Ouattara, Bédié, Gbagbo, Affi, Soro… Quel dialogue?

 

Sur les bords de la lagune Ébrié, l’Histoire a une fâcheuse tendance à bégayer. Vingt-sept ans après la mort d’Houphouët, aucun de ceux qui ont succédé au « Vieux » ne sera parvenu au pouvoir de manière indiscutable: scrutins contestés, exclusion des uns ou des autres, faibles taux de participation, violences postélectorales… Il en a été ainsi lors de la présidentielle de 2020 comme lors des scrutins de 1995,2000 et 2010.

Si le Conseil constitutionnel a validé, le 9 novembre, la réélection d’Alassane Ouattara (avec 94,27 % des suffrages et un taux de participation de 53,9 %), l’opposition continue de lui contester sa victoire et la légalité même de sa candidature à un troisième mandat.

Non seulement cette opposition a appelé à la désobéissance civile et à un boycott actif du scrutin, mais elle a aussi tout mis en œuvre pour en empêcher la tenue, provoquant parfois violences et affrontements (85 morts depuis le début du processus). Le 2 novembre, elle a franchi un cap en annonçant la création d’un Conseil national de transition (CNT), censé pallier la vacance supposée du pouvoir. Président de ce CNT : Henri Konan Bédié. Porte-parole : Pascal Affi N’Guessan.

Le gouvernement a répliqué en arrêtant les principaux leaders, à l’exception notable du « sphinx de Daoukro », placé en résidence surveillée (mesure qui a été levée depuis). Motif invoqué par Richard Adou, le procureur de la République: « Faits d’actes de terrorisme, d’attentat et complot contre l’autorité de l’État, de meurtre, de vol en réunion avec violences, de destruction volontaire de biens, d’incendie et destruction de véhicules, d’organisation et de participation à un mouvement insurrectionnel. » L’épreuve de force, à son acmé début novembre, a longtemps suscité l’inquiétude des Ivoiriens comme celle des partenaires du pays. Les mânes de la crise postélectorale de 2010-2011 (plus de3000 morts) hantent toujours les esprits.

Si la tension semble aujourd’hui retomber, deux scénarios se dessinent pour tourner définitivement cette sombre page. Le premier, proposé par Alassane Ouattara (ADO), prévoit un dialogue entre les parties en conflit. Le 9 novembre, dans son adresse à la nation, le chef de l’État a réaffirmé sa « disponibilité pour [engager] un dialogue sincère et constructif avec l’opposition, dans le respect de l’ordre constitutionnel », et a rappelé qu’il avait « marqué sa disponibilité pour une rencontre avec le président Henri Konan Bédié ».

Dans le même discours, ADO a invité « [son] aîné à une rencontre, dans les tout prochains jours, pour un dialogue franc et sincère ». Rencontre qui fut promptement organisée, le 11 novembre en fin de journée à l’Hôtel du Golf. Pour la première fois depuis

       

MACKYSALL, NANA AKUFO ADO, EMMANUEL MACRON…NOMBREUX SONT CEUX QUI PROPOSENT  LEURS BONS OFFICES

 

deux ans, les frères ennemis se sont parlé directement. Pour « briser la glace » et « rétablir la confiance ». Un entretien symbolique, mis en place sous la pression des amis de la Côte d’ivoire.

Nombreux sont ceux qui tentent d’apporter leur écot à cette démarche. Y compris certains chefs d’État, tels le Sénégalais Macky Sali, le Ghanéen Nana Akufo-Addo, président en exercice de la Cedeao, ou le Français Emmanuel Macron.

Ce scénario peut-il aboutir rapide­ment? La rencontre Ouattara-Bédié du 11 novembre, qui en appelle appa­remment d’autres, changera-t-elle la donne? Il est permis d’en douter. D’abord, parce qu’il y a trop de haine recuite et de rancune entre les prin­cipaux protagonistes, notamment Ouattara et Bédié. Ensuite, parce que ADO ne discutera de rien tant que ses adversaires ne reconnaîtront pas sa victoire. Or on peine à imaginer com­ment ces derniers, qui ont largement franchi le Rubicon, pourraient faire machine arrière sans donner à leurs bases respectives l’impression de se déjuger ou, pis, d’« aller à la soupe ». Bédié s’est d’ailleurs empressé, le 20 novembre, d’interrompre les négo­ciations, exigeant la libération des mili­tants détenus et le retour de ceux qui sont à l’étranger.

Last but not least, les échanges ne seront guère faciles avec une opposi­tion à l’attelage aussi hétéroclite. La posture ultra-radicale de Guillaume Soro, le plus belliciste de tous – il a appelé l’armée à bouter Ouattara hors de son palais -, ne semble pas de nature à favoriser l’émergence d’un dialogue fécond et, surtout, consensuel.

Reste un second scénario : la poursuite du bras de fer jusqu’à ce que l’un des deux camps l’emporte. S’il n’est pas le plus souhaitable, ce cas de figure est le plus probable.

Le rapport de forces penche en faveur d’Alassane Ouattara. Il est à la tête de l’État (de l’administration comme des forces de sécurité), son élection a été validée par le Conseil constitutionnel, les principaux par­tenaires de la Côte d’ivoire l’ont acceptée et personne n’ira au feu pour le contraindre à prendre des mesures auxquelles il se refuse.

Certes, son image est écornée, mais il en était parfaitement conscient lorsqu’il a décidé de briguer un troisième mandat après le décès d’Amadou Gon Coulibaly, son dauphin désigné, à quelques semaines seu­lement du dépôt des candidatures.

Sa gouvernance en sera compliquée, mais pas autant que ne l’a été celle du Congolais Joseph Kabila, en 2011, après sa réélection contestée face à Étienne Tshisekedi, ou celle du Gabonais Ali Bongo Ondimba, en 2009 et en 2016, face à André Mba Obame ou à Jean Ping, qui s’étaient proclamés présidents et étaient allés jusqu’à composer leur gou­vernement. Le Togolais Faure Essozimna Gnassingbé à de multiples reprises et le Guinéen Alpha Condé, qui vient d’obtenir un troisième mandat, ont eux aussi été confron­tés à bien des tempêtes qui, une fois passées, ne les ont pas empêchés de diriger leur pays.

ADO maniera la carotte avec ceux qui accepteront un jour de quitter la citadelle assiégée d’une opposition qui ne reconnaît pas sa réélection car ils n’y auront plus de perspectives, et le bâton avec les plus irré­ductibles ou les plus irréconciliables, notam­ment Guillaume Soro, qui doit se sentir bien seul aujourd’hui. Sans oublier de tendre la main à un autre protagoniste d’importance : Laurent Gbagbo, qu’il devrait autoriser à ren­trer en Côte d’ivoire. D’autant que, depuis le début de la crise, l’ancien président est sans doute le plus constructif de ses opposants…

Depuis près de trente ans, tout se joue entre les trois mêmes ténors : ADO, Gbagbo, Bédié – généralement à deux contre un -, le reste de la classe politique, pourtant d’un bon niveau général, acceptant d’être phagocyté par ce combat des chefs. Le dernier acte de cette trop longue tragédie se joue sous nos yeux. Les seconds rôles (les Soro, Bakayoko, Achi, Affi N’Guessan, Koulibaly, Mabri ou Konan Bertin) se contentent, pour l’heure, de n’être que des supplétifs en attendant 2025.

 

Par Marwane Ben Yahmed

Jeuneafrique n°3095-DECEMBRE 2020 page 3 à 4