Un “grand vide” traverse la pensée économique. Malgré les efforts déployés ces dernières années par les historiens, un pan entier de l’histoire de la pensée économique a été laissé dans l’ombre.
Un des économistes qui a le plus fait parler de lui ces dernières années est, sans l’ombre d’un doute, Joseph Alois Schumpeter (1883-1950). Outre son magnum opus « Capitalisme, socialisme et démocratie », l’influence de son « Histoire de l’analyse économique » peut encore être ressentie à ce jour. En effet, la plupart des historiens de la pensée économique qui ont suivi n’ont fait que reprendre point par point son analyse, tirant d’un trait de plume cinq siècles de pensée économique en terres d’Islam. Il est grand temps que le mythe du « grand vide » de Schumpeter soit démantelé et oublié une bonne fois pour toute.
Le « grand vide » de Schumpeter
Lorsqu’on lit sa grande « Histoire de l’analyse économique » publiée par sa femme après sa mort en 1954, Schumpeter fait état d’un « bond cinq cents ans », passant directement de la pensée économique grecque à la pensée scolastique de Thomas d’Aquin. Sauf que son erreur principale a été de faire abstraction d’une règle d’or dans la vérification d’une théorie historique : celle de considérer les événements historiques comme une chaîne. Sans tenir compte de la séquence des évènements, il est impossible d’apprendre de l’histoire d’une période quelle qu’elle soit, en particulier celle que nous sommes sur le point d’entreprendre.[3]
La première question qui vient à l’esprit est de se demander si ce « grand vide » résulte d’une banale méconnaissance, ou bien d’un défaut de transmission de la pensée économique des auteurs de l’Islam.
S’il est vrai de faire remarquer que ce n’est que dans les années 1960 que les textes de l’Islam relatifs à l’économie sont réunis et présentés, il est exagéré d’avancer la thèse que Schumpeter n’ait eu aucune connaissance de certains textes arabes. Très explicitement il mentionne la méditation sémite, avec les Arabes en première ligne (Ibn Sina et Ibn Rushd) et la pensée juive (Maimonide), dont a clairement bénéficié la scolastique occidentale.
De la même manière, il est inexact d’invoquer l’explication du défaut de transmission de la culture arabo-islamique à l’Occident chrétien. Le canal de transmission le plus connue fut le grand mouvement de traduction des textes arabes qui débute dès le Xesiècle. Gérard de Crémone en fut la figure de proue avec à son actif plus de soixante-dix traductions dont les écrits d’Ibn Sina. En outre, plusieurs voyageurs culturels tels que Constantin l’Africain ou Abélard de Bath apprirent l’arabe et contribuèrent massivement à la diffusion de la pensée islamique en Occident. Néanmoins, ces nombreuses traductions ne vont pas créer un attrait et une curiosité réelle pour la pensée du monde arabo-musulman.
Au contraire, il existe des preuves attestant que l’Occident latin va s’approprier ces travaux à des fins personnelles. On note par exemple que Gérard de Crémone, mort en 1187, va délibérément ignorer ses contemporains, en particulier Ibn Rushd, mort en 1198. Que dire encore de l’attitude étrange d’Ibn Abdûn de Séville, préconisant de ne point vendre de livres à des juifs ou à des chrétiens, ceux-ci prenant la fâcheuse habitude de les traduire et de se les attribuer. En outre, peut-être faut-il évoquer un autre canal de transmission : les croisades et la reconquête espagnole, qui ont considérablement accélérés les contacts avec les centres culturels de Byzance et d’Orient d’une part, et d’Andalousie d’autre part.
Enfin, les derniers arguments mis en exergue portent généralement sur la non-scientificité de la pensée économique en Islam et son absence d’originalité.
En effet, la conception stricte de la science économique conduit à ne considérer que les auteurs postérieurs à la naissance de l’économie en tant que discipline autonome, non seulement par rapport aux autres sciences (sociologie, histoire, etc.), mais également par rapport aux idéologies ou doctrines, grâce à l’utilisation de méthodes scientifiques dites propres (rationalisme, empirisme, etc.). Il est vrai que la pensée islamique est indissociable de l’histoire et de la théologie, les problématiques économiques n’étant qu’un chapitre de la philosophie morale islamique. Or, nul ne peut nier, par exemple, que la pensée scolastique du Moyen-Âge était elle aussi indissociable de la théologie chrétienne. Et pourtant, chez la plupart des auteurs, dont Schumpeter, elle est citée !
Pour ce qui est de l’absence d’originalité de la pensée économique de l’Islam, l’argument ultime vise à dire qu’elle n’a été qu’une pâle copie de la pensée grecque. Encore une fois, il n’est pas faux de dire que plusieurs auteurs arabo-musulmans aient repris des thèmes importants de la pensée grecque. Entre autres, il faut mentionner ceux ayant traits à la justice dans l’échange, à la société du juste milieu ou encore à la condamnation de l’intérêt, bref, autant de thèmes ayant déjà été développés par Aristote. Mais c’est omettre que les auteurs islamiques n’ont pas fait que reprendre l’héritage laissé par les Grecs.
Au contraire, ils vont considérablement le faire fructifier en y apportant des apports nouveaux. Une telle caractérisation ignore également le fait que les structures économiques et les relations commerciales entre différents groupes, sont des facteurs qui conditionnent et influencent fortement la pensée et la réflexion économique. Le fait est que l’ancienne cité grecque avait peu de relations commerciales avec le reste du monde, tandis que les pays d’Islam ont connu des flux d’échanges gigantesques. Et puis, quand bien même la contribution de l’Islam se serait bornée à énoncer les idées déjà développées par les Grecs, sans elle, les écoles de pensées ultérieures (scolastique, mercantiliste, classique, etc.) auraient-elle connu l’essor dont elles ont fait preuve ?
Là où le bât blesse, c’est que la pensée et la civilisation islamiques se situent précisément dans ce « grand vide » énoncé par Schumpeter. Pendant trop longtemps, nous avons pris l’habitude de fermer les yeux et de penser que le changement et la modernisation s’est faite uniquement par l’intermédiaire des Grecs, de Rome ou du christianisme européen. Ne s’agirait-il pas là d’une forme d’ethnocentrisme européen qui serait ancrée dans notre inconscient collectif ? Quoi qu’il en soit, il est urgent de réaliser que des développements se sont fait ailleurs et qu’ils ont été tout aussi importants et essentiels.
Miscellanées économiques
Mais alors, qui sont ces penseurs qui ont été ignorés ? Sans que la liste qui va suivre ne soit exhaustive, l’objectif est simplement de mettre en avant quelques-uns d’entre eux afin de démontrer que la pensée économique en Islam a toute sa place dans l’histoire et les manuels d’histoire de la pensée économiques.
Parmi les précurseurs, il est intéressant de mettre en évidence la pensée d’Abu Yusuf (731-798). De par sa charge de « grand cadi » et son érudition, il sera souvent consulté, notamment en matière d’administration et de finances publiques. Dans un traité rédigé à la demande du calife Harun al-Rashid (« Kitab al-Kharaj » ou « Le livre de l’impôt foncier »), il livre une d’abord une analyse sur la liberté dans la formation des prix. Par ailleurs, il estime que l’impôt fixe, foncier notamment (le kharaj) est préjudiciable à la fois pour le Prince que pour les contribuables. Selon lui, leurs intérêts sont communs et si le système fiscal surcharge le contribuable, il entraîne l’abandon des terres et par la même occasion, le fléchissement du kharaj lui-même. Autrement dit, l’auteur nous dit déjà au VIIIe siècle que « trop d’impôt tue l’impôt », d’où la nécessité impérieuse que celui-ci soit proportionnel aux moyens du contribuable. Il faut tout de même noter qu’avant d’être celui d’un optimum social, son souci est celui de la justice entre contribuables.
Au cours des Xe et XIe siècles, les terres d’Islam vivent une période de transformations politiques majeures. Malgré le délitement progressif du pouvoir central, il ne va pas avoir un effet considérable sur l’effervescence intellectuelle de l’Islam, qui va toucher aussi bien les sciences religieuses que les sciences rationnelles (médecine, philosophie, etc.).
Considéré comme le plus grand pour certains, il faut mentionner la pensée d’Al-Ghazali (1058-1111) et étudier sa contribution aux questions économiques. Parmi ses écrits, le plus significatif et celui que la postérité a retenu est celui portant le titre de « Ihya Ulum al-Din » ou « La revivification des sciences religieuses » en quatre volumes. Au milieu d’une myriade de questions qu’il aborde, Al-Ghazali accorde une attention considérable aux diverses types d’activités de production dans la société, en particulier en ce qui concerne leur hiérarchie et leur nature.
En classant les activités de production et en soulignant la nécessité d’une coopération entre elles, Al-Ghazali attire l’attention sur les différentes étapes de la production précédant la vente d’un produit. L’auteur est conscient des « liens » qui existent souvent dans la chaîne de production. Al-Ghazali élabore son argument en utilisant l’exemple d’une épingle, analogue à l’exemple de la manufacture d’Adam Smith qui sera connu près de sept siècles plus tard ! En d’autres termes, les différentes étapes de la production nécessitent une division du travail en supplément d’une coordination et d’une coopération au sein des filières de fabrications.
Moins connu du grand public en raison du caractère limité des éléments concernant sa vie personnelle, il est nécessaire d’étudier la pensée économique d’Al-Dimashqi (XIIe siècle ?). Il est le premier à avoir écrit un ouvrage (« Al-Isharah fi Mahasin al-Tijara » ou le « Livre de l’indication touchant les beautés du commerce, la connaissance des bonne qualités des marchandises, ainsi que de leurs défauts, et les falsifications des trompeurs à leur sujet ») entièrement consacré aux questions économiques. Sa pensée pragmatique sera influencée par Platon, Aristote mais aussi le néo-pythagoricien Bryson. Al-Dimashqi s’intéresse notamment à la question de la valeur d’un bien. Selon lui, elle dépend de trois facteurs principaux : son coût, la quantité de travail cristallisée en lui et sa demande. Al-Dimashqi parle également des coûts de transport et des droits de douanes qui y sont associés.
La conséquence de la demande sur le prix ne semble pas non plus lui échapper lorsqu’il conseille à ses compatriotes de ne pas acheter les biens pour lesquels la demande diminue. La relation entre la demande, l’offre et les prix a été clair dans l’esprit de l’auteur, en particulier lorsqu’il énonce que les prix d’un bien peuvent augmenter en raison d’un retard dans la livraison, de l’augmentation de la demande ou de la diminution de la quantité (offerte) suite à une calamité qu’elle soit céleste ou terrestre. Al-Dimashqi formule donc clairement ce que les économistes appellent aujourd’hui la « théorie des prix ». Bien que pratiquant, il va éviter le piège du débat islamique traditionnel sur la détermination des prix par Dieu ou par l’Homme, et affirmer qu’il existe certaines « forces » déterminantes dans la formation des prix qu’un commerçant doit comprendre et maîtriser s’il veut prospérer.
Un peu plus tard, un théologien nommé Ibn Taymiyya (1263-1323) donne une bonne définition de ce que doit être un système économique islamique. Selon ce penseur, si Dieu a mis à la disposition des hommes des bienfaits, c’est bien pour qu’il en use sans sourciller, mais sans nuire à autrui, c’est-à-dire à la communauté au sens large. En effet une liberté totale peut nuire à la société et déboucher sur des injustices, surtout à l’époque de ce dernier, caractérisée par de grandes inégalités dans la répartition des revenus et par un interventionnisme abusif de l’État dans la vie économique. Ibn Taymiyya estime que l’objectif doit être de concilier liberté individuelle avec l’intérêt de la collectivité, d’harmoniser l’intérêt du producteur avec celui du consommateur dans le domaine économique. D’où la nécessité des mesures de coopération et de solidarité qui peuvent s’avérer préférables à une liberté sans foi ni loi, lorsque cette dernière ne permet pas réaliser l’intérêt collectif.
Mais l’apport le plus original d’Ibn Taymiyya est celui en rapport à ses remarques à la monnaie en circulation. Les pratiques répétées de dégradation des monnaies, ainsi que de leur frappe trop importante, l’amènent à réfléchir sur les implications de cette politique. Cela va le conduire à mettre en évidence une relation à respecter entre masse monétaire et volume de transactions, sous peine de voir diminuer le pouvoir d’achat de la monnaie et donc de porter préjudice à la population par la hausse abyssale des prix. De plus, la multiplication des monnaies de moindre valeur (pièces de cuivre) peut provoquer l’inflation et la désorganisation du commerce (fuite de la bonne monnaie vers l’étranger) du fait du manque de confiance dans la monnaie. Al-Maqrizi (1363-1442) sera beaucoup plus explicite sur ce point quelques temps plus tard. Ce qui est certain, c’est que ces auteurs proposent une première expression de la loi de Gresham et de la « théorie quantitative de la monnaie » en reliant les prix à la circulation monétaire, faisant d’eux de lointains précurseurs de Jean Bodin.
Enfin, comment peut-on taire la pensée d’Ibn Khaldun (1332-1406) et son analyse des difficultés économiques du monde musulman au XIVe siècle ? En fait, la civilisation musulmane était déjà dans une phase de déclin de son vivant. La dynastie abbasside (750-1258) avait pris fin environ trois quarts de siècle avant sa naissance, après la destruction quasi-totale de Bagdad et de ses environs par les Mongols. Un certain nombre d’autres évènements historiques, y compris les croisades (1095-1396), la peste noire (années 1340) ou le gouvernement corrompu des mamelouks circassiens (1382-1517), avait également affaibli la plupart des terres musulmanes centrales.
Dans ces circonstances, il serait étrange qu’un homme du calibre d’Ibn Khaldun ne soit pas à la recherche d’une stratégie efficace afin de provoquer un renversement de vapeur. Il va donc construire un modèle qui pourrait expliquer la montée et la chute des civilisations ou le développement et le déclin des économies, deux phénomènes interdépendants dans son modèle. Ibn Khaldun essaye de répondre à toutes ces questions dans la « Muqaddima » en expliquant les différents événements de l’histoire par une relation de cause à effet, et de tirer scientifiquement les principes qui ont conduit à la naissance et à la chute d’une dynastie, d’un État ou d’une civilisation. Extrêmement riche, son analyse le conduit à élaborer un modèle condensé dans une large mesure, quoique pas complètement, en huit perles de sagesse (« kalimat hikamiyyah »), chacun étant lié à l’autre par une force mutuelle et de manière circulaire afin que le début ou la fin soit indiscernable.[8]
La principale force de l’analyse d’Ibn Khaldun réside dans son dynamisme et son caractère pluridisciplinaire. Elle relie toutes les variables socio-économiques et politiques importantes, y compris l’autorité souveraine et politique, les croyances et les règles, le peuple, la richesse, le développement et la justice, chacune ayant une influence sur les autres, et tour à tour influencé par elles. Le fonctionnement de ce cycle se déroule dans son modèle à travers une réaction en chaîne sur un temps long, permettant d’expliquer comment les facteurs politiques, moraux, institutionnels, sociaux, économiques et démographiques interagissent les uns avec les autres au fil du temps pour mener au développement et au déclin, ou à la montée et à la chute d’une économie ou d’une civilisation.
Dans une analyse à long terme de ce type, les choses ne sont pas « égales par ailleurs » car aucune des variables n’est supposée rester constante. Une des variables agit simplement comme mécanisme de déclenchement. Si les autres secteurs réagissent dans le même sens que le mécanisme de déclenchement, la désintégration prendra de l’ampleur grâce à une réaction en chaîne interdépendante de telle sorte qu’il devienne difficile avec le temps d’identifier la cause de l’effet. Si les autres secteurs ne réagissent pas dans le même sens, le déclin dans un autre secteur peut ne pas s’étendre aux autres, et le secteur en décomposition pourra être réformé au fil du temps ou le déclin de la civilisation être plus lent.
Il est vrai que Platon avait décrit l’âge d’or et l’ère de la décadence de la cité. La pensée arabo-musulmane va reprendre ce thème, mais en l’approfondissant considérablement. La théorie des cycles d’Ibn Khaldun développée à la fin du XIVe siècle est à mille lieues des considérations de Platon.
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Ces multiples avancées dans le domaine de la pensée économique illustrent combien il est difficile de se contenter d’un « grand vide » comme l’avait décrit Schumpeter, voire d’une « simple médiation » de la pensée grecque. Les contributions de l’Islam dans la pensée économique sont légion dans bien des domaines, mais l’Occident chrétien ne semble pas l’avoir intégrée dans sa quête de connaissance comme ce fut le cas pour la philosophie.
La réflexion de l’Islam dans le champ économique commencera à s’estomper à partir du XIIIesiècle, pour s’éteindre progressivement à l’aube du XVe. Un « grand sommeil » allait prendre place après un « grand vide » n’ayant jamais existé.
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