À 52 ans, Léna Keïta est à la tête des travaux de rénovation de la gare de Dakar. Elle est surtout la première Sénégalaise à avoir autant de responsabilités sur un tel chantier.Par Jane Roussel, à Dakar
« Mademoiselle, attendez. Nous n’avons pas de femmes sur nos chantiers. Mais on va essayer. » L’histoire de la première femme cheffe de chantier du Sénégal a commencé avec cette phrase. Elle s’appelle Léna Keïta, elle a 26 ans, nous sommes en 1993. Elle vient de passer un entretien pour un stage avec Gérard Sénac, directeur de la filiale Eiffage à Dakar. Peu de temps avant, elle a décidé qu’il était hors de question pour elle d’être la femme au foyer que certains avaient déjà imaginé qu’elle serait.
Un parcours pas évident…
Léna est née à Dakar, elle vient d’une famille traditionnelle. Ses parents sont illettrés, mais ils aimeraient la voir faire des études. Après son bac, elle est sélectionnée pour une bourse d’études dans le cadre de la coopération sénégalo-algérienne. Le sujet de la bourse ? Le BTP. « Quand j’ai reçu ça, je me suis dit : mais pourquoi ils me mettent là-dedans ? » Malgré tout, elle part à Alger suivre la licence en bâtiment. Elle s’y plaît véritablement, les chantiers deviennent petit à petit sa « passion ».
Une fois la licence terminée, de retour sur sa terre natale, il est temps d’enfiler le casque de chantier et de se confronter à la réalité du terrain. Pas facile de trouver du boulot quand on est une femme dans ce milieu, surtout en Afrique, il y a 26 ans… Elle rigole, sa voix grave détonne, mais ses yeux se plissent à peine, elle n’a pas la moindre ride.
Son travail est très mal vu. Elle se souvient des trajets en bus en tenue de chantier, avec ses chaussures de sécurité, et les regards de travers qui se posaient sur elle. Même à la maison, « mes parents disaient : elle est partie étudier et maintenant elle rentre avec un jean sale ? » Sa réponse est nette : rien à faire du qu’en-dira-t-on. Elle est la seule de sa famille à avoir fait des études et à avoir des responsabilités aujourd’hui. Elle sourit, « je suis un pilier de la famille. Je suis très fière de ça ».
… malgré la chance du début
Elle reconnaît en être là (en partie) grâce à un coup de chance. Le 7 juillet 1993, le siège d’Eiffage Sénégal reçoit une lettre dans laquelle Léna a rédigé toutes ses motivations. Elle demande un stage. Le facteur croise Gérard Sénac par hasard devant la porte du bâtiment. Il lui remet l’enveloppe en mains propres. Intrigué par sa candidature, le directeur la convie à un rendez-vous dès le lendemain.
Elle commence peu de temps après en tant que stagiaire topographe dans les chantiers de l’armée française, pour trois mois. « On ne m’a pas choisie parce que j’étais une femme, au contraire ! » rebondit-elle. Il n’y a pas particulièrement de volonté de changer l’image de la femme africaine derrière cette embauche, il s’agit surtout d’un bon feeling. « C’est un truc de vieux, plaisante le patron d’Eiffage Sénégal, j’ai senti qu’il y avait du potentiel chez cette femme. » Cela dit, il se lance dans l’aventure avec beaucoup d’inquiétude pour celle qui devient vite sa protégée.
Elle s’impose comme femme sur les chantiers…
Gérard Sénac a les cheveux blancs et un costume impeccable. À bientôt 70 ans, il a toujours bien des heures de travail hebdomadaires à son compteur. Il vit et travaille en Afrique depuis 1973, il connaît les coutumes, d’où son appréhension pour Léna à ses débuts. « Ici, les femmes on les voit plus à la maison qu’à commander des hommes sur les chantiers », plaisante-t-il avec une pointe d’amertume. « Je ne m’inquiétais pas pour ses compétences, j’avais peur des autres hommes », insiste-t-il.
Léna ne décrit pas Gérard Sénac comme son patron, mais plutôt comme un membre de sa famille, après avoir été son mentor. Elle raconte qu’il l’a détectée, « il s’est dit : celle-là si on la pousse, elle ira loin ». L’homme de 17 ans son aîné la présente aux hommes du chantier : « Elle, c’est ma fille. Vous, c’est votre cheffe. Compris ? »
Les deux premières années ont été difficiles pour Léna. Elle se souvient de son premier affrontement avec un coffreur, sur le marché Kermel, dont elle gère la rénovation. Alors qu’elle lui demande de réaliser une tâche urgente, il l’ignore. Une fois, deux fois, trois fois. Jusqu’à lui lancer : « Arrêtes de nous faire chier, ta place n’est pas ici, mais au foyer, va préparer à manger. » Elle en informe immédiatement la direction qui renvoie le coffreur, pour donner l’exemple.
… malgré une lutte permanente
Être une femme sur un chantier est une lutte permanente. « À force de râler sur les chantiers, ma voix est devenue grave », ironise-t-elle. « Il n’y avait aucun signe de féminité chez moi. J’étais habillée comme les hommes avec qui je travaillais. Je me suis forgé un caractère. Un caractère d’homme », reprend-elle. « Si je n’avais pas eu ce caractère, j’aurais été écrasée, humiliée. » Elle a finalement réussi à prendre sa place, avec fermeté. Un de ses ouvriers, Mohammed, confie discrètement : « Entre nous, on l’appelle la dame de fer. Elle est juste, mais si on ne fait pas ce qu’elle demande, elle sort le fouet. »
« Un métier n’a pas de sexe »
Pour travailler avec Léna, il y a certaines règles à respecter. « Avec ceux ou celles qui sont sous mes ordres, je ne badine pas », commence-t-elle. La seconde règle ? Pas de retard accepté. « Je veux que mon équipe soit en place 30 minutes avant de commencer, pour boire le café ensemble », argumente-t-elle. Troisième règle : ne jamais laisser un travail mal fini, elle inspecte tous les travaux. Ses horaires ? De 6 h 30 à 22 heures en moyenne. Être une femme dans un monde aussi masculin nécessite d’en faire plus. « Parfois, un peu trop, j’ai dû la calmer ! » plaisante Gérard Sénac. « Les chantiers que l’on me confie sont mes bébés », explique-t-elle. Avec un travail aussi prenant, sa vie familiale a débuté tard. « Je me suis mariée en 2004 à 38 ans, j’ai eu mon enfant à 39 ans, j’étais très absorbée par mon métier. »
Aujourd’hui, Léna n’est plus la seule femme sur le terrain du bâtiment à Dakar. « Elle a été la première à vouloir recruter d’autres femmes. Aujourd’hui, j’ai des femmes qui conduisent des engins, des camions, plusieurs cheffes de chantier, des ingénieures, des collectrices de travaux… Les femmes sont sur le terrain », confie Gérard Sénac. Les mentalités évoluent, mais il reste du travail : Léna apprend aux femmes sous ses ordres à se forger leur caractère, à « montrer aux hommes qu’elles sont plus fortes qu’eux ». Elles sont essentielles sur les chantiers, « plus sereines, plus calmes pour gérer les problèmes quotidiens des travaux », selon Léna. Entre deux visites de présentation de la gare de Dakar, elle s’interrompt : « Oui, je suis féministe ! »
Si Léna a choisi de persévérer dans cette voie, c’est « parce qu’un métier n’a pas de sexe ». Elle insiste : « il n’y a pas de métier d’homme. Être conducteur de travaux, c’est possible pour tout le monde. » Vingt-six ans plus tard, elle est directrice de projets, appelée partout à travers le pays pour mener à bien des projets de constructions et de rénovations. Entre 2008 et 2013, elle a interrompu son travail pour Eiffage, au grand dam de son directeur. Elle est partie au Canada pour permettre à son fils d’obtenir la double nationalité. « Là-bas, j’ai vu des femmes peintres, ferrailleurs, maçons… elles sont partout. Alors pourquoi pas nous ? » Une bonne question qui illustre sa détermination à en faire plus.