Houphouët, Gbagbo et le clan Baoulé

 

2. Houphouët, Gbagbo et le clan Baoulé

Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara devinrent tous deux des figures prééminentes dans le paysage politique ivoirien. Suite à la demande populaire, les deux hommes furent invités à un débat en face-à-face dans un programme télévisé de grande audience, «Le Fauteuil blanc». Lorsque l’émission démarra, tous les amateurs de politique du pays, y compris le président, se joignirent aux auditeurs ce soir-là pour écouter les deux candidats s’affronter sur l’orientation politique de la nation. Le président avait pleinement embrassé le système multipartite une fois qu’il avait été adopté en Côte d’ivoire et il continuait à envisager le futur du pays sous cet angle. Le lendemain de l’événement télévisé, mon épouse et moi, parmi d’autres membres de la famille, l’attendions pour dîner. Il se présenta un peu plus tard qu’à l’accoutumée, d’une humeur joviale.

«Savez-vous avec qui je viens de m’entretenir ces deux dernières heures ? Non, répondîmes-nous tous en chœur, surpris par la question. Laurent Gbagbo. »

Il fit une pause, attendant la réaction. « Hier, au cours du débat télévisé face au Premier ministre, je n’ai pu m’empêcher de relever plusieurs lacunes. C’est un fils de ce pays et il pourra peut-être un jour en devenir le président. Je lui ai demandé de venir converser avec moi et j’ai tenu à l’aider à combler ses lacunes. » Ceci eut lieu la veille d’un voyage de Gbagbo aux États-Unis. Le président se plaisait à dire qu’il n’avait pas de place pour la haine ou la rancune dans son cœur, ce qui importait c’était la Côte d’ivoire. Il avait un amour passionné pour son pays.

La formule maintes fois répétée, «le président Houphouët n’a pas préparé sa succession», est malséante. Lorsque j’avais abordé avec lui la question, il clarifia qu’il avait commencé à préparer la nouvelle génération bien avant son accession à la magistrature suprême, en facilitant la formation de nombreux cadres de haut niveau pour des positions de direction. Il souligna le fait que la Côte d’ivoire n’était pas une monarchie constitutionnelle et que le peuple ivoirien était tout à fait capable d’élire ses futurs leaders et représentants politiques. Il ajouta que sa famille immédiate demeurait à l’écart de la politique, clamant que son long engagement en politique devait survivre à deux générations, Néanmoins, en cas de vacance de pouvoir, la nation pourrait compter sur l’application de la Constitution. Son successeur finirait le quinquennat, qui serait suivi d’élections présidentielles ouvertes à tous dans un système multipartite.

La lutte pour la succession était évidente à l’arrière-scène du secrétariat général du parti. Bien que la porte fût ouverte à la compétition, la lutte pour le pouvoir était prééminente au sein du trio baoulé : Camille Alliali, Jean Banny et Henri Konan-Bédié. Lorsqu’il était étudiant à Paris, Camille Alliali passait souvent ses vacances à la résidence du député Houphouët-Boigny, quelquefois en compagnie d’autres étudiants ivoiriens. Devenu avocat, il exerça son métier en défendant les populations autochtones contre les lois du gouvernement colonial en Côte d’ivoire. Son mentor Félix Houphouët Boigny l’entoura de son soutien et de ses conseils, allant jusqu’à lui recommander de se présenter aux élections à l’Assemblée territoriale en 1957, à l’époque où la Côte d’ivoire était encore sous la loi coloniale. Il fut victorieux et devint vice-président de l’Assemblée territoriale, qui se transforma plus tard en Assemblée législative au moment de l’autonomie interne en 1958. Après la proclamation de l’indépendance de la nation en 1960, le président le nomma premier ambassadeur de Côte d’ivoire en France. De 1963 à 1989, il occupa trois différentes positions ministérielles dans le gouvernement. Alli Ali était un membre de la direction centrale du PDCI, membre du Bureau politique, responsable de l’organisation des congrès. Au Congrès de 1980, le président créa un Comité exécutif pour la hiérarchie supérieure du parti que dirigeait Alli Ali.

Jean Banny était également avocat, il connaissait le président depuis son enfance et appartenait à la hiérarchie supérieure du parti longtemps avant l’indépendance du pays. Le président le nomma ministre de la Défense en I960. Alors qu’il était dans ses fonctions, il fut arrêté parmi d’autres, jugé et condamné à la peine capitale par la Cour de sûreté de l’Etat en 1963, accusé d’avoir comploté pour renverser le gouvernement. Cependant, après une longue investigation qui dura plus de trois ans, lorsque la lumière fut faite sur les événements, l’on découvrit qu’il avait été faussement accusé. Il reçut la grâce présidentielle en 1967. Des années plus tard, en 1981, comme geste de bonne volonté et en guise de réhabilitation de l’injustice, il retrouva son poste de ministre de la Défense.

Une scène infortunée se tramait entre les trois hommes, qui tentaient continuellement des manœuvres les uns contre les autres, sous les yeux désolés du président. Il me confiait que leur comportement l’attristait fortement. Etablissant un parallèle historique avec les temps anciens, il me rapportait que la compétition était honnête et franche; tous les meilleurs talents, qu’ils fiassent bijoutiers, tisserands ou chanteurs étaient portés au-devant de la scène par leurs pairs. Il n’y avait point de place pour la médiocrité, la sélection s’opérait toujours sur la base des principes darwiniens ; à la différence des méthodes politiques expéditives appliquées de nos jours. Dans un tel environnement, l’objectif prévalant de chacun obéit au mode « Ôte-toi de là que je m’y mette ».

Source: “Un rêve pour la Paix” du Dr Ghoulem BERRAH, ancien conseiller du Président Houphouët Boigny page 537 à 548