Dr Ghoulem BERRAH, ancien conseiller raconte les derniers instants d’Houphouët : Guerre des Héritiers, Gbagbo, Bédié et Ouattara face à l’application de la constitution
En 1962, à New York, a lieu la rencontre qui va changer sa vie : Félix Houphouët-Boigny, Président de la Côte d’Ivoire, est l’hôte d’honneur de Kennedy. Déçu par l’orientation prise par Ben Bella en Algérie, le Dr Berrah devient le conseiller, l’émissaire et, selon certains, le « fils spirituel » d’Houphouët. Des liens de confiance qui dureront jusqu’à la mort du « Vieux », en 1993. Près de trente ans de collaboration, au cours desquels il œuvre au rapprochement d’Abidjan et d’Alger et, plus largement, au dialogue arabo-africain. En 1976, il est à l’origine de la première rencontre secrète entre l’ICIPP (Conseil israélien pour la paix israélo-palestinienne) et l’OLP de Yasser ARAFAT.
1. Houphouët et le PDCI
De retour en Côte d’ivoire, je rencontrai les membres du mouvement «J’aime le PDCI » pour les remercier de leur engagement et je leur promis de proposer leur intégration à l’intérieur de la hiérarchie du PDCI. Je pensais que le Parti avait besoin de se renouveler. Le président et moi avions discuté la question avant le Congrès spécial du parti d’avril 1991. Il était d’avis qu’il était nécessaire d’apporter des changements. Nous commençâmes par dévoiler un plan pour des changements systémiques graduels, mais nous nous aperçûmes rapidement que la vieille garde ne souhaitait rien de la sorte. Le président fit marche arrière et les renomma à leurs anciens postes. Tout comme les jeunes, je fus déçu, mais au nom de la paix, je pensais que cela valait mieux pour la nation.
Au cours de notre briefing matinal, le jour qui suivit les nominations finales, je lui demandai la permission de me retirer pendant quelque temps. Avec sa bénédiction, mon Amour et moi nous embarquâmes quelques jours plus tard pour un voyage à Annemasse, à la frontière franco-suisse. Le temps passé ensemble était pour nous très précieux. Nous recouvrâmes des moments de repos et de recréation bien mérités. Je parlais au président de façon régulière pour rester au courant des progrès en Côte d’ivoire. Au bout de deux semaines de vacances, je reçus un appel téléphonique de sa part: « Mon fils, j’ai besoin de vous ici, c’est urgent. » Je pouvais sentir dans sa voix le caractère urgent, mais quel que fût le problème, il décida de ne pas me donner davantage de détails. Je m’excusai auprès de mon Amour qui ne cessa de m’apporter soutien et compréhension. Nous prîmes le vol suivant et arrivâmes à Abidjan le lendemain. Le chauffeur nous emmena directement à la résidence du président. Il nous accueillit comme si nous avions été absents pendant des lustres. Ce fut ardent et joyeux. Nous laissâmes mon épouse dans le salon et nous nous installâmes sur la terrasse pour bavarder quelques minutes.
« Je suis impatient de savoir de quelle urgence il s’agit. Dites-moi, Papa, ce qui se passe… Berrah… »
Il s’interrompit. « Vous devez être fatigué après ce long voyage. Rentrez à la maison vous reposer. Nous parlerons de tout demain. » J’acceptai avec hésitation. J’étais certes fatigué et je savais que mon Amour l’était également, ainsi nous regagnâmes notre villa. «Son comportement me semble un peu étrange. » Je rassemblai l’énergie pour le dire à mon épouse. « Étant donné son appel téléphonique, j’assumais qu’il devait y avoir quelque chose d’important, peut-être une urgence de quelque sorte, mais il n’a pas voulu en parler. Bien sûr que je n’ai pas besoin de me reposer s’il y a une urgence ! » Elle partageait mon avis.
Je retournai à la résidence le matin dès la première heure. Le président continua tout au long de la journée à passer d’un entretien à l’autre jusque tard le soir. Finalement, j’eus l’occasion de m’enquérir de cet appel urgent : « Mon fils, je suis un peu fatigué aujourd’hui, nous parlerons demain.» J’essayai d’intégrer son comportement singulier, mais je n’arrivai pas à additionner deux et deux. Je me tournai vers sa fille Marie. Elle était toujours directe et pleine d’humour. Heureusement, elle était venue lui rendre visite ce jour-là. Je la trouvai au salon. « Papa m’a demandé de revenir de Suisse pour quelque chose d’urgent, mais il ne semble pas vouloir en parler. Que se passe- t-il ? » Elle se mit à rire et plaisanta: « Ghoulem, quelqu’un a dû mettre du sable dans ton attiéké. » Elle se référait à un mets traditionnel composé de manioc séché pulvérisé. Je m’amusai de son sens de l’humour. « Ma sœur, il n’y a plus d’attiéké dans mon assiette, je n’ai que du sable. » Elle ricana et changea de sujet. Nous parlâmes de mes vacances et je m’en allai sans la presser en la matière.
En arrivant à la résidence le jour suivant, le président et moi marchâmes main dans la main jusqu’au fumoir et nous prîmes place. Il n’était pas frimeur et personne ne fumait dans cet espace, la pièce était essentiellement réservée aux conversations confidentielles, en tête-à- tête avec le président.
« Mon fils, avez-vous maintenu le contact avec les jeunes du mouvement “J’aime le PDCI” ? » Je répondis par l’affirmative: « Oui, bien sûr. » Il poussa un soupir de soulagement et s’adossa sur son fauteuil pour se détendre. «Je suis désenchanté par le nouveau secrétaire général de notre parti, je voudrais trouver le moyen d’amener les jeunes dans le noyau supérieur. Pouvez-vous m’aider à taire quelque chose dans ce sens ? » Je savais que préserver un parti robuste lui tenait à cœur, mais s’il voulait s’adresser aux jeunes, il aurait peut-être pu le faire alors que je me trouvais en Europe. Il était de toute évidence d’humeur réflexive et voulait avoir mon opinion sur le sujet. « Papa, avec tout le respect que je vous témoigne, je crois qu’à ce stade c’est un peu tard pour que je m’engage. S’il se trouve une leçon que vous m’avez apprise, c’est celle qui consiste à connaître ses limites. Tous les postes ont été pourvus, il n’y a plus de position vacante. Le pouvoir et l’autorité ont été donnés aux vétérans du parti. Je ne pense pas que je puisse faire quoi que ce soit pour les jeunes. » Pour la première fois depuis des décennies, je devais lui dire « non » sans lui offrir un conseil ou lui présenter une alternative viable. A défaut de pouvoir congédier certaines personnes ou créer de nouveaux postes, il n’y avait pas d’autres solutions. À ce moment, je savais que le temps était venu pour moi de me désengager des affaires internes du parti et, au plus profond de moi-même, je sentais qu’il était temps de tourner la page. Mais pour le moins, j’étais prêt à continuer à servir jusqu’à ce qu’il se retire des affaires.
Source: « Un rêve pour la Paix » du Dr Ghoulem BERRAH, ancien conseiller du Président Houphouët Boigny page 537 à 548