Pourquoi cette hostilité à l’égard du voile en France ?

Dans un article précédent, j’essayais de comprendre la méfiance ou l’hostilité d’une partie de la société à l’égard de l’islam, dans une France qui pourtant a connu les guerres de Religions et a su en sortir par le haut en optant pour la fraternité entre les Français, par-delà les différences religieuses. Je soulignais que cette fraternité s’exprimait aussi par l’existence de mariages inter-religieux, quand bien même ceux-ci pouvaient s’opposer à ce qui était recommandé ou imposé par les dogmes religieux en la matière, à savoir l’interdiction du mariage avec une personne ne partageant pas les même croyances religieuses (notamment pour les femmes).

Ici, je poursuis cette réflexion en m’intéressant plus spécifiquement à l’hostilité à l’égard du voile en France. Celle-ci est la plus caractéristique dans le débat français actuel, bien plus que les autres attitudes liées à l’islam. En effet, d’après un sondage Ifop publié le 27 octobre 20191, 73% des Français s’opposeraient au port de signes religieux ostentatoires (kippa, voile, croix…) par les accompagnateurs lors des sorties scolaires, tandis que 61% sont favorables à ce que les cantines proposent des repas de substitution aux élèves ne souhaitant pas manger de porc.

Bien évidemment, le voile en tant que tel est inoffensif, tout comme l’est n’importe quel vêtement. L’hostilité à l’égard du voile est donc une hostilité à l’égard de ce qu’il symboliserait aux yeux des observateurs. Là est donc la question : en France, de quoi le voile est-il le symbole ? Mais d’abord, le voile est-il vraiment le symbole de quelque chose ou pas ? Après avoir répondu à cette question, nous essaierons de comprendre l’hostilité à l’égard des idées que le voile serait supposer symboliser.

Le voile est-il un symbole ?

“Pas une tradition française”, “symbole du patriarcat et de l’inégalité hommes – femmes”, ou encore de l’islamisme, voici les principaux arguments mobilisés par les uns et les autres pour rejeter le voile, arguments présentés parfois de façon caricaturale comme dans cette émission animée par Pascal Praud sur CNews et auxquels répond Sara El Attar :

Pas une tradition française, comme le hamburger ou le couscous, pourtant plébiscités par les Français au point de rentrer dans leur patrimoine culinaire : on voit bien que l’argument ne tient pas.

Le voile serait imposé par les pères ou les grands frères aux jeunes musulmanes, et dénoncer le voile serait dénoncer un symbole du patriarcat ? Sara El Attar ne nie pas que de tels phénomènes peuvent exister, mais ils sont devenus minoritaires : aujourd’hui, la majorité des jeunes femmes qui portent le voile disent qu’elles le font par choix, et que ce voile ne leur a pas été imposé par la famille. Or dénoncer le sexisme ou le patriarcat, c’est aussi donner aux femmes la possibilité de s’habiller comme elles le souhaitent.

Le voile serait un symbole de l’islam, et l’hostilité au voile traduirait uniquement un rejet de l’islam ? Difficile à dire, sachant qu’il existe des personnes musulmanes qui rejettent le voile, qui peuvent même lui être hostile, ou qui estiment en tout cas que le Coran n’impose en aucun cas aux femmes de porter un voile cachant leurs cheveux. À la rigueur, on peut dire tout au moins que l’hostilité à l’égard du voile traduit une hostilité à l’égard d’une certaine interprétation de l’islam.

De quelle interprétation de l’islam le voile serait-il alors le symbole ? Il faudrait commencer par interroger celles qui le portent. Que disent alors ces femmes sur ce qui les a conduit à décider de porter le voile ? Elles sont nombreuses2 à affirmer que le choix de porter le voile est le fruit d’un cheminement spirituel. Or, un cheminement spirituel étant aujourd’hui largement personnel, dans nos sociétés individualistes, il est aujourd’hui difficile, et même peut-être impudique de l’interroger : si telle femme décide de porter le voile, et si telle autre décide de ne pas le porter, quoi qu’il en soit, cela les regarde.

Cela signifie-t-il pour autant que le voile ne symbolise rien, qu’il n’a aucun sens collectif, que porter un voile n’exprime rien de particulier aux autres, tout comme le fait de porter un pull jaune ou d’aimer les raviolis ne revêt pas de sens particulier ? Si le voile ne symbolisait rien, alors il ne pourrait éveiller autant d’hostilité en France. Il ne suffit donc pas de questionner le sens que celles qui le portent disent lui donner ; il faut alors interroger le sens que lui donnent les autres, celles et ceux qui ne le portent pas : des femmes et des hommes, des musulmans et des non musulmans. Et si l’on trouve que toutes ces personnes de sexe et de religion différentes attribuent au voile au moins un sens commun, alors il faudra bien admettre que le voile revêt symboliquement ce sens en France, même si ce n’est pas forcément le seul.

Homogamie religieuse ou défense contre le machisme blanc ?

Quel est le sens que celles et ceux qui ne portent pas le voile lui donnent en France. Voici le sens que lui donne un homme non-musulman, le journaliste Jean Quatremer, dans un tweet du 26 février 2019 : « Que signifie le port du voile? Le refus absolu du mélange et le rejet de l’autre. Cette femme proclame dans l’espace public qu’elle n’aura jamais de relation amoureuse ou sexuelle avec un non musulman. C’est violent. Bref, l’exclusion n’est pas là où l’on croit. ».

Ce tweet a été critiqué de façon très virulent par certaines femmes comme Rokhaya Diallo et Nadiya Lazzouni (voir l’extrait ci-dessous) qui y ont vu une affirmation machiste suivant laquelle le corps des femmes devraient être “disponible” au regard des hommes, et plus particulièrement des hommes blancs.

Émission Kiffe Ta Race #21 : De quoi le voile est-il le nom ? Avec Rokhaya Diallo, Grace Ly et Nadiya Lazzouni, minute 40’36’’

Si elles dénoncent une supposée intention sexiste dans le tweet de Jean Quatremer, la journaliste Nadiya Lazzouni ﹣qui elle-même porte le voile ﹣ne remet pas en cause le fond du propos, à savoir que le voile irait de pair avec une volonté d’homogamie religieuse : une femme musulmane ne peut se marier qu’avec un homme musulman. Au contraire, elle confirme ce discours, mais elle relativise en le comparant à l’homogamie politique ou professionnelle : un socialiste se marie avec une socialiste, un médecin avec un autre, etc.

Un tweet du Parti des Indigènes le 4 juin 2015 nous offre un discours presque similaire sur le voile : « Le foulard envoie un message clair : “Nous ne sommes pas des corps disponibles à la consommation masculine blanche”. ». Ce tweet se veut féministe en ce qu’il dénonce l’idée suivant laquelle les corps des femmes pourraient être “disponibles à la consommation masculine”, bien qu’il soit difficile de comprendre ce qu’une telle phrase signifie. Suggérerait-il qu’une femme non-voilée serait disponible à la consommation masculine ?

Mais ce tweet est aussi raciste puisqu’il montre du doigt les hommes blancs. Que faut-il en comprendre ? Il serait difficile de penser que les hommes blancs ont le monopole du harcèlement sexuel sur les femmes. Selon le Parti des Indigènes, le voile symboliserait donc le refus de l’hétérogamie raciale. On peut y voir un recoupement avec l’idée précédente de refus de l’hétérogamie religieuse, mais le Parti des Indigènes ajoutent à la dimension religieuse une dimension racialiste.

J’ai retrouvé des discours similaires dans certaines discussions autour du voile, notamment sur les réseaux sociaux. Un de mes contacts à posté la vidéo suivante d’un débat au cours de laquelle la même journaliste Nadiya Lazzouni affrontait un élu Front National sur la question du voile, louant les capacités argumentatives de la journaliste.

Un de ses amis ﹣musulman comme lui ﹣ a alors voulu tacler la journaliste sur son habillement insuffisamment religieux à son goût, malgré son foulard. Dans sa critique, il attribuera à Nadiya Lazzouni le sobriquet de “Kadera le haut pour Dieu le bas pour Christophe”. Il n’est pas difficile de comprendre que Christophe représente un homme blanc non-musulman. Le discours du commentateur est donc un discours raciste qui n’est pas sans rappeler les discours de haine des skinheads d’extrême-droite qui, dans les années 1980, avaient des discours particulièrement violents à l’égard des femmes blanches qui fréquentaient des hommes noirs ou maghrébins. On y comprend qu’il montre du doigt les femmes musulmanes qui pourraient vouloir se mettre en couple avec un homme blanc ou non-musulman. Chez lui aussi, le voile et le reste de la tenue religieuse traduit une fidélité à Dieu, mais aussi et surtout une fidélité aux hommes de la communauté.

Pour compléter notre réflexion, il faut écouter ce que des femmes de tradition musulmane qui ne portent pas le voile disent du port du voile. En 2003, Libération a publié un article dans lequel il donnait la parole à des femmes d’ascendance maghrébine qui sont hostiles au voile :

Ouria, 21 ans: «Sans religion, mais c’est impossible à dire, si tu es arabe, tu es forcément musulmane ou alors un monstre à supprimer», en est venue aux mains, avec sa soeur voilée, avec des anciens camarades embringués dans l’organisation des Frères musulmans. C’est fini : «Je ne fréquente plus que des Français ou des filles arabes qui fréquentent des Français.» Elle a grandi dans un quartier «français» de Seine-Saint-Denis, sa mère est «éduquée» et l’a encouragée à étudier. Elle s’est battue parce qu’elle voulait discuter «librement». Le voile, «c’est un non, plein de haine, c’est pas de sortie, pas de vie libre». Pour elle, les filles voilées «se trimballent avec une pancarte “femmes réservées aux bons Arabes musulmans”». C’est à l’école qu’elle a décidé d’être une Française «de culture arabe».”3

Ouria, l’une des jeunes femmes qui témoignent, explique que pour elle aussi le voile traduit un refus de l’hétérogamie entre les femmes musulmanes et les hommes non-musulmans, mais aussi entre les “Arabes” (les jeunes d’origine maghrébine) et les “Français” (les jeunes d’origine européenne). Encore une fois, le discours sur les relations inter-religieuses se mêlent à celui sur les relations inter-raciales.

Ainsi, que ce soit pour un homme non-musulman, un homme musulman, une femme musulmane qui porte le voile ou une femme issue d’une tradition musulmane, tous sont d’accord pour dire que porter le voile, c’est rejeter la possibilité de se mettre en couple avec un non-musulman. Le consensus semble suffisamment fort pour attribuer un sens symbolique au voile, un sens qui s’ajoute à la démarche spirituelle. Au vu de la charge symbolique que tout un chacun attribue de façon consensuel au port du voile, on peut y voir chez celle qui le porte un refus de l’hétérogamie religieuse, c’est-à-dire un engagement à se mettre en couple avec un homme musulman.

Cela ne signifie pas qu’il ne puisse pas y avoir de femme qui porte le voile et qui se mette en couple avec un non-musulman, mais ce cas de figure semble trop exceptionnel rarissime pour supprimer la charge symbolique attribuée au voile. Mais rien ne dit que le sens symbolique qui est donné aujourd’hui au voile n’aura pas changé dans dix ans.

Cela ne signifie pas non plus qu’une femme puisse faire le choix de porter le voile suite à une démarche spirituelle individuelle sans même avoir exprimé de choix sur ses projets de couples. Cependant, au vu du regard que la société semble poser de façon consensuelle sur le voile, une telle femme renverra vraisemblablement aux autres le message attribué au voile sans même l’avoir voulu. Qu’une femme portant le voile décide de se mettre en couple avec un non-musulman, et elle s’attirera très vite sur elle des réactions d’étonnement, quand ce ne sera pas d’hostilité comme le rappelle la réaction de notre commentateur anonyme. Dire que le voile est unanimement interprété comme un engagement à l’homogamie religieuse ne veut donc pas dire qu’il ne signifie que cela, notamment pour celles qui le portent, mais qu’il y a consensus pour dire qu’il signifie AU MOINS cela. Et en tout cas, c’est ce sens-là qu’on lui donne qui engendre de nombreuses polémiques sur le voile.

En quoi l’homogamie religieuse poserait-elle problème ?

Ainsi, que ce soit ou non son intention, une femme qui porte le voile exprimerait donc aux autres son refus de l’homogamie, puisqu’il y a vraisemblablement consensus sur cette idée. Soit, mais en quoi cela peut-il poser problème à qui que ce soit : cette femme est libre de ses choix, et elle est aussi libre de les exprimer. Et comme le rappelle Nadiya Lazzouni, les socialistes se marient aussi souvent entre eux, de même que les enseignants ou les médecins. En quoi l’homogamie religieuse pose-t-elle plus de problème que l’homogamie sociale, politique ou professionnelle ?

Peut-on réellement comparer la préférences des musulmans, des juifs ou des chrétiens à se marier entre eux à celle des enseignants, des médecins ? L’analogie semble abusive, puisqu’aucun confit communautaire ne s’est jamais déclenché entre enseignants et médecins, alors que l’histoire est traversée de conflits communautaires, notamment entre communautés religieuses. Cette analogie cache les enjeux réels de la question qui sont les suivants : comment construire une communauté unie et fraternelle par-delà les différences d’héritage et de convictions religieuses ?

Dans un article précédent, j’expliquais que la paix et la fraternisation entre catholiques et protestants, après des siècles de conflits, a été possible d’abord par la reconnaissance par l’État de leur égalité de droit et de leur liberté de conscience, mais aussi parce que ces communautés ont décidé de se fondre entre elle, notamment en acceptant les mariages inter-religieux. Cela ne signifiait pas pour autant que chacun devait abandonner son héritage religieux par le mélange, mais cela devait nécessairement aller de pair avec une reconsidération du discours religieux, et notamment avec la remise en cause de l’idée que celui qui ne partageait pas sa croyance irait en Enfer.

Ainsi l’on aurait pu espérer que la multiplication des mariage inter-religieux permettrait de construire une société plus unie et de casser les barrières communautaires aujourd’hui justifiées par les différences religieuses. Pour autant, les préférences matrimoniales relèvent de choix personnels que l’on peut très difficilement discuter. Mais on ne peut pas non plus nier que ces préférences sont aussi le fruit d’une socialisation : par exemple, un enfant issu de la bourgeoisie intériorise dès le plus jeune âge une préférence pour des femmes qui partagent les normes et les valeurs de la bourgeoisie. Mais il y aura toujours quelques jeunes bourgeois qui refuseront ces règles, et qui affirmeront leur volonté de mixité sociale.

Cette polémique n’est pas nouvelle, et on se souvient de la réaction de Pierre Desproges aux choix affirmés de Anne Sinclair : « J’étais gêné parce que je parlais d’une amie dans ce sketch, ­ Anne Sinclair pour ne pas la nommer. Dans un livre, elle disait “Je n’aurais probablement pas pu tomber amoureuse d’un non-juif.” Je reconnais que j’ai extrait la phrase du contexte. Mais j’ai trouvé que c’était embêtant qu’une personne violemment antiraciste profère ce genre de vérité troublante. Pour moi, c’est la même chose que de dire “Je ne donnerai pas ma fille à un Nègre.” »4. Préférer se mettre en couple avec une personne avec les mêmes confessions religieuses n’est pas un problème, mais l’afficher comme cela, presque comme un engagement, peut poser question.

Ainsi, si les mariages inter-religieux permettent effectivement de réduire les barrières religieuses, chacun doit rester libre de ses choix en termes de couples. Pourquoi alors montrer le voile du doigt ? Parce que le voile ne fait pas que traduire une simple préférence, mais il semble exprimer le fait que cette préférence est une norme, une règle : porter le voile serait rappeler que l’homogamie religieuse n’est pas une simple préférence, mais une obligation religieuse, une règle, une loi dictée par Dieu. Ce serait donc une sorte d’engagement à “rester fidèle” sa communauté d’origine, à ne pas la “trahir”, si tant est que se marier avec quelqu’un qui n’est pas issu de cette communauté peut être compris comme une trahison. Cela traduirait donc une vision communautaire, ou même communautariste de la religion, dans laquelle le fait qu’une femme puisse se marier avec quelqu’un qui ne fait pas partie de la communauté est vu commune une trahison à la communauté. Les commentaires sur le voile qui ont été exprimés plus hauts sont là pour le rappeler : “Kadera le haut pour Dieu le bas pour Christophe” nous dit notre commentateur de réseaux sociaux, «pour ceux de la cité, j’irai direct en enfer parce que je suis en couple avec un Français», nous dit Majda dans l’article publié par Libération en 2003.

Ls femmes qui portent le voile mettent-elles toutes cette symbolique excluante et communautaire dans le voile ? Il est probable que non, et que pour elles, le voile est d’abord le fruit d’un cheminement spirituel. Mais c’est bien cette charge symbolique que lui donnent un grand nombre d’hommes musulmans comme un grand nombre de femmes hostiles au voile, et notamment des femmes elles aussi musulmanes. Ainsi l’hostilité qu’ils expriment à l’égard du voile se comprend dans la mesure où ils n’y voient pas seulement un choix spirituel ou même un simple marqueur culturel (au même titre qu’un boubou par exemple), mais ils y voient aussi un symbole communautaire qui traduit une volonté forte de se distinguer des autres, même si ce n’est pas ce sens que les femmes qui le portent lui donnent.

Dans Les Identités Meurtrières (1998), Amin Maalouf parle de conception tribale de l’identité dès lors que se construit une différenciation systématique entre le “eux” et le “nous”. C’est de cette conception tribale de l’identité que catholiques et protestants sont sortis pour parvenir à fraterniser. Ce que voient dans le voile les personnes qui lui sont hostiles, c’est un marqueur de cette conception tribale de l’identité, que ce soit aussi les raisons pour celle qui le porte ou non.

La symbolique autour du voile peut-elle alors évoluer ? Les femmes qui le souhaitent pourront-elles enfin porter le voile sans que les autres lui attribuent un sens symbolique qu’elles n’auraient pas choisi ? Oui, ce serait possible, à condition que les discours évoluent. Cela serait possible à condition que les identitaires cessent de dire qu’une femme musulmane qui fait le choix de se marier à un non-musulman est une traîtresse à sa communauté, ni à Dieu, et qu’elle n’ira pas en Enfer. Ainsi la pacification des relations interreligieuses et la plus grande liberté donnée aux femmes de vivre leur religion comme elles le souhaitent passera par une réinterrogation de ce qui est aujourd’hui compris comme le dogme religieux.

Jean-Éric Hyafil

oumma.com