Les personnes âgées de Palestine se souviennent avec ironie des paquets de vêtements d’organisations caritatives qu’elles avaient reçus en 1948 après être devenues des réfugiés, alors que des personnes bien intentionnées en Occident leur envoyaient des cravates, des pantalons courts et des bérets pour habiller ceux-là même qui auparavant portaient des costumes traditionnels palestiniens.
Tout d’un coup, ces nouvelles tenues venues de l’ouest ont fait leur apparition dans la population locale, avec des résultats très amusants. C’est ainsi qu’apparaît l’expérience de la morbidité psychologique chez les Palestiniens, lorsqu’ils sont contraints de rentrer dans les catégories occidentales telles que le SSPT [Syndrome de Stress Post-Traumatique] – le trouble psychiatrique le plus souvent signalé parmi les Palestiniens.
Les journalistes aiment rapporter des taux élevés de troubles mentaux en Palestine pour dramatiser l’impact de notre réalité politique, généralisant parfois exagérément une étude de portée limitée, de sorte qu’elle semble s’appliquer à l’ensemble de la population, et interprétant parfois de manière erronée les données épidémiologiques en ne faisant pas de différence entre un symptôme et un diagnostic complet.
Les ONG aiment aussi le terme de stress post-traumatique, car il semble aider à trouver des financements. Et certaines personnes peuvent également être déroutées par le comportement des ONG qui, d’une part, font l’inventaire des symptômes du SSPT, mais offrent d’un autre côté de la nourriture; ces personnes peuvent alors faire connaître leur faim, leur misère et leur pauvreté en cochant les cases correspondantes dans l’enquête sur le SSPT.
Le SSPT est un concept qui a été développé dans un contexte de la guerre pour décrire l’expérience du soldat. Il a évolué de différentes manières à travers le « syndrome cardiaque du soldat », la « névrose de combat », le « choc des obus » et la « fatigue au combat ». Dans les années 1970, le DSM III [Diagnostic and Statistical Manual, troisième révision] redéfinissait le SSPT pour prendre en compte les réactions des anciens combattants revenant de la guerre du Vietnam. Les avancées actuelles élargissent le concept pour inclure un plus large éventail d’événements traumatisants tels que la violence sexuelle, mais le SSPT ne parvient toujours pas à intégrer les expériences des communautés vivant avec des traumatismes collectifs et historiques.
La définition psychiatrique du traumatisme faite par le DSM (exposition à une mort réelle ou imminente, à des blessures graves ou à des violences sexuelles) ne fait pas la moindre place à l’expérience la plus courante de traumatisme chez les Palestiniens : humiliation, objectivation, impuissance forcée et exposition quotidienne à un niveau de stress toxique qui blesse insidieusement notre esprit et notre âme.
Notre expérience du traumatisme est souvent de niveau inférieur à la définition psychiatrique du traumatisme, tout en étant pernicieuse et dommageable. Un enfant est sorti d’une prison israélienne, par exemple, affirmant que le soldat qui lui avait donné une cigarette à fumer était meilleur que son père qui lui avait refusé la cigarette; cet enfant peut être vu comme dépourvu de symptômes de stress post-traumatique selon une liste de contrôle de traumatismes, bien que l’on puisse penser qu’il existe néanmoins des dommages sérieux. Dans le cas d’un homme qui a été giflé au visage, dont on s’est moqué et qui s’est fait cracher dessus – ces événements ne sont pas considérés comme « traumatisants » en termes psychiatriques. Pire encore, on pourrait qualifier sa blessure de « trouble d’adaptation ».
En Palestine, la menace traumatique est permanente et persistante. Il n’y a pas de sécurité « post-traumatique ». Nous considérons la ré-expérience d’un événement traumatique ou les phénomènes d’évitement et d’hypervigilance comme des réactions psychologiques dysfonctionnelles dans le cas d’un soldat qui est supposé retrouver la sécurité dans sa ville natale.
Mais pour les prisonniers palestiniens torturés, de tels symptômes sont des réactions logiques dans la mesure où la menace continue dans la réalité; il peut être arrêté à nouveau et torturé à tout moment, et il doit donc être hyper vigilant et fuyant.
Les outils et instruments utilisés dans la recherche sur le stress post-traumatique en Palestine sont des outils occidentaux qui sont généralement traduits, re-traduits et testés sur des échantillons réduits, mais non validés cliniquement ou culturellement. Ils ne prennent pas en compte les expressions de souffrance communes à la Palestine.
« Badany Masmoum, Maqhour, Mazloum, Maksour Khatry », telles sont les expressions que j’entends le plus souvent de la part de mes patients lorsque je leur pose des questions sur leurs sentiments. Ces mots sont mieux traduits ainsi : « Je sens que mon corps est en état d’ébriété, opprimé, exposé à l’injustice, mon désir est brisé ». Mais les instruments psychométriques bien connus ne rendent pas compte de tels sentiments. Dans le même ordre d’idées, la version arabe du matériel psychoéducatif « Black Dog », produit par l’Organisation mondiale de la santé pour sa campagne sur la dépression, n’a aucun sens pour les Palestiniens – dont beaucoup ont la phobie des chiens !
Ce qui fait particulièrement défaut, c’est la compréhension du fait que les multiples traumatismes infligés à des Palestiniens par la violence politique constituent également un traumatisme collectif subi par la société dans son ensemble.
Et puisqu’un traumatisme individuel nuit à l’état cérébral d’une personne, un traumatisme collectif nuit à l’intégrité du tissu social – à sa capacité à produire des liens collectifs, de la confiance, des normes, des visions partagées du monde et des conventions morales. Nous comprenons dans une certaine mesure les sentiments de méfiance, d’aliénation et d’oppression intériorisée des sociétés opprimées, mais le modèle individualisé du SSPT ignore complètement les aspects collectifs de l’expérience psychologique des Palestiniens.
Comment, alors, pouvons-nous mesurer l’impact psychologique d’événements qui ne visent pas des individus, tels que la « loi d’État-nation » israélienne, la judaïsation de Jérusalem, le siège de Gaza, parmi beaucoup d’autres ?
Pourquoi cette distinction est-elle importante ? Au niveau du travail clinique avec des patients pris individuellement en Palestine, nous savons comment procéder avec nos très rares professionnels et nos minuscules ressources. Nous adoptons et nous adaptons à la culture et à l’expérience palestiniennes tout ce qui est utile venant des thérapies centrées sur les traumatismes. Nous formons des personnes moins spécialisées pour assurer des interventions de faible intensité dans les établissements de soins de santé primaires et les établissements scolaires; nous avons par exemple édité notre manuel palestinien de premiers secours psychologiques.
Et tout comme nous renforçons les capacités de bons thérapeutes capables d’aider les personnes traumatisées à livrer leurs récits et à leur donner un sens, nous avons besoin de dirigeants communautaires pour aider le récit palestinien à émerger de manière significative afin de soigner sa blessure collective.
Le soutien psychosocial [le développement psychologique et son interaction dans un environnement social] – NdT, la solidarité et la défense des droits sont des éléments fondamentaux pour remédier à l’érosion de la société.
Les traumatismes collectifs peuvent être atténués en développant la résilience collective et en faisant la promotion d’efforts cohérents et collectifs, tels que la reconnaissance, la commémoration, la réconciliation, le respect des minorités, le soutien aux affligés et une très large action en coopération.
La campagne de solidarité « Nous sommes toutes Marie » [dénonciation des abus physiques et psychologiques subis par les femmes palestiniennes à Jérusalem – NdT] avec les femmes de Jérusalem, ouvrir la porte à une amnistie pour les collaborateurs qui se repentent et réconcilier les familles meurtries de Gaza, dont les enfants se sont affrontés lors du conflit interne de 2007, sont des exemples des efforts déployés pour réparer les dommages causés au tissu social en Palestine.
La vérité est que nous n’avons pas de recherche épidémiologique complète sur la santé mentale en Palestine. Nous avons donc beaucoup de chemin à parcourir avant de pouvoir tirer des conclusions fiables sur la santé mentale dans notre communauté. Jusque-là, nous devrions examiner d’un œil critique les résultats des enquêtes épidémiologiques menées dans des conditions d’urgence.
Une approche dimensionnelle en santé mentale – c’est-à-dire qui ne catégorise pas les personnes – est plus appropriée qu’une recherche sur les psycho-pathologies individuelles des personnes vivant en contexte pathogène. Je cite l’article de 2018 de S. Collini intitulé « Kept Alive for Thirty Days » (London Review of Books, vol. 40, n ° 21): « Certaines choses peuvent être mesurées. Il y a des choses qui valent la peine d’être mesurées. Ce qui peut être mesuré n’est pas toujours ce qui vaut la peine d’être mesuré; ce qui est mesuré n’a peut-être aucun rapport avec ce que nous voulons vraiment savoir. Les coûts de la mesure peuvent être supérieurs aux avantages qui en sont tirés. Les éléments qui sont mesurés peuvent faire dévier notre attention de ce qui est vraiment notre souci. Et la mesure peut nous apporter des connaissances déformées – des connaissances qui semblent solides mais qui sont trompeuses ».
Les Palestiniens doivent produire de nouvelles connaissances à partir de leur propre expérience de traumatisme. La recherche qualitative peut fournir des informations importantes pour affiner nos définitions conceptuelles d’un événement traumatique et des réactions traumatiques, et peut également nous aider à délimiter des propriétés psychométriques pertinentes.
Nous sommes ouverts à un partenariat en toute égalité avec des chercheurs internationaux qui aimeraient nous aider à partager notre compréhension de notre expérience unique. Il y a tant de choses à apprendre en Palestine.