits s’appliquent et qui doivent rester à l’écart des premières ».
Nous prenons donc pour amorcer notre méditation, cette conception très limpide comme indicateur de ce domaine de « l’écho invisible des choses », assassiné par le système marchand du tourisme de masse ; un écho qui avait toujours paru aux hommes une évidence intuitive pendant toute l’histoire de l’humanité avant de devenir aujourd’hui inintéressant, inutile et inexistant pour la plupart.
Il faut reconnaître en effet que le sacré ne fait plus partie du quotidien des groupes et des individus et ne les structure plus. Il a disparu de nos sociétés européennes et nous devons en prendre acte. Mais, depuis que la technique a remplacé les dieux, depuis que les peurs humaines sont rassérénées par la puissance technologique, nous ne pouvons pas ne pas être frappés par cette terrible insignifiance d’un monde réduit à remplir des fonctions d’autant plus vaines qu’elles paraissent économiquement utiles.
Ainsi le sacré, défini comme le domaine que des interdits protègent et isolent, le domaine dont le profane doit rester à l’écart, apparaît d’autant plus comme une réalité fondamentale qu’aucun interdit religieux ne protège plus rien dans les mentalités européennes et que le profane pénètre partout avec une arrogance stérilisante.
Tous les lieux débarrassés de leur force sacrée, de leur écho tragique, de leur aura spirituelle, aménagés et normalisés, tous les lieux que visite et occupe le touriste européen, pendant la période d’été, mer, montagne, rivage, désert, transformés en cour de récréation pour classes moyennes jouant l’aventure, deviennent terrains de jeux d’individus enivrés de leurs sensations et enfermés dans leur terrible vacuité de têtards agressifs, selon le terme de Malraux.
Et l’on se rend compte, à considérer ce fait, que des présences essentielles ne se font sentir qu’au moment de leur évanouissement, ainsi que le bonheur, dont Romain Gary disait qu’il avait su ce que c’était au bruit qu’il avait fait en partant. Le sacré ne peut donc plus se goûter, se connaître, qu’à l’instar du bonheur selon Romain Gary, au bruit qu’il a fait en partant, à l’immense vide qu’il laisse derrière lui pour des individus s’agitant sur une planète abandonnée de ses anciens mythes.
Et l’on ne sait plus guère aujourd’hui que pendant toute l’histoire de l’humanité jusqu’à notre récente révolution technologique, ce qui était insaisissable à l’homme avait paru relever d’une logique supra humaine et ne pouvait s’expliquer que par des constructions mythologiques, ne pouvait se concilier qu’à travers des rites.
Là était le fond des mentalités dans des sociétés ne disposant ni de nos explications scientifiques du monde ni de nos outils techniques. C’est sur ce fond que s’étaient construites représentations, valeurs, manières de vivre ensemble, de vivre dans la nature et d’y vivre avec le supra humain. Et les sentiments, les croyances, les espérances premières de l’homme dans toutes les sociétés, s’étaient enracinées dans cette certitude que le monde était empli de forces inintelligibles maîtresses du destin de chacun.
Cela, nous l’avons perdu de vue, et nous avons aussi oublié le sens des mots révélant ces registres de la vie. Aussi pour comprendre les termes qui désignaient et balisaient ces domaines, pour retrouver la subtilité de leurs significations dans leur contexte d’origine, nous pouvons tenter de voir ce que nos mots d’aujourd’hui signifiaient dans la civilisation où ils sont nés et par laquelle ils nous ont étés transmis.
Il s’agit bien entendu, de la civilisation romaine d’où viennent la langue que nous parlons en France, le droit qui nous régit, de nombreuses catégories de notre entendement, les mots de la sensibilité religieuse et, jusqu’à Vatican II, la langue liturgique de l’Eglise. Nous examinerons de la sorte, dans leur sens originel et leurs usages multiples le mot sacré, avec ses dérivés, le mot profane et le mot religion.
En latin sacré se dit « sacer » et vient du verbe « sancio, sancire » qui signifia à la base « rendre inviolable par un acte religieux » et s’utilisait pour signifier qu’une chose était irrévocable, comme une loi, un traité, un édit, un serment. Il s’utilisait d’autre part pour signifier interdire et punir. Ce sont les acceptions aujourd’hui de notre verbe sanctionner, issu de ce terme latin. Quant à l’adjectif « sacer », dérivé de ce verbe, il qualifiait au sens propre quelque chose de consacré à une divinité, comme un lieu, une personne, un objet.
Il pouvait aussi avoir un sens totalement contraire dans la mesure où il signalait une personne vouée aux dieux infernaux et voulait dire « maudit ». Dès lors celui qui était déclaré « sacer » pouvait être mis à mort. De « sacer » découlent les substantifs « sacerdos », prêtre, avec son féminin « sacerdotissa », et l’adjectif « sacerdotalis », sacerdotal. De même le verbe « sacro, sacrare » voulait dire consacrer à une divinité, rendre sacré et inviolable, sanctifier, ou immortaliser. Le substantif « sacrum » désignait quant à lui un objet sacré destiné au culte ou un acte affecté d’un caractère religieux.
Enfin, le « sacramentum », dérivé de « sacro », était l’enjeu en argent déposé auprès des Pontifes dans des procédures judiciaires, pour se concilier les dieux. Celui qui perdait abandonnait son dépôt pour le culte de la divinité ou pour le trésor public. Le terme s’appliquait aussi au serment militaire prêté aux consuls de la république. Quant au « sacrarium », c’était le lieu abritant les objets sacrés.
Bref tout un vocabulaire évocateur pour les francophones que nous sommes, un vocabulaire construit dans le contexte de la religion romaine et repris pour une bonne part dans la terminologie chrétienne et notre langage d’aujourd’hui quand il nous arrive d’aborder de tels domaines. N’oublions pas aussi que face au sacré, nous avons le profane. Le mot vient du terme « fanum », autre vocable indiquant un lieu consacré, un temple. Et précisément, ce qui était hors du temple, devant le temple, était pro fanum ; profane.
Quant au terme « religio », il ne découle pas, comme beaucoup le disent, à commencer par les dictionnaires les plus estimables, du verbe lier « ligo », ni de « religo ; religare », qui veut dire relier des choses, et qui veut dire aussi, notons le, délier. Il découle en réalité du verbe « relego, relegere », lequel implique une idée de répétition, et signifie rassembler de nouveau, parcourir de nouveau, repasser en revue.
Il traduit fondamentalement une idée de « scrupule » et le « scrupulus » en latin est une petite pierre pointue, la petite pierre dans la chaussure qui nous empêche de marcher à l’aise, qui embarrasse notre confort et ne nous permet pas de faire n’importe quoi. De là « religio » en vient à signifier conscience, délicatesse, puis sentiment religieux, révérence, vénération, culte, croyance religieuse, respect pour le sacré et la sainteté, engagement sacré ou consécration religieuse.
Toute une terminologie qui nous ramène donc à la division de Durkheim, fondamentale mais oubliée, entre profane et sacré, entre licite et interdit, entre usuel et sanctifié. Cette division nous rappelle que des pratiques de nature rituelle ont toujours organisé la vie de toutes les sociétés, en faisant correspondre ces deux territoires, le territoire d’une part des dieux, acteurs terrifiants et tutélaires de mythologies structurées, le territoire d’autre part des hommes, animés par cette « religio », fondement de son accordance harmonieuse avec les autres et avec l’univers.
Cette religio doit donc se comprendre avant tout comme une révérence à l’égard du supra humain, un scrupule à l’égard de la nature et de nos semblables, une attitude nous modérant dans l’exercice animal d’une liberté infantile et destructrice, et installant chacun dans la liberté vraie d’un être complet, au milieu d’un univers de signes, d’interrogations et d’espérances qui passe de loin l’univers des objets aujourd’hui imposé comme seul horizon à nos aspirations.
C’est donc, répétons le, dans des univers de signes et de symboles, de constructions mythologiques qui disent le pourquoi et l’au-delà du monde, que vit l’humanité pendant presque toute son histoire. Ces univers forment des combinaisons de rituels et d’interdits qui harmonisent le divin, le naturel et l’humain. Ils échaffaudent des récits et des traditions qui apaisent les inquiétudes de l’homme ou du moins les orientent et donnent une direction à ses espérances.
C’est dans de tels univers que l’islam, il y a presque un millénaire et demi, au VIIe siècle de l’ère chrétienne se fonde et s’installe, avec ses rituels et ses interdits, sa manière à lui d’harmoniser le Divin, le naturel et l’humain, avec ses récits, ses traditions, nouvelles certes, mais bien plus souvent liées aux récits et traditions qu’il trouve dans ses territoires, et reprend à son compte avec son génie propre, modulant progressivement ses harmonies, modelant ses formes, dans une constante rencontre avec l’autre, dans des paysages physiques et mentaux multiples.
Tout commence, on le sait, au surgissement de tribus conquérantes venues de la massive péninsule arabe, isolée certes mais parcourue néanmoins de routes et pénétrée par des marchands, des missionnaires et des aventuriers. Le mouvement n’est pas nouveau. Il anime et réanime les Arabes depuis des millénaires, du nord au sud et du sud au nord, de l’océan Indien jusqu’aux premiers contreforts des monts Taurus, dans l’actuelle Turquie, entre l’aire de civilisation de l’Iran et celle de la Méditerranée.
A cette époque, au second tiers du VIIe siècle, la configuration géopolitique du monde ancien peut se résumer simplement et les régions annexées ou affrontées à la nouvelle puissance se parcourir avec facilité par l’imagination.
L’ancien empire romain d’occident est divisé en royaumes issus des invasions barbares tandis que l’empire romain d’orient survit avec Constantinople, ou Byzance, si l’on préfère, comme capitale. En Iran, le vieil Etat Perse plus que millénaire se maintient. Il vient justement d’attaquer Byzance à l’époque du prophète et de subir un grave revers. En Chine une forte autorité centrale vient de se réanimer, avec la dynastie des Tang.
Enfin les Turcs sont d’importants acteurs aussi bien des incursions dites « barbares », que des péripéties politiques en Chine ou d’aventures impériales en Mongolie. Ils glissent de plus en plus vers l’ouest, s’imposant peu à peu en Asie centrale à un ensemble économique et culturel indo européen, la Sogdiane et ils poussent vers l’Europe orientale et les Balkans. Au plan religieux, chacun porte ses mythologies, ses cultes, ses doctrines.
Ainsi, d’ouest en est des terres qui vont se trouver conquises par les Arabes musulmans, nous entrevoyons d’abord une Espagne wisigothe, gouvernée par des rois chrétiens, ariens puis catholiques à l’époque de la conquête musulmane, avec de fortes communautés juives et une majorité de la population sans doute encore attachée à des croyances païennes.
Le Maghreb a été quant à lui porteur de toutes les religions anciennes, depuis le paganisme sémite jusqu’au christianisme, brillamment illustré par Tertullien, saint Cyprien et saint Augustin du second au cinquième siècle. Il a connu aussi la religion romaine et le judaïsme, auquel des tribus entières se sont converties, mais il garde toujours un fond païen berbère encore fortement présent. Il ne faut pas y négliger enfin l’existence de manichéens.
L’Egypte, elle, est alors une terre byzantine, avec sa métropole d’Alexandrie, où s’élabore à partir du Ve siècle, la conception monophysite de Jésus, née des querelles sur la nature du Christ. A l’époque où les Arabes musulmans surgissent, le patriarche de Constantinople et l’empereur byzantin lui imposent une tentative de moyen terme doctrinal récemment élaboré ; le monothélisme. Il n’y manque pas non plus de communautés juives, de manichéens et de successeurs de la gnose chrétienne, dont elle fut une terre d’élection.
La situation est comparable dans la Syrie Palestine, où le monophysisme s’est implanté aussi, mais où l’orthodoxie chrétienne fixée au concile de Chalcédoine garde des adeptes et où le monothélisme officiel propose sa vision du Christ. On note de même la présence de communautés juives dans ces territoires d’où Rome les a chassés depuis des siècles.
Plus à l’est, en Mésopotamie et en Iran, nous sommes chez les empereurs perses sassanides qui ont instauré le très ancien mazdéisme en religion d’Etat. Par ailleurs, le manichéisme y est né quatre siècles plus tôt, et survit toujours. Enfin, le christianisme nestorien, venu de Syrie, s’y est installé depuis presque un siècle et demi, poussant au sud dans les territoires des Arabes de l’Euphrate.
Relevons aussi une hérésie du mazdéisme, le mazdakisme, à tendances égalitaires très marquées, à l’origine de troubles en Iran les siècles précédents, et sans doute pareillement turbulent dans l’empire des califes, sous des formes islamisées.
On voit donc que l’univers religieux est riche et varié jusque dans des régions proches de la péninsule arabe et certains ont parlé d’influence sur l’islam. C’est bien sûr une question qu’une orthodoxie rigoureuse n’admet en aucune manière. Mais, sans parler d’influence, il est difficile de nier que cette religion prend naissance dans un climat culturel particulier, en des lieux et des temps où n’existent pas nos moyens de communication modernes certes, mais où les idées circulaient, où les croyances, prenant les routes des caravanes et des navires marchands finissaient toujours par aller très loin.
C’est ainsi qu’avant même la révélation coranique, bon nombre de personnages bibliques, de mythes fondateurs du judaïsme et du christianisme, sous leur forme canonique, apocryphe ou hérétique, sont connus sur les pistes caravanières, dans les cités et les tribus de l’Arabie. Il existe même une orientation spirituelle bien avant l’islam, que le Coran mentionne régulièrement, c’est la hanifiyya, dont chaque membre, dit hanif, selon un terme d’origine sans doute araméenne aurait professé une sorte de religion primordiale, dans un retour à la source abrahamique du monothéisme.
Pour certains islamologues d’ailleurs, l’islam est par excellence la religion hanifite, soucieuse d’englober par une remontée aux origines abrahamiques et par un dépassement de toute leur histoire à la fois le judaïsme et le christianisme. Pour d’autres elle n’aurait pas accompli le projet du hanifisme et l’aurait même trahi en se structurant.
Bref, les origines sont pour le moins complexes. Ajoutons à cela le souci de prendre en compte certaines pratiques des cultes arabes antécédants. Ajoutons le contact, imposé par l’histoire et la géographie de la péninsule, avec d’autres univers de signes, d’autres conceptions religieuses, comme celles de l’Iran ou de l’Inde, bien au-delà de l’aire sémitique. Alors nous pourrons commencer à mesurer la richesse et la complexité des relations de la nouvelle religio avec toutes celles qui l’ont précédée, avec toutes celles qui avaient pu faire écho depuis des siècles ou des millénaires, sur les côtes de la mer Rouge, de l’océan Indien ou du golfe arabo persique.
Nous pourrons entrevoir de même combien l’islam, comme religion et civilisation vit depuis sa naissance en symbiose étroite, en relation ininterrompue, en tension positive et créatrice, en conflit parfois, bien entendu, avec tout les univers religieux d’alors. Il vit cette symbiose d’abord nous venons de le voir, dans la péninsule Arabe, mais il la vit encore plus lorsque les contingents arabes musulmans commencent leur conquête guerrière, dans l’espace immense qu’il annexe pour en constituer un empire, depuis la mer d’Aral jusqu’à la mer d’Oman, de l’Arménie à l’océan Indien, de l’Ebre au Sahara et de l’Afghanistan jusqu’à l’Atlantique. Parce qu’enfin, l’islam n’a pas organisé d’éradication des religions des mondes conquis et n’a pas systématiquement islamisé les peuples à la pointe de l’épée comme l’idée en circule partout, à commencer par les couloirs du Vatican.
Au contraire, en application de règles régissant les relations inégalitaires entre le pouvoir désormais arabo musulman et les peuples non musulmans conquis, une protection, assortie de contraintes fiscales, fut accordée, dès le VIIe siècle, en fonction des circonstances de leur reddition, aux populations autochtones, à leurs divers clergés et à leurs divers notables. Insuffisant au regard de nos exigences en termes de droits de l’homme contemporains, mais exceptionnel dans ce haut Moyen-âge, durable, et rarement mis en cause par des mesures épisodiques et peu appliquées.
De ce fait, la cohabitation des musulamans avec juifs, chrétiens, mazdéens, manichéens et autres, fut un contexte fondateur de la religion nouvelle et de la civilisation nouvelle, dans des situations diverses et des évolutions variables selon l’état des choses prévalant à l’arrivée des conquérants et selon l’histoire ultérieure. Et la religion musulmane elle-même, encore en voie de formation à l’époque de la conquête, a bâti ses fondements dans un climat de débat, de rencontres, de polémiques, avec des cultures très anciennes et subtiles.
Elle les a bâtis dans les réalités d’une géographie humaine, économique et physique variée où les paysages, les économies, les religions, les cultures diverses, coexistent en gardant leur originalité dans un ensemble homogène, avec une langue d’administration et de culture homogène, l’Arabe. Dans le même mouvement, la religion et la culture musulmanes, plus prestigieuses alors que toutes les autres en ces siècles du haut moyen âge, se répandent peu à peu dans les populations juives, chrétiennes, mazdéennes, manichéennes, païennes ou autres de l’empire islamique.
L’origine des nouveaux convertis et leurs diverses habitudes culturelles marquent leur nouvelle identité religieuse islamique et colorent leurs diverses manières d’être musulmans, aussi bien dans des particularités de mœurs des petites gens que dans les usages des puissants ou les conceptions intellectuelles des religieux, des lettrés et des savants. Il demeurera néanmoins jusqu’à la période contemporaine, malgré ce mouvement d’islamisation, des populations non musulmanes importantes dans le monde musulman.
Et si le fait pour l’islam de vivre dès ses origines en coexistence avec toutes les religions est une donnée structurante de la civilisation musulmane c’est aussi une habitude historique ancienne et de longue durée qui a persisté jusquà aujourd’hui dans les sociétés de l’espace islamique. C’est une habitude qui a fondé une manière pragmatique d’être ensemble, faite de vraie connaissance, de rencontres à la fois amicales et polémiques, fondée sur l’élaboration délicate de civilités et de partages, mais marquée de conflits aussi, car il n’est guère de cohabitation qui ne débouche épisodiquement sur des périodes de rejet réciproque.
Malheureusement, il faut le répéter, même si là n’est pas, bien sûr, la seule raison du marasme du monde musulman contemporain, tout cet ensemble de constructions a été mis à mal par les ingérences européennes commencées il y a plus de deux cents ans et renouvelées aujourd’hui encore dans l’espace musulman. Il y eut les colonisations d’abord, puis les nationalismes issus de ces colonisations.
Puis un néocolonialisme passablement nuisible. Et ce qu’on relève surtout dans cette histoire qui débouche maintenant sur l’absurde et a détruit presque toutes les coexistences instaurées à l’intérieur de l’espace musulman, ce sont les ravages causés par la volonté des dominateurs européens d’administrer avec des catégories tranchées, avec des principes intangibles considérés comme universels, ce monde si subtil, aux sociétés complexes, aux équilibres fragiles.
Cette volonté a conduit à saccager les arrangements pragmatiques, multiples et délicats qui tissaient le réel d’un monde de l’islam où le sultan d’Istanbul régnait sur autant de chrétiens que de musulmans, où les grands moghols de l’Inde dominèrent parfois un empire où l’islam était minoritaire, et où les juifs chassés d’Espagne pouvaient se réfugier, du Maroc à Salonique, en passant par Tunis et Alexandrie.
De toutes ces ingérences, visant à porter la bonne parole et la « civilisation » à l’islam, les musulmans sont las et leur colère monte de plus en plus depuis que l’Europe a prétendu leur apprendre comment il fallait vivre. Ce fut au nom de la seule vraie religion, seule source de salut alors qu’ils croyaient, depuis le Coran, que le salut n’était pas réservé à une seule sorte de fidèles. Ce fut au nom des valeurs de la couronne de sa gracieuse majesté ou de la république française, une et indivisible, sources d’une justice et d’une égalité qui défaillaient sitôt qu’elles devaient s’appliquer à l’indigène, noir ou musulman.
C’est, depuis la seconde guerre mondiale, au nom d’un mode de vie et d’une oligarchie qui se font prendre pour de la démocratie, pour qui le monde est le décor d’un immense western, où les gentils viennent proposer aux méchants et pauvres ignorants de l’islam le projet d’un Disneyland universel. Dès lors, rien n’est trop fort pour discréditer l’islam. Et les musulmans sont plus que jamais, sommés de s’expliquer, de se justifier ou de s’excuser sur tout et rien.
De là découle que l’exercice de la « religio » au sens romain du terme avec ce qu’il implique de scrupule, de révérence, et de nécessité de réfléchir à deux fois, de là découle que cet exercice devient d’une urgence de plus en plus pressante pour notre survie commune. Elle ne pourra plus être, bien sûr, cette religio, ce qui permettra de saisir au profit de l’individu et des groupe le surnaturel et le Divin qui régissent le monde et le destin de chacun. La technique s’en charge désormais, jusqu’à nouvel ordre.
Elle sera ce qu’elle a toujours été profondément ; une démarche constituant l’homme dans sa totalité, dans son harmonie, dans son équilibre au milieu des choses et des signes envoyés par un monde multiforme, qu’un rien de trop ou de moins plonge très vite dans l’absurdité. Elle sera scrupule, délicatesse de conscience et révérence à l’égard de l’univers et de nos semblables, et condition première de notre maintien sur une planète de plus en plus fragile.
Elle nous permettra de prendre conscience de notre cynisme et de notre irresponsabilité, alors que la nature tente de nous faire entendre qu’elle n’admet pas n’importe quoi, alors que la violence archaïque des dominés et des faibles tente, avec toute la folie du désespoir, de combattre la violence structurelle des sociétés dites développées, dotées de tous les moyens idéologiques et institutionnels de légitimer leur propre intempérance et leur frénésie.
Quelqu’un comme Chesterton, le prince anglais du paradoxe, le perturbateur intellectuel le plus troublant du début du XXe siècle, ne disait pas autre chose lorsqu’il affirmait « nous sommes tous dans le même bateau, par une mer déchaînée et nous nous devons à tous une terrible loyauté ». Mohammed Talbi, acteur du dialogue interreligieux, parle, lui, de « respect têtu ». L’intuition est donc claire que la plénitude de l’humain s’élabore dans ce scrupule, dans cette attention réitérée au monde et à l’homme, et à ce qui est au-delà du monde et des hommes, les dieux, le sacré, le Tao, le Mana, le Dieu unique et personnel des monothéismes.
Et c’est précisément parce que nous sommes nourris de raison, éclairés de connaissance, que nous savons combien la question de l’homme et de son destin ne se résoud pas à mesure que la connaissance rationnelle progresse.
Nous avons expérimenté combien la réponse glisse sans cesse entre les doigts et n’a jamais été entrevue par la science. Est-ce pour autant qu’il faut cesser de poser cette question ? D’après le déterminisme scientiste, comme le relève René Char : « le libre arbitre n’existerait pas. L’être se définirait par rapport à ses cellules, à son hérédité, à la course brève ou prolongée de son destin… Cependant, il existe entre tout cela et l’Homme une enclave d’inattendus et de métamorphoses dont il faut défendre l’accès et assurer le maintien ».
Peut être la religio au sens romain, la terrible loyauté de Chesterton, le respect têtu de Mohammed Talbi sont ils les bases d’une préservation des accès à cette enclave d’inattendus et de métamorphoses, coincée entre les lois de la nature révélées par la science, qui sont aux yeux de l’islam autant de nouveaux signes du Divin, et le rêve que l’Homme, avec une majuscule, comme l’a écrit René Char, ne cesse de nourrir pour lui même. Ce projet pour l’homme, en islam, et c’est là une porte vers bien des inattendus et des métamorphoses, ce projet est d’assumer la responsabilité d’une création dont le motif initial et final, dans la spiritualité musulmane, s’explique très bien par une parole du prophète, faisant déclarer à Dieu :
« J’étais un Trésor caché et J’ai voulu être connu, c’est pour cela que J’ai créé l’univers ».
Ainsi la nature, la, sage, merveilleuse et cruelle nature, polluée par le tourisme marchand, la nature, comme toute chose en ce monde, est une manière pour le Divin de se faire connaître à l’homme, car, comme le dit un soufi persan du XIII-XIVe siècle, Mahmud Shabestari, dans son traité-poème « la roseraie des mystères » : « Pour celui dont l’âme a atteint la vision béatifique, l’univers est le Livre de la Vérité très Haute ». Enfin al-Hallaj, martyr majeur de la spiritualité musulmane au début du Xe siècle, n’affirme pas autre chose lorsqu’il rappelle que « La création indique Dieu au dehors ».
De la sorte la mer, la montagne, le ciel, les étoiles, l’océan, et tout ce qui existe dans l’univers, ne sont pas des dieux, ne sont pas emplis de dieux, mais ils indiquent Dieu. Ils sont un ensemble de formes qui manifestent un Divin absolument autre et inaccessible mais faisant signe à l’homme à travers elles, établissant le monde comme un miroir où Dieu se reflète pour se révéler à sa créature.
Dès lors l’homme, selon al-Ghazali : « doit acquérir en ce monde, par l’usage de ses sens corporels, une certaine connaissance des œuvres de Dieu et, par ce truchement, de Dieu Lui-même. ». Et cette connaissance de Dieu, toujours selon Ghazali est possible car : « chaque cœur, malgré les différences individuelles, est prédisposé à connaître la réalité des choses car il est lui-même une chose divine et noble, qui se distingue des autres substances du monde comme lieu de la science des choses divines ».
Poussant plus loin encore la métaphore, une certaine mystique de l’islam affirme que le projet de Dieu en l’homme est d’en faire le miroir de Lui Même. Et Ibn al-Arabi, le grand spirituel venu de l’Espagne musulmane, mort à Damas en 1240, affirme que chaque homme manifeste au monde un des attributs divins, un des Noms divins, qu’il contemple en Dieu et que Dieu contemple en lui : « Dieu (dit al-Arabi) est donc le miroir dans lequel tu te vois toi-même, comme tu es Son miroir, dans lequel Il contemple Ses Noms. Or ceux-ci ne sont rien d’autre que Lui-même ».
L’enclave dont René Char proposait l’image parait donc ici béante, large ouverte pour l’accès à tous les inattendus et toutes les métamorphoses. Car le projet spirituel de l’islam est de transformer l’homme en lui même, de l’aider à devenir ce qu’il est, avec la perspective, selon Ibn al-Arabi, d’être un homme parfait, celui qui rassemble en lui tous les attributs, tous les Noms divins, à l’instar des prophètes, et qui : réunit en lui la forme de Dieu et la forme de l’univers. Lui seul révèle l’essence divine avec tous ses Noms et Attributs. Il est le miroir par lequel Dieu est révélé à Lui même, et, par là, la cause finale de la création ».
Ainsi la boucle est bouclée, la nature et l’univers entier sont un miroir où Dieu se montre à l’homme. De son côté chaque homme est une théophanie, une manifestation d’un des Noms, d’un des attributs du Divin, et ne peut se connaître lui-même que dans le miroir de Dieu, Lequel rassemble et synthétise tous ces attributs. Enfin le Divin se contemple Lui-même dans cette humanité, dont chaque membre reflète un de ses Noms. Et il se contemple idéalement dans les prophètes et les grands saints manifestant la totalité des Noms Divins, miroirs parfait ou la Transcendance absolue se mire pleinement. On peut donc dire ici que si Dieu est dans l’islam l’espérance de l’homme, l’Homme, cause finale de la création, comme le dit Ibn al-Arabi, est aussi l’espérance de Dieu.
Mais enfin, est ce que ces représentations, ces définitions appuyées sur nos étymologies fondatrices de francophones, en requérant fugitivement l’autorité d’un Durkheim, en évoquant les perspectives poétiques de la mystique musulmane, est ce que tout cela aura pu emplir les immensités ouvertes par ces mots de liberté, de sacré, de religion, de dieux, de Divin ? Est-ce que le projet de préserver l’accès à « l’enclave d’inattendus et de métamorphoses » qui ouvre sur l’Homme comme espérance perpétuellement exaltante, mais aussi toujours décevante et sans cesse avortée, peut combler les béances de l’interrogation sur le monde et soi-même ?
Nous savons bien que non. Nous venons de faire, au moment où chacun va partir pour un voyage estival bien mérité, mais souvent hélas produit de plus du système marchand, nous venons de faire un vagabondage et nous en avons choisi les chemins. Mais on pourrait en prendre d’autres et nous avons à peine pénétré la géographie d’un infini où nous ne cesserons jamais de nous perdre, comme le disait souvent Ghazali à la fin de ses démonstrations :
« Puis-je vous suggérer de demander pour moi mon pardon pour tout ce en quoi ma plume a pu se tromper, ou mon pied glisser ? Car c’est chose aventureuse que de plonger dans la mer sans fond des mystères divins ; et il est dur et difficile d’essayer de découvrir les lumières célestes qui sont derrière le voile. ».