De quoi avons-nous besoin pour « vivre bien » ? La venue du mois de ramadan et la pratique du jeûne représentent une belle occasion, pour le musulman, de faire le point sur son mode de vie et, plus particulièrement, sur son rapport à l’alimentation.
Cette problématique n’est pas anodine, elle revêt une importance cruciale dans le contexte d’une économie d’abondance et d’une consommation de masse qui ont bouleversé quelques notions de base de la conception du monde et du cheminement spirituel du musulman.
Au sein des pays les plus développés, nous mourrons à petit feu, sur le plan physique aussi bien que spirituel, de notre surconsommation, pendant que l’inégale répartition de l’accès aux richesses de la Terre ne cesse d’augmenter, au détriment des plus faibles. Dans une telle situation, les musulmans gagneraient à puiser dans leur héritage mystique de quoi offrir au monde un nouveau regard sur ce que représente une « vie bonne ».
La surconsommation et la perte de sens
À ce propos, un regard sur les pratiques alimentaires des musulmans en ce mois béni soulève de nombreuses questions ; un peu partout dans les pays d’islam, le ramadan est synonyme de plats spéciaux, de tables où la surabondance de nourriture entraîne une augmentation très importante du gaspillage, parfois une saturation des services d’urgence des hôpitaux. C’est notamment le cas, chaque année, dans les pays du Golfe où, au cours des premiers jours du ramadan, le nombre de syncopes dues aux goinfrades lors de la rupture du jeûne augmente d’une façon vertigineuse.
Au Maghreb, ce sont des milliers de tonnes de pain et de produits alimentaires en tous genres qui sont achetés puis jetés car non consommés. Plus généralement, le diabète et le cancer sont en train de ravager les populations de ces pays ; en cause, la surconsommation de sucre raffiné et de volaille issue d’élevages industriels où les animaux sont nourris aux antibiotiques et aux farines à croissance rapide. Dans le même temps, les maladies cardio-vasculaires représentent la première cause de mortalité en Afrique subsaharienne du fait d’une consommation quotidienne de produits gras et cuisinés à l’huile de palme.
La situation a pris une telle ampleur que, depuis plusieurs années, les pouvoirs publics, les médecins et les spécialistes en nutrition ont développé des programmes d’éducation à la consommation et à l’alimentation. Des campagnes aux grandes agglomérations, on observe une tendance à revenir à des pratiques alimentaires plus saines et les gens redécouvrent notamment les plantes et les céréales qui constituaient les plats quotidiens des « anciens ».
C’est un aspect surprenant de la « modernité islamique » ; les textes de la tradition musulmane regorgent tellement de conseils et d’exemples pour une alimentation saine, comme prémisse tout comme un jalon du cheminement spirituel, qu’une telle situation laisse pantois. Car, finalement, en quoi un musulman peut-il revendiquer une spécificité éthique ou spirituelle, dans son cheminement vers le divin, si son esprit est obnubilé par un « bien-être » consistant uniquement à accroître ses richesses matérielles ?
À ce propos, c’est toute la notion d’« éducation à la réussite » qu’il faut critiquer mais également les pratiques commerciales du « coaching islamique ». Je pense notamment à ces coaches qui usent – et parfois abusent – d’un vocabulaire éthique en promettant au musulman de pouvoir « vivre selon ses principes » tout en proposant des méthodes de business qui n’ont rien à envier aux plus purs thuriféraires du capitalisme financier.
Mais pour quel but, finalement ? Car en toute chose, il faut considérer la fin – j’entends par là l’orientation divine vers laquelle nous nous tournons en ce bas-monde – aussi bien que la faim. Ce second aspect renvoie à notre capacité à développer le contentement du peu – al-qanâ’ah – et le mode de vie le plus simple et désencombré – al-zuhd – pour revenir à l’essentiel, quelle que soit notre situation matérielle. Je ne compte plus les heures passées à discuter avec mes coreligionnaires sur ces questions, à répondre à des interrogations sur la dépendance alimentaire comme obstacle majeur à un vrai cheminement spirituel.
Il ne s’agit pas de donner des leçons de morale ou de prétendre être parvenu au summum de la relation à Dieu ; simplement, cela pose question d’entendre un(e) musulman(e) expliquer qu’au bout de quelques semaines de sevrage de sucre ou de café son humeur est tellement à fleur de peau que son entourage le(la) supplie de reprendre son addiction. De même, cela pose question de l’entendre vous expliquer qu’il est incapable de se passer de consommer des produits industriels transformés, ou encore de sauter un repas, ou bien de demeurer quelques jours sans manger de produits carnés ou de la viande.
Oui, c’est assez surprenant lorsqu’on rapporte cela à la pratique des anciens. À titre d’exemple, chez certains mystiques musulmans, le café était consommé pour accompagner les veilles spirituelles, comme fortifiant du corps et de l’esprit. Dans le même registre, si nombre de soufis étaient végétariens, d’autres consommaient de la viande de manière occasionnelle uniquement dans le but de garder une force physique permettant d’accomplir leurs rites et leurs veilles spirituelles. Cela se situe dans le droit fil de la pratique alimentaire du Prophète et des premiers musulmans. Celle-ci a d’ailleurs fait l’objet de traités, chez les savants musulmans médiévaux, consacrés à l’alimentation et à la médecine prophétique, que des médecins et nutritionnistes continuent à exploiter et à approfondir jusqu’à aujourd’hui.
Dans notre langage contemporain, nous exprimons cela par des termes comme la phytothérapie, la médecine naturelle, le flexitarisme, le végétarisme, etc. qui demeurent encore trop peu évoqués, le plus souvent par pure méconnaissance, par les enseignants, les cadres religieux et les imams, au profit de la « mécanique des rites ». Il est en effet plus simple d’apprendre à un enfant – ou, d’ailleurs, à un adulte – la répétition machinale de gestes que de le conduire progressivement à une autonomie de jugement et à une pensée critique.
Dans les paragraphes qui suivent, on trouvera quelques anecdotes et récits tirés de l’historiographie musulmane et d’ouvrages des savants médiévaux, en lien avec l’alimentation. Ils indiquent la hauteur de vue qu’avaient adoptée les premiers musulmans et, à leur suite, les mystiques de l’islam concernant le lien entre mode de vie, renoncement – zuhd – et cheminement vers le divin. Libre à chacun d’en faire une lecture critique pour revisiter son propre rapport à la dunyâ, pour reprendre un vocable très usité chez les musulmans.
Un principe de base chez le croyant : la modération
Une tradition prophétique rapporte que : « Trois hommes se sont rendus chez les épouses du Prophète pour s’enquérir de ses pratiques de dévotion. Quand elles les en ont informés, ils ont eu tendance à les déprécier ; “Qui sommes-nous par rapport au Prophète alors que ses péchés passés et futurs lui ont déjà été pardonnés ? Pour ma part, dit l’un d’eux, je m’engage à passer chaque nuit en prière ; et moi je m’engage à jeûner chaque jour qui me reste à vivre, dit le second ; moi, dit le troisième, je m’écarte des femmes et je m’engage à ne jamais me marier.” Après avoir eu vent de leurs propos, le Prophète est parti à leur encontre et il leur a dit : “Est-ce bien vous qui avez tenu ces propos ? Je jure par Dieu que je Le connais mieux que vous et que je Le crains plus que vous, et pourtant durant la nuit je prie et je dors ; de même, j’alterne les jours où je jeûne et où je ne jeûne pas, et j’ai épousé des femmes. Celui qui se détourne alors de ma pratique n’est pas des miens.