Rokia Traoré, ambassadrice de la culture africaine : « L`émancipation des femmes était là avant d`être ailleurs »

On la connait comme chanteuse, moins sans doute comme ambassadrice de la culture africaine. C’est pourtant ce qu’elle revendique, notamment comme présidente d’une fondation au Mali pour promouvoir les productions de son pays. Une expérience qu’elle veut exporter partout sur le continent africain. Rencontre.

Née en 1974 dans la région de Beledougou, au centre du Mali, Rokia Traoré a vécu dans différents pays du monde pour accompagner son père diplomate, la jeune femme a toujours gardé un attachement fort au Mali et à l’Afrique. La chanteuse a beaucoup à dire sur ce continent. A la sortie de son album Beautiful Africa en 2013, Rokia Traoré était sur le plateau du journal Afrique de TV5MONDE pour en parler.

Elle a rapidement conquis la France, où elle a vécu pendant une longue période. En 1997, elle remporte le titre « Révélation africaine de l’année 1997 ». En 2009, elle remporte une Victoire de la musique dans la catégorie « musique du monde » et un prix de la meilleure artiste en Grande-Bretagne, aux Songlines Music Awards. En 2015, elle fait partie du jury du 68e festival de Cannes. En février 2017, elle chante à la cérémonie de clôture de la Coupe d’Afrique des nations de football à Libreville au Gabon en compagnie de quatre autres artistes féminines en soutien à la lutte contre le cancer du sein.

Très engagée, Rokia Traoré a toujours mis sa voix au service des causes qui lui tiennent à coeur. Comme le montre ce sujet réalisé par les Haut-Parleurs pour TV5MONDE, elle s’est notamment beaucoup investie pour les droits des migrants. Mais l’artiste arbore aussi une autre casquette, dans la lignée de ses engagements : celle de l’entreprenariat. En créant la Fondation Passerelle, en 2009, elle espère promouvoir les artistes Maliens, et du reste du continent africain. Au sommet Women in Africa, qui s’est tenu en juin 2019 à Marrakech, au Maroc, Terriennes l’a rencontrée.

Entretien avec Rokia Traoré

La Fondation Passerelle veut promouvoir la culture au Mali. Quel a été le déclencheur de ce projet ?

Généralement, lorsqu’on parle de coopération entre l’Afrique et d’autres pays, il est surtout question d’éducation. J’ai du mal à comprendre, surtout quand j’entends dire qu’il y a du budget pour l’éducation mais pas pour la culture. Car pour moi, l’éducation, c’est avant tout la culture. Tout ce qu’on peut apprendre à l’école sur ce qu’est le monde passe par la culture : comment se comporter avec les autres, comment calculer… Tout cela fait partie de ce qu’on va utiliser dans la vie quotidienne, et plus tard dans la vie professionnelle. Peut-être faudrait-il redéfinir ce qu’est la culture : ce sont tout simplement nos habitudes. Et la discipline qui nous apprend à intégrer ces habitudes-là.

Tous les problèmes de l’Afrique sont passés par une manipulation de la culture.

Pour faire avancer ce continent [l’Afrique, ndlr.], la culture est la base. Sentir que le discours que nous tenons en tant qu’artistes ne s’entend pas, c’est juste un drame. Tous les problèmes de l’Afrique sont passés par une manipulation de la culture : l’esclavage, la colonisation… Pour s’implanter, ils [les occidentaux] ont dû mettre en oeuvre de vraies campagnes d’oppression et d’acculturation totale. Il a fallu amener autre chose, dire que l’existant n’était pas bon – ou inutile. C’est l’ensemble de ces observations qui m’ont poussé à créer la Fondation Passerelle.

Quel rôle peuvent jouer les Africaines dans la promotion de la culture ?



Elles ont un rôle extrêmement important. Et cela toujours été le cas : en Afrique, la culture était en grande partie véhiculée et organisée selon un fonctionnement matrilatéral et matrilinéaire [système de filiation où chacun relève du lignage de sa mère]. Mais on ne le retrouve plus car entre-temps, beaucoup d’influences se sont imposées à l’Afrique, de la culture arabo-musulmane à l’influence des pays d’Europe. Cela nous a menés à agir selon ce qui nous a été imposé, et pas selon nos habitudes ancestrales. Nous ne savons plus que l’émancipation des femmes était probablement là avant d’être ailleurs. Nous avions des femmes qui participaient à la construction de la société, des femmes guerrières, des femmes reines, et même des sociétés où les décisions passaient de mère en fille.

Il est important que les femmes du continent soient conscientes de l’existence de ces sociétés-là. Aujourd’hui, le rapport est différent. La femme va être celle dont on ne demande pas l’avis avant le mariage, alors qu’elle va jouer un rôle fondamental, par son apport au quotidien, dans l’éducation des enfants, le maintien de la famille ou dans des situations très compliquées qui font partie de notre culture – la polygamie, par exemple. Les femmes sont essentielles au bon fonctionnement des rapports familiaux.

On voit aussi beaucoup de femmes entrepreneures qui n’ont jamais été à l’école, mais qui tiennent leur entreprise et s’épanouissent au quotidien. Maintenant, le travail consiste à rendre la femme africaine consciente de son rôle et de la culture au sens large. Car elle est la base de l’éducation sur ce continent.

De plus en plus de femmes noires se revendiquent afroféministes, avec toutes les particularités que cela implique. Êtes-vous afroféministe ?



Bien entendu, peu importe le nom. Pour moi, c’est un principe qui réunit les femmes noires pour d’abord proclamer la fierté d’une identité, de ce que nous sommes. Prenez la mode de l’éclaircissement de la peau, par exemple. Est-ce que les femmes qui y ont recours savent pourquoi elles le font ? Est-ce qu’elles savent ce que ça veut dire ? Il ne s’agit évidemment pas d’obliger toutes les femmes à faire la même chose. Mais moi je sais pourquoi je ne m’éclaircis pas la peau. Je trouve juste joli une belle peau saine, qui respire la joie, qu’elle soit noire ou blanche. C’est comme pour les cheveux. Les miens, je les aime comme ça. Je ne veux pas de cheveux longs. Au final, je m’aime comme je suis.

Le modèle blanc aux longs cheveux venu d’Occident n’est pas notre modèle.

Ce que je déplore aujourd’hui, c’est qu’il est normal, quand on est noire et qu’on a pour rêve de devenir chanteuse d’opéra, présentatrice de télé ou grande actrice de cinéma, de se dire que c’est impossible. Le modèle blanc aux longs cheveux venu d’Occident n’est pas notre modèle. Nous n’avons pas les cheveux qui tombent sur les épaules, et je le répète sans cesse à ma fille. Elle me dit souvent, en pleurs : « Maman, je n’ai pas les cheveux qui tombent dans le dos ». Et je lui dis : « Tu as les cheveux très longs, mais ca fait une boule, c’est comme ça. C’est très frisé, et c’est très beau ! » Il faut que je le lui dise, car la plupart des dessins animés donnent à voir des princesses blondes aux yeux bleus. Elle ne s’y reconnaît pas. Donc là encore, la culture devient importante. Il nous faut des fonds pour que nos artistes puissent dessiner des princesses noires aux cheveux afros ! Qu’ils puissent exister une culture du cinéma et aussi de films d’animation avec des jolies princesses à l’image des petites filles noires d’aujourd’hui.

Afroféminisme… le mot ne me dit rien, mais il faut bien que l’on crée un espace pour nos filles dans le futur.