2020-2030 : la décennie d’une guerre économique remodelée par les Etats-stratèges africains

2019 aura été économiquement ultra-mouvementée pour l’Afrique, plus que jamais au cœur d’une guerre d’intérêts entre puissances mondiales. Année charnière, 2020 inaugure une décennie riche en défis et déterminante pour l’avenir du Continent. A son terme, l’heure sera au bilan des objectifs de développement durable (ODD). Mais contrairement aux périodes historiques récentes de grande bataille économique autour de l’Afrique, celle des dix prochaines années se déroulera dans un contexte de montée en puissance des certaines économies africaines, tant à l’échelle régionale qu’internationale. La Tribune Afrique jette quelques pistes d’analyse.

Suspense ? Peut-être pas sur ce point. La décennie qui s’ouvre en 2020 annonce les « bruits »  d’une guerre économique autour de l’Afrique intensifiée par la convergence des appétits à tout prix des puissances mondiales et remodelée par l’ambition d’émergence des Etats du Continent. Embarqué dans une course aux relais de croissance, l’Occident se rue vers l’Afrique qui elle-même court vers ses objectifs de développement durable (ODD). Deadline : 2030. Et l’actualité économique ultra-dynamique qui a prévalu autour des 54 pays en 2019 en dit long sur l’affinement des stratégies par les différents partenaires.

« Rebattage des cartes »

« L’Afrique reste dans un grand schéma de prédation, un terrain d’affrontement entre les puissances qui ne peut que s’accentuer à l’avenir. Cette guerre économique n’est pas seulement commerciale. C’est aussi une guerre des idées, au regard de la manière dont les sociétés africaines sont en train de se réapproprier leur histoire. Aussi, la percée de certaines locomotives économiques africaines imposera un rebattage des cartes », analyse dans un entretien avec La Tribune Afrique Valérie Houphouët-Boigny, experte en intelligence économique et responsable du Club Afrique de l’Ecole de guerre économique (EGE) de Paris.

« Vladimir Poutine se fraye un chemin en Afrique, ce qui est une mauvaise nouvelle pour les intérêts américains », titre Fred Kempe, président du think tank Atlantic Council, sur une tribune publiée par Cnbc le 15 juin 2019. Il alertait Washington sur la nécessité d’accélérer l’implémentation de sa stratégie africaine, alors qu’avec ses 2,4 milliards d’habitants en 2050, le Continent se profile comme le marché de demain. Le premier sommet Russie-Afrique à Sotchi en octobre, qui a réuni une quarantaine de chefs d’Etats africains, confirmait les grandes ambitions russes, notamment dans l’exploration géologique, l’extraction minière, l’énergie, les hydrocarbures, mais aussi les High Tech. Objectif du Kremlin : doubler d’ici 2024 les recettes du commerce russe en Afrique qui ont franchi la barre des 20 millions de dollars en 2018. Les analystes s’attendent à ce que la Russie aille plus loin, avec probablement la prise de participation directe dans des entreprises.

Bousculade aux portes

L’officialisation, le 1er octobre 2019, de la Société de financement du développement international des Etats-Unis (DFC) est la réponse défensive des Américains pour ouvrir une nouvelle ère de leur présence en Afrique. Cette agence indépendante dopée de 60 milliards de dollars a signé, en marge de l’Africa Investment Forum en novembre 2019 à Johannesburg, un partenariat avec la Banque africaine de développement (BAD) pour des investissements d’un total de 5 milliards de dollars dont 3 milliards mobilisés auprès du secteur privé. Les infrastructures, les services financiers, l’énergie et l’agriculture sont les domaines priorisés. Le CEO, Adam Boehler, s’est déjà rendu au sud, à l’est et au nord du Continent et ira probablement à l’ouest dès 2020.

L’objectif pour Washington est avant tout de rivaliser avec la Chine qui, présentée par les chercheurs comme la première puissance mondiale d’ici 2030, s’est ancrée en Afrique et continue d’y nourrir de grandes ambitions. Une présence chinoise qui n’embête pas que les Américains. La France n’a que tardivement réalisé son ampleur, particulièrement dans les pays francophones où, malgré ses liens historiques, l’Hexagone a considérablement reculé en terrain économique.

Le soft power de Paris

Désormais à fond dans la reconquête des marchés, Paris -au moyen d’initiatives comme Ambition Africa ou le sommet Afrique-France devenu très économique- tente de galvaniser ses PME autour des opportunités d’affaires sur le Continent. Son impopularité exacerbée récemment par le débat sur le franc CFA, le président Emmanuel Macron a joué la carte du soft power le 21 décembre en Côte d’Ivoire, en annonçant la réforme de cette monnaie et le lancement en 2020 de l’Eco -la monnaie unique de la CEDEAO. Selon les analystes, l’Elysée essaie de redorer son image au moment où d’autres puissances européennes jouissent d’une meilleure presse.

D’ailleurs, plusieurs analystes imputent les pas fermes de l’Allemagne au recul français. En plus de sa conférence annuelle Compact with Africa, Berlin a appuyé sur l’accélérateur en octobre 2019 avec le lancement du fonds AfricaGrow doté de 170 millions d’euros et visant à appuyer les fonds d’investissement et de capital-risque africains, en vue du financement de 150 PME et la création de 25 000 emplois d’ici 2030.

Le Royaume-Uni, quant à lui, nourrit de fortes ambitions sur le Continent pour assurer son post-Brexit prévu le 31 janvier 2020. Sans parler du Japon et des pays du Golfe qui, eux aussi, avancent progressivement leurs pions. Outre les secteurs ouvertement visés par la Russie et les Etats-Unis, « les batailles s’annoncent après dans l’éducation, le BTP, le transport maritime, l’industrie pharmaceutique, la banque mobile, l’assurance, l’agriculture et la défense, pour ne citer que quelques aspects dynamisés par la démographie, le pouvoir d’achat et l’insécurité. A côté de l’air, la mer et la terre, le cyberespace va devenir un terrain de guerre d’une violence inouïe », pronostique Guy Gweth, président du Centre africain de veille et d’intelligence économique (CAVIE), interrogé par La Tribune Afrique.

Quand les sociétés civiles influencent le business ?

Sur le terrain, les stratégies changent. Très peu de puissances restent encore sur la seule entrée par l’élite politique comme ce fût le cas historiquement. D’abord les Chinois et maintenant les Américains cherchent à séduire les Africains. L’ambassadeur des Etats-Unis en République démocratique du Congo (RDC), Mike Hammer, s’est à titre d’exemple fait remarquer pour s’être attribué un surnom local, « Nzita », qu’il insère fièrement à son identité sur les réseaux sociaux. Il consomme les mets locaux et aime en faire la « promotion ». « La Chine a redistribué les cartes en Afrique », insiste l’experte en stratégie Stéphanie Gateau-Magy, dans un entretien avec LTA, soulignant que les stratégies et initiatives d’antan très orientées élites ne fonctionnent plus.

Valérie Houphouët-Boigny avertit pour sa part que les sociétés civiles africaines désormais menées par de grands intellectuels ne sont plus sensibles aux tentatives de séduction. « Il y a cette dualité entre élites politiques et sociétés civiles africaines que les puissances qui veulent coopérer économiquement avec l’Afrique ne peuvent plus élucider, explique l’experte. Les faits le démontrent. A propos du Sommet de Sotchi, l’appui russe aux activistes africains a été plus médiatisé que les rencontres formelles. Le débat sur le Fcfa, sur lequel Monsieur Macron s’est prononcé de manière historique, n’émane pas des élites politiques, mais plutôt de la société civile. On voit bien qu’un choix des interlocuteurs s’impose aux puissances. Très clairement, la société civile africaine affiche son refus d’être victime de la guerre économique ».

L’ascension des Etats stratèges africains change la donne

Si l’Afrique est désormais habituée à la convoitise mondiale, le contexte de guerre économique sur la décennie 2020-2030 s’annonce cependant complètement différent. En effet, le Continent prend des positions pour ne pas en être seulement l’objet, mais aussi un acteur majeur. De plus en plus d’Etats le démontrent par leurs ambitions. C’est le cas notamment du Maroc, que les investisseurs occidentaux citent désormais parmi leurs concurrents sur le Continent. Grâce à ses richissimes hommes d’affaires et à sa politique économique dans la sous-région ouest-africaine, le Nigeria -pays le plus peuplé et premier pétrolier d’Afrique- s’est également taillé le profil d’un leader avisé.

Le Rwanda, quant à lui étoile de la dernière décennie, est devenue une référence en matière d’affaires et un modèle de progrès économique, surpassant même de nombreuses économies occidentales dans le très célèbre Doing Business. Terrain d’or pour son dynamisme économique, sa croissance moyenne de 9,9% sur les dix dernières années (comme on en voit plus en Occident depuis bien longtemps déjà), son marché de 100 millions d’habitants, sa stratégie de privatisation qui devrait se concrétiser au cours de cette décennie et sa dynamique compagnie aérienne désormais cinquième mondiale en termes de dessertes aériennes, l’Ethiopie voit grand et insiste dans l’« hydro-guerre » contre l’Egypte. Ce dernier, à son tour, à jeter son dévolu sur le sud du Sahara. Même les secteurs privés africains s’illustrent de plus en plus ces dernières années avec la conquête de marchés mondiaux via l’implantation/l’acquisition d’entreprises en Occident, le développement d’offres types pour ces marchés…

« L’Afrique est à la croisée des chemins et certains Etats l’ont compris, surtout ceux qui accordent une grande importance à la notion de Nation. Nous sommes dans une période inédite où la notion de  »puissance » semble accessible pour les Etats africains. Une puissance attaque, mène des offensives, une puissance se bat sur des dossiers et a une vision stratégique. Un pays comme le Maroc déploie strictement des stratégies de puissance économique. L’Ethiopie qui attaque l’Egypte sur la question de la ressource stratégique eau/énergie… Ce sont pour nous des signaux forts d’un rabattage des cartes », martèle la responsable du Club Afrique de l’EGE Paris.

« Au cours de la prochaine décennie, les Etats africains vont de plus en plus être des Etats stratèges pour des stratégies de puissance ». Valérie Houphouët-Boigny.

La Zlecaf, un moyen de « sanctuariser » les marchés

Un autre élément déterminant du remodelage de la guerre économique en Afrique n’est autre que la Zone de libre-échange continentale (Zlecaf) dont l’opérationnalisation est prévue en juillet 2020. Projet phare de l’Union africaine (UA) qui devrait servir de fondement pour l’accomplissement de l’agenda 2063, la Zlecaf -qui sera la plus grande zone libre-échangiste au monde- propulsera, selon les projections officielles, le commerce intra-africain à 25% du commerce du Continent d’ici 2023, contre plus de 17% en 2018. A terme, le PIB régional devrait franchir la barre des 3 000 milliards de dollars et permettre la création de 300 000 emplois directs et plus de 2 millions d’emplois indirects.

« Face à ce qui se profile, les Africains n’ont d’autre choix que d’agir en rangs serrés pour sanctuariser leur marché domestique et partir à l’assaut des marchés extérieurs. C’est tout le sens d’une politique d’intelligence économique africaine commune adossée à l’architecture dessinée par la ZLECA », indique Guy Gweth.

Alors que le projet suscite toujours des interrogations, d’autant qu’il entrera en vigueur dans un contexte de renouvellement des accords de partenariats économiques (APE) entre l’Union européenne (UE) avec les pays du Continent, la mise en oeuvre de la Zlecaf, si elle intervient effectivement sur le moyen terme, sera suivie à la loupe.

La décennie du  »miracle » africain?

En tout état de cause, la véritable question réside désormais dans la probabilité pour l’Afrique de tirer son épingle du jeu de la guerre que se livrent les grandes puissances sur ses territoires commerciaux, au moment où les pays du Continent cherchent également sa percée collective. En cela que réside le suspense que suscite la décennie 2020-2030. Pour les experts, « rien n’est écrit d’avance ». « Un proverbe arabe ne dit-il pas que la convoitise rend esclave ? », interroge le président du CAVIE.

« Lorsqu’on analyse attentivement les sauts quantiques réalisés par les Africains sur les terrains de l’intégration, l’entrepreneuriat et l’innovation, ces dernières années, poursuit l’expert, il est permis d’espérer que l’Afrique pourra tirer profit de ceux qui la convoitent. Mais c’est de la responsabilité de l’Etat-stratège, aidé en cela par des champions nationaux et une société civile sensibilisée, de poser les bases d’un marché qui veille et choisit ses secteurs prioritaires, informe et rassure les créateurs de richesses, attire et retient les meilleurs, qu’ils soient des nationaux ou des étrangers. Car le but ultime est de générer une croissance durable sur nos territoires et de la distribuer avec le maximum d’équité, de justice et de sécurité afin de garantir la paix et le bien-être. Ils sont nos meilleurs remparts face à la guerre économique ».

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