Le Directeur général (Dg) de Fraternité MatinComment se porte Fraternité Matin après des secousses que l’entreprise a connues ?
L’entreprise va mieux. Comme toute entreprise, elle est confrontée à des crises. Il y en a qui nous dépassent, comme il y en a qui, avouons-le, sont de notre fait. Nous avons effectivement traversé une période de turbulence, mais, Dieu merci, nous en sommes sortis.
A quoi est due cette turbulence ?
Vous êtes journalistes et donc vous savez que le milieu de la presse est sinistré. Ce qui nous conduit à faire des ajustements qui suscitent parfois des grincements de dents. Or, le contexte actuel nous impose de nous adapter à la nouvelle donne qui est le numérique. Le journal papier ne se vend plus. Ou on ferme ou on s’adapte. Et cela implique que nos mentalités s’adaptent à ce changement, y compris la mienne. Mais certains journalistes ont eu du mal à le comprendre. Et cela a donné lieu à des mouvements d’humeur, qui n’ont pas été en notre honneur, je l’avoue. Dieu merci, ça va mieux !
Craignez-vous que les mêmes mouvements d’humeur resurgissent ?
Je ne peux pas dire que cette crise est définitivement derrière nous parce que nous allons dérouler bientôt un plan de restructuration, ce qui pourrait impliquer une réduction du personnel. Quand nous allons commencer, nous ne pouvons exclure qu’il puisse y avoir encore quelques remous. Nous nous attelons actuellement à expliquer aux uns et aux autres en quoi consistera ce plan de restructuration. Nous espérons que le moment venu, il y aura moins d’agitation.
Ne risquez-vous pas d’être emporté par ce plan de restructuration ?
Seule la personne qui m’a nommé pourra vous répondre. Il y a peut-être des gens qui souhaitent mon départ, mais il y en a aussi qui souhaitent mon maintien.
Votre groupe de presse s’est vu décerner récemment le prix Anp. Comment avez-vous accueilli cette distinction ?
Avec fierté et humilité. Fierté, parce que ce prix vient témoigner de ce que nos efforts ont été reconnus par l’instance de régulation de la presse qu’est l’Autorité nationale de la presse( Anp), anciennement appelée Conseil national de la presse (Cnp). Mais aussi humilité, car ce prix nous invite à faire mieux.
En tant que quotidien à capitaux publics, est-ce juste que Fraternité-Matin soit mise en compétition avec les journaux privés de la place ?
Ce prix réputé récompense les journaux qui respectent les règles du métier et surtout la déontologie. Ce n’est pas parce que nous sommes un journal d’Etat que nous avons reçu cette distinction. C’est la première fois d’ailleurs que Fraternité-Matin le reçoit alors que ce prix existe depuis bien longtemps. Dans une certaine mesure, il vient aussi couronner les actions que nous avons posées depuis mon arrivée à la tête de l’entreprise.
En quoi avez-vous marqué l’entreprise de votre empreinte ?
Quand j’arrivais aux affaires, le quotidien était en troisième position des quotidiens les mieux vendus de la place. J’ai réussi, avec mon équipe, à le hisser au premier rang. Par ailleurs, j’ai contribué modestement à consolider le succès éditorial du quotidien. Nous avons une audience qui va au-delà de nos frontières. La preuve, nous avons pu fédérer autour de nous plusieurs journaux publics à l’intérieur du Groupement des éditeurs de presse publique de l’Afrique de l’Ouest (Gppao). J’en suis le président, et des journaux marocains ont demandé à en être membres. Du fait de l’audience qu’a le journal, l’épouse de feu Nelson Mandela, Mme Graça Machel, m’a coopté pour être membre du comité consultatif de sa fondation. De nombreux journaux nous considèrent comme l’exemple à suivre. J’ai également lancé un journal économique et relancé le magazine Femmes d’Afrique. J’ai aussi relancé le journal en ligne fratmat.info. C’est vrai que j’ambitionne de faire de Fraternité Matin, le premier groupe de presse en Afrique. Nous n’y sommes pas encore parvenus, mais je pense que nous sommes, à tout le moins, le premier en Afrique francophone. Vous pouvez regarder, de la Mauritanie à la Rdc et me dire le groupe qui peut se comparer au nôtre.
Vous avez publié un dernier essai intitulé » Si le Noir n’est pas capable de se tenir debout, laissez-le tomber ». A qui s’adresse l’interpellation contenue dans le titre ?
Aux Africains d’abord, mais à tout le monde, en définitive.
On a plutôt l’impression que vous reprenez à votre compte le discours anti-impérialiste et donc, que vous vous adressez aux Occidentaux ?
Si vous lisez le livre, vous comprendrez que j’interpelle prioritairement les Africains. Comment pouvez-vous expliquer que, pour construire des toilettes, on aille tendre la main aux autorités françaises ? Les toilettes dont je parle ont été construites au Bénin, en bordure du lac Ahémé. En Côte d’Ivoire ici même, il y a eu un projet visant à lutter contre la défécation à l’air libre. Pour cela, il a fallu construire des latrines avec l’appui des bailleurs de fonds. Je pense que si nous devons demander de l’aide aux autres, il ne faut pas que ce soit pour n’importe quoi. Pour moi, il est temps que nous apprenions à nous tenir debout tout seuls.
Au regard de la gouvernance dans les Etats africains, pensez-vous qu’il y ait une réelle volonté de la part des dirigeants de se tenir debout ?
Je pense qu’il y a effectivement une réelle volonté de se mettre debout. Mais nous sommes confrontés à beaucoup d’obstacles qui viennent soit de nous-mêmes soit des autres. En Côte d’Ivoire par exemple, il y a une réelle volonté politique. Mais comment y arriver quand vous avez plus de la moitié de votre population qui est analphabète ? Avec la meilleure volonté, il est difficile pour la minorité des citoyens « éclairés » de tirer tous les autres vers le haut. C’est tout le contraire des réalités des pays développés, dont la population est presqu’à 100% instruite. C’est le même décor que l’on retrouve au niveau des familles africaines. Quand vous êtes le seul dans la famille à travailler et que tous les autres doivent vivre à votre crochet, vous ne pouvez pas évoluer. C’est cela notre drame. Pour nous en sortir, il nous faut inverser la tendance. Quand le président français, Emmanuel Macron, dit, de façon lapidaire, que faire plusieurs enfants n’est pas viable, cela nous choque. Pourtant, c’est la vérité.
Sont-ce là ces « Négreries » que vous dénoncez dans votre dernier ouvrage ?
Effectivement. C’est une négrerie contre-productive que de faire une dizaine d’enfants par exemple alors que vous vivez dans un deux-pièces. A cela, s’ajoute la mauvaise gouvernance, qui est, dans bien des cas, le principal frein au développement de nos pays. C’est le drame de nos Etats. Mais au-delà des gouvernants que nous accablons, que fait chacun de nous pour se tenir debout ? Si nous le voulons vraiment, il y a des choses que nous ne devons plus faire. Dans la deuxième partie du livre, qui en compte deux, j’énonce quelques conditions pour que l’Afrique se tienne sur ses deux pieds pour pouvoir parler d’égal à égal avec les autres continents. D’abord, renouer avec notre propre culture, notre propre spiritualité, notre histoire. Je demande aussi que l’on commence par avoir foi en nous-mêmes, que nous cessions de nous détester et que l’on adapte l’éducation à nos besoins.
A vous entendre, le piétinement de l’Afrique serait dû à son acculturation ?
Sans aucun doute. Nous nous sommes reniés: nous avons renié notre culture au profit de la culture des autres. L’Africain chrétien ou musulman se donne un prénom issu de la culture judéo-chrétienne ou islamique. On s’habille en costume européen. Nos femmes ont renié leurs cheveux pour adopter des mèches pour mieux ressembler aux femmes occidentales. Et, plus grave, elles changent même la couleur de leur peau. Il y a beaucoup d’hommes qui en font de même, surtout en Afrique centrale. Par ailleurs, nous nous sommes laissé convaincre que notre religion est de l’idolâtrie. Nous prions le Dieu d’Israël. Et notre Dieu à nous ? Pourquoi voulons-nous que ce soit le Dieu d’Israël qui vienne nous sauver ? Pourquoi voulons-nous que ce soient les ancêtres des autres qui viennent nous sauver ? Que faisons-nous des nôtres ? Tant que nous ne reviendrons pas à toutes ces valeurs de notre civilisation, nous n’avancerons pas !
L’un de vos ouvrages a pour titre « Prisonniers de la haine ». Ramené au contexte national, pensez-vous que les Ivoiriens sont encore prisonniers de la haine, 16 ans après la rébellion de 2002 ?
Je pense que oui. Nous ne sommes pas encore totalement sortis de cette histoire. Au moment où j’écrivais l’ouvrage, le titre était inspiré de la tragédie libérienne. Mais, depuis, nous sommes tombés dans les mêmes travers. Ce que je croyais être réservé aux seuls Libériens a fini par se produire chez nous en Côte d’Ivoire. Plusieurs années après, j’observe que nous sommes encore prisonniers de la haine, de la rancœur, ce qui fait dire que la réconciliation piétine. Il y a encore des blocs qui ne se parlent pas parce qu’ils restent prisonniers de leur haine.
Comment en sortir ?
Je n’ai pas de recette toute faite. Depuis huit ans que M. Ouattara Alassane, chef de l’Etat, ndlr) est au pouvoir, on cherche toujours la formule pour parvenir à la réconciliation. On a essayé la Commission dialogue, vérité et réconciliation (Cdvr), qui n’a pas donné les résultats escomptés. On a pensé que la justice aurait aidé à la réconciliation, mais ça ne marche toujours pas. J’espère qu’on y arrivera un jour en maintenant le dialogue entre les différents acteurs.
Une autre réalité de l’Afrique, c’est la tentation du 3ème mandat. Le fait pour un chef de l’Etat, qui a épuisé ses deux mandats, de vouloir se maintenir au pouvoir, ne met-il pas en danger la stabilité de l’Etat ?
En toute franchise, je pense que nous, Africains, nous sommes tombés dans un piège en nous engageant dans cette histoire de limitation de mandat à deux. Pour moi, cette limitation des mandats n’est pas la solution idéale.
En clair, êtes-vous opposé à la limitation des mandats ?
Oui ! J’estime que si un président travaille bien, qu’on lui laisse le temps de continuer. Mais, en même temps, si on constate son incapacité à bien gérer, on l’écarte. Cela va de pair avec l’idée de démocratie vraie et d’élections justes et honnêtes. Si le président en exercice n’est pas à la hauteur, on le sanctionne en le mettant à l’écart. En revanche, s’il fait bien ce qu’il a à faire et s’il faut lui accorder deux, trois, quatre voire cinq mandats pour qu’il poursuive, cela ne me pose pas de problème. Si Houphouët-Boigny n’avait eu que deux mandats, il n’aurait pas construit la Côte d’Ivoire. Nous vivons encore largement sur ce qu’il a construit. Aux Etats-Unis, les mandats présidentiels sont limités à deux, mais lorsque cela s’est avéré nécessaire, ils ont une fois donné quatre mandats à l’un de leurs présidents, Franklin Delano Roosevelt en l’occurrence.
Souhaiteriez-vous donc que le président Ouattara fasse un 3ème mandat, au regard de son bilan à la tête de l’Etat ?
Je ne peux pas me prononcer sur cette question tant que l’intéressé lui-même n’a pas déclaré officiellement être intéressé par un 3ème mandat. Cela dit, je ne cache pas être un grand admirateur de M. Ouattara.
Pour le juriste que vous êtes, le président Ouattara peut-il être candidat à la prochaine présidentielle, au regard de notre Constitution ?
Je crois qu’il peut être candidat parce que la nouvelle Constitution remet le compteur à zéro. Juridiquement donc, il peut bien être candidat.
Et moralement ?
Ça, c’est un autre débat.
Le gouvernement a annoncé récemment au Parlement une réforme de l’état civil et de la carte d’identité. Selon vous, la Côte d’Ivoire en a-t-elle fini avec le contentieux identitaire, qui avait été présenté comme l’une des causes de la crise ivoirienne ?
Si la question de la carte d’identité a été l’objet de débat à l’Assemblée nationale ces temps-ci, c’est que le contentieux est loin d’avoir été soldé. Pourtant, il faut bien qu’on le résolve un jour. Comment n’arrive-t-on pas à répondre à cette simple question: qui est Ivoirien et qui ne l’est pas ? Tant qu’on n’y aura pas apporté une réponse claire et définitive, on ira de crise en crise. Je propose l’organisation d’un forum au sortir duquel des réponses claires devront être apportées à ces préoccupations. La Côte d’Ivoire a une histoire particulière. A l’époque coloniale, une partie de son territoire était rattachée au Burkina Faso, anciennement appelé Haute-Volta. Même après l’indépendance, on a été chercher des bras valides au Burkina Faso pour venir aider à construire la Côte d’Ivoire. Nous devons tenir compte de ces réalités historiques pour régler ces questions. On ne s’en sortira jamais si on continue de penser que parce qu’untel porte tel nom ou vient de telle contrée, il ne peut pas être Ivoirien.
Le régime Ouattara s’emploie-t-il à trouver une solution à ce problème identitaire ?
Je crois qu’il fait ce qu’il peut. Des lois ont été prises pour étendre la nationalité à un certain nombre de personnes qui, pensons-nous, en avaient été privées injustement. Apparemment, cela ne suffit pas à vider ce contentieux identitaire. Le problème est dans nos mentalités. Autant nous sommes fiers d’apprendre que des personnes d’origine ivoirienne sont devenues françaises ou américaines, autant nous avons du mal à admettre que des personnes, originaires de certains pays voisins, portent notre nationalité, même si, en réalité, ce sont leurs arrières grands parents qui sont venus d’ailleurs et qu’elles-mêmes ne connaissent pas d’autre pays que celui-ci.
En tant qu’observateur, quel regard portez-vous sur le débat autour du parti unifié qui rythme l’actualité depuis quelque temps ?
Mon souhait, c’est que ces partis, dont je suis idéologiquement proche, se réforment. Ils ont prouvé, en 2010, qu’ils étaient capables de se mettre ensemble pour faire partir Laurent Gbagbo. Par la suite, ils sont restés ensemble pour reconstruire la Côte d’Ivoire. Pourquoi ne pas continuer ? Je suis donc pour qu’ils forment ce parti unifié. J’admets que cela n’est pas facile à cause notamment d’une question d’ego. J’espère qu’ils sauront transcender ces ego pour créer ce parti unifié, dans l’intérêt de la paix. On se souvient que ce pays a plongé dans la crise quand le Pdci et le Rdr se sont combattus à cause de l’ivoirité et pour l’accession au pouvoir. Ils se sont haïs et ont fini par s’aimer. Et quand ils se sont aimés, la paix et la croissance économique sont revenues dans ce pays. Pourquoi ne pas continuer ?
Au regard du contexte politique actuel, n’est-il pas à craindre que l’élection présidentielle de 2020 se déroule dans un climat de tension ?
Je ne vois pas pourquoi elle devrait donner lieu à des affrontements. En ce qui concerne les partis membres du Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (Rhdp), je pense qu’ils finiront par trouver un candidat consensuel. A défaut, chacun de ces partis présentera son candidat et le meilleur gagnera. Les choses vont également s’arranger au Front populaire ivoirien (Fpi), aujourd’hui divisé. Je ne crois pas que, le moment venu, on aille jusqu’à se taper encore dessus. Je crois qu’on est vacciné maintenant contre ce genre d’aventure. Mais restons cependant vigilants.
Un scénario à la Macron est-il envisageable en Côte d’Ivoire en 2020 ?
Je sais que certains en rêvent. C’est un scénario possible. Nous avons été tous surpris par le cas de l’actuel président français, Emmanuel Macron. Donc, que quelqu’un de peu connu arrive à fédérer des forces vives autour de sa personne et parvienne à se hisser au pouvoir par des voies démocratiques, pourquoi pas ? Je sais que certains se rêvent en Macron de Côte d’Ivoire. Avec tout ce qui s’est passé sur la scène politique dans ce pays depuis 1999, l’impossible peut être possible.
Des proches de Guillaume Soro l’exhortent de plus en plus à se présenter à la présidentielle de 2020. A-t-il, selon vous, l’étoffe pour être président ?
N’oublions pas qu’il a été déjà Premier ministre de Laurent Gbagbo et de M. Ouattara. Il est aujourd’hui président de l’Assemblée nationale. Il est donc présidentiable. Il a le droit d’être candidat. Maintenant, quant à savoir s’il a l’étoffe pour diriger ce pays, je ne saurai me prononcer sur cette question précise.
Comprendrez-vous que Bédié également soit candidat, comme l’y invitent certains ?
Je me suis déjà prononcé sur l’éventualité d’une candidature de M. Bédié. J’ai écrit que ce serait une grave erreur. Je le lui déconseille. Il a aujourd’hui 84 ans; en 2020, il en aura 86. Lorsque vous entrez dans l’histoire, il faut savoir y rester. Quand vous voulez forcer, il y a des risques que vous en sortiez par la petite porte. Je pense qu’il devrait se mettre au-dessus de toutes ces mêlées et être le grand sage, au-dessus de tous les partis, que tout le monde chercherait à consulter en cas de crise dans le pays, auprès de qui tout le monde viendrait chercher conseil.
Comment entrevoyez-vous l’issue du procès de Laurent Gbagbo et Blé Goudé, qui se tient à La Haye au Pays-Bas ?
Comme tout le monde, je suis toutes les péripéties de ce procès à travers les médias. Je n’ai pas d’avis particulier là-dessus. Vous devez le savoir, je ne suis pas un grand admirateur de M. Gbagbo ni de M. Blé Goudé. Mais, si la justice ne trouve rien à leur reprocher, on prendra acte., Venance Konan, parle sans détour des récents remous dans sa rédaction, de son dernier ouvrage tout en croquant l’actualité politique. Interview.
linfodrome.com