Ramadân, mois de l’abstinence, abstinence du moi, est aussi le temps de la générosité. Qui se refuse à assouvir ses faims s’invite au festin de Ramadân, at-tarâwîh. Il est des lieux d’assemblée vibrant de lumières dont les coeurs résonnent du vivant Appel de Dieu, le Coran.
Chaque soir, les fidèles se pressent, blanche foule ressuscitée, pour s’abreuver de la « Parole de Dieu », éternellement vivante au cœur de chacun, âmes desséchées que le Coran irrigue. C’est donc au festin de Dieu, fête de vie, que nous sommes en Ramadân conviés.
Les prières dites de tarâwîh, c’est-à-dire « prières des repos » du fait des pauses et des temps de dhikr aménagés, sont pour la Communauté une occasion unique de se retrouver par la prière et l’écoute fervente du Coran. Si les difficultés de la journée relèvent du jihâd individuel, les ftûrd’innocentes agapes, les « repos » de tarâwîh sont le partage, la participation collective au festin du Livre.
Chaque nuit il nous est ainsi donné de pouvoir revivre en nos coeurs la redescente du Qur’ân, la Récitation, miracle infiniment répété : “Mois de Ramadân où il fut révélé le Coran ” S2.V185. Goûter le Coran arabe ; la majesté du propos, la somptueuse beauté de l’image, l’impérieux appel, la sévère mise en garde, la proche douceur de la Miséricorde, le souffle, la présence, la transcendance et l’intime proximité. Ramadân nous offre un espace de temps unique, une invitation aux banquets des tarâwîh par la célébration du Coran, la commémoration de sa révélation.
Mais, comme à toutes fêtes, certains esprits chagrins qui ne se veulent inviter, font entendre leurs dissonances : les prières de tarâwîh ne sont qu’innovation, bida‘a. Le mot est lâché ; et voila que ce festin ne serait plus que nourriture interdite. Or donc, chaque année, lors que l’immense majorité des croyants recherchent avidement la lumière du Coran, un groupe s’obscurcit tout à son inquisition. Nous découvrons alors avec stupeur que depuis plus de mille quatre cent ans des générations de musulmans se perdent en leur égarement.
Nous pourrions donc discuter du concept de bida‘a et de ses applications, nous ne le ferons pas en cette réflexion. Ce mot, bida‘a, incantatoire, si ce n’est talismanique, ils aiment le prononcer à l’arabe, sans doute pour éviter de dire sa signification simple : innovation en matière religieuse. Nous savons tous que le Prophète a dit : « Toute innovation religieuse est égarement » et cela se comprend, ce travers humain a frappé de plein fouet les religions soeurs.
Nous savons aussi qu’il n’a pas dit que cela conduirait en Enfer, l’interpolation textuelle est manifeste et n’a été retenue que par An-Nasâ’î. Dieu connaît parfaitement Sa créature, ses faiblesses, son imagination entropique, c’eût été condamner l’homme d’avance au détriment de sa propre foi.
Nous savons aussi ce que Muslim a rapporté : « Quiconque aura institué une bonne pratique en islam en aura la récompense. S’y ajoutera celle de ceux qui l’auront mise en œuvre sans, qu’à ceux-là, il ne soit en rien retiré du bénéfice de leur acte. Quiconque aura institué une mauvaise pratique en islam en supportera les conséquences. Il portera de plus le fardeau de ceux qui l’auront mise en œuvre, sans qu’ils ne soient pour autant allégés de leur propre charge. » Il y aurait bien à dire quant à ce texte, mais, tout du moins, pouvons-nous y noter comme l’expression d’une volonté régulatrice, ceci afin que le débat nécessaire puisse avoir lieu sereinement.
Car, nous aimons voir là comme une forme de débat, certes réduit ou réducteur, mais bien présent tout de même. Il nous faut reconnaître que la vie intellectuelle ne fut jamais aussi intense en islam que tant que durèrent les oppositions, tout consensus châtrant court la pensée. Il en est donc à nouveau ainsi, et, concernant la dorénavant rituelle bidaatisation des tarâwîh de Ramadân, nous entendons le propos de divers groupes manifestant par ce biais leurs différences et leurs existences. Au gré des courants, d’autres ne savent plus comment naviguer alors qu’une saine et vaste majorité reste insensible à ses querelles de minarets…Ils jeûnent, ils prient tarâwîh, ils espèrent pardon et miséricorde de leur Seigneur.
Nonobstant, tout contradicteur est une grâce pour l’autre, l’éloge de la différence n’étant pas ici à confondre avec l’éloge des différents. Dès lors que le débat n’est point un pugilat, il a pour mérite de nous imposer réflexion quant à nos croyances et pratiques, l’altérité a toujours de sain d’impliquer la remise en cause de soi.
A vrai dire, nos apprentis censeurs ne condamnent, nous semble-t-il pour les plus raisonnés, que le fait de prier les tarâwîh collectivement à la mosquée. Là résiderait la terrible bida‘a de Ramadân.
Nous pourrions rappeler à certains ce que Ibn Taymyya, grand rhéteur devant l’Eternel, en dit : « L’innovation est contre la sharia, et la sharia est ce que Dieu et son Prophète ont ordonné ou conseillé. A moins que ces choses aient été faites du temps du Prophète comme par exemple la prière du tarâwîh en commun… »
Il faudrait donc que les apprentis donneurs de fatwa y regardent à deux fois avant que de se brûler la plante des pieds sur les traces incandescentes de Ibn Taymyya.
Bien souvent, c’est encore ici le cas, les divergences s’établissent autour des mêmes textes, problématique de l’intelligence des lectures donc. Toute contestation, toute opposition, qu’elles proviennent de musulmans ou de non musulman, doivent se traduire, non point par une fin de recevoir ou pire un rejet, mais entraîner un retour réfléchi à nos sources, nous concernant le Coran et le Hadîth.
L’Islam est religion de références et l’homme lieu d’interférences.
Le Coran incite, certes, aux prières nocturnes, acte purement surérogatoire et donc par essence non codifié. Mais il n’évoque pas en particulier les prières de tarâwîh.
LES ENSEIGNEMENTS DE LA SUNNA QUANT AU TARÂWÎH
Les hadîths en question sont tous fort connus, ils sont au nombre de cinq et figurent dans les grands recueils au premier lieu desquels ceux de Al Bukhârî et Muslim. Al Bukhârî les a réuni pour la plupart au chapitre intitulé « De la prière de tarâwîh » Nous les citerons et les analyserons en leur intégralité :
Hadith 1 : D’après Abû Hurayra le Prophète a dit : « A qui prie les nuits de Ramadân avec foi et conviction sincère il sera pardonné ses pêchés passés. »
Le message est clair, le Prophète a encouragé à intensifier la prière nocturne pendant Ramadân, prière par ailleurs sans caractère obligatoire le reste de l’année et, de même, ici prodiguée sur le mode du conseil. L’expression « A qui prie les nuits de Ramadân » indique bien qu’il s’agit de la prière établie toutes les nuits de Ramadân.
Hadîth 2 : D’après Aïsha : « Au cœur d’une nuit le Messager de Dieu sortit prier en la Mosquée. Des hommes prièrent alors avec lui. Au matin la chose se sut et ils furent [la nuit suivante] alors plus nombreux à prier avec lui. Cela se sut, et à la troisième nuit ils furent encore plus nombreux, le Messager de Dieu pria et ils prièrent avec lui. A la quatrième nuit, la Mosquée ne put contenir les nombreux fidèles mais le Prophète ne sortit prier que pour la prière de l’aube. Lorsqu’il l’eut terminée, il se tourna vers les gens, prononça l’attestation de foi, et dit : « Je n’ignorais pas que vous étiez ici mais j’ai craint que cela ne vous devienne obligatoire et que vous l’abandonniez. »
Le Prophète décéda et la situation était ainsi.
Le hadîth est en soi explicite mais il nous faut signaler une erreur de traduction aux conséquences fâcheuses. La traduction princeps de « Sahîh Al Bukhârî », celle de Houdas et Marçais, sert de matrice quasiment à toutes les autres productions alors même qu’elle comporte un bon millier d’approximations ou erreurs.[2] Leur traduction dit : « Des fidèles firent la même prière que lui » ce qui pourrait laisser entendre que ces fidèles imitèrent son exemple sans nécessairement avoir prié sous sa direction d’imâm. Ceci alors même que le texte arabe énonce sans ambiguïté : « Des hommes prièrent avec lui ». La différence est significative puisque est ici posé le principe d’une prière surérogatoire célébrée sous la direction du Prophète, principe même du tarâwîh tel que nous le connaissons et qui sera confirmé par les hadîths à suivre.
Un lecteur attentif pourrait observer qu’il n’est pas dit en ce hadîth que cela se déroulait durant Ramadân ! C’est exact, mais, en réalité, Al Bukhârî a rapporté au chapitre dit « Du tahujjud » une version abrégée du même évènement où Aïsha précise que cela se déroula pendant Ramadân.
Ceci étant, le hadîth, lorsqu’on le lit en son intégralité, montre parfaitement que le Prophète après avoir dans un premier temps dirigé cette prière de Ramadân ne sortit pas de sa demeure au quatrième soir. Puis, qu’après avoir gagné la Mosquée et dirigé la prière de l’aube il tint un propos dont on peut ainsi commenter la trame : « [Bien que je ne sois pas sorti prier cette nuit à la Mosquée] Je n’ignorais pas que vous étiez ici[c’est-à-dire que vous étiez rassemblés en la Mosquée pour prier avec moi] mais [si je ne suis pas sorti de mon domicile pour venir prier avec vous cette nuit, c’est que] j’ai craint que cela ne vous devienne obligatoire et que [par la suite ne pouvant l’assumer] vous l’abandonniez. »
Ce qui est ici exprimé est la délicate attention que le Prophète portait aux musulmans. Il s’inquiéta de ce que la passion des fidèles ne vinsse à l’emporter, et que leur amour pour le Prophète et le Coran ne les poussât à s’imposer cette prière qu’il n’avait par ailleurs que recommandée (Cf. hadîth 1). Par volonté d’allégement et par miséricorde pour les plus faibles il craignit que cela pût s’ajouter aux fatigues du jeûne.
La phrase « J’ai craint que cela ne vous devienne obligatoire et que vous l’abandonniez. » n’est pas à comprendre comme signifiant « j’ai craint que Dieu ne vous le rende obligatoire par prescription ». Un hadîth rapporté par Al Bukhârî et Muslim explicite la philosophie du Prophète en la matière : D’après Aïsha : « Le Prophète délaissait parfois certaines oeuvres surérogatoires alors même qu’il les désirait, et ce uniquement par crainte que les gens ne s’en rendissent la pratique obligatoire. Ainsi ne pria-t-il jamais la prière surérogatoire de la matinée alors que je la faisais moi-même. » [3]
En résumé, est donc confirmé en ce hadîth que la pratique du tarâwîh en commun est une sunna à caractère non obligatoire. Le Prophète la recommanda, la pratiqua seul, mais aussi en compagnie des musulmans.
Enfin, signalons que la dernière phrase « Le Prophète décéda et la situation était ainsi. », qui ici pourrait signifier que le Prophète décéda immédiatement après ce récit, n’est pas due à Aïsha mais est une interpolation parfaitement signalée par Ibn Hajar al ‘Asqalânî, nous la retrouverons là où elle doit figurer.
Hadîth 3 : Rapporté par Al Bukhârî au sujet de la prière de nuit. D’après Aïsha : « Le Prophète avait une natte qu’il étendait dans la journée et qui lui servait de paravent la nuit. Des gens se regroupaient alors et priaient derrière lui. »
Il a été rapporté plusieurs épisodes authentifiés similaires. Il apparaît donc que le Prophète priait certaines prières surérogatoires, c’est-à-dire non obligatoires, en commun et à la Mosquée. Ceci est donc sunna, tout du moins pour les prières surérogatoires de la nuit, tahujjud. Or, le tarâwîh n’est rien d’autre que cela.
Hadîth 4 : D’après Zayd ibn Thâbit au même chapitre que précédemment : « Le Prophète s’isolait [le rapporteur ajoute : Je pense qu’il a dit à l’aide d’une natte] durant Ramadân. Il y pria quelques nuits et certains de ses Compagnons prièrent avec lui. Lorsqu’il s’aperçut de leur présence il demeura assis. Puis, il alla les voir et leur dit : Je sais ce que j’ai vu de vos agissements ; priez donc, ô hommes, en vos demeures car la meilleure des prières est celle que l’homme accomplit en sa demeure, sauf les prières obligatoires prescrites. »
Ce récit ressemble à celui rapporté par Aïsha au hadîth 2 mais il s’agit bien d’un événement différent. En effet, Aïsha précise que chaque soir de ce Ramadân là le Prophète quittait sa chambre pour aller prier la nuit dans la Mosquée. Par contre, pour le Ramadân indiqué par Zayd ibn Thâbit, le Prophète faisait en réalité la retraite de la dernière décade dite ‘itikâf en la Mosquée. Dans les deux cas il se produisit la même chose, le Prophète accepta la prière en commun quelques nuits puis en vint à la refuser, ce qu’exprime la phrase : « Lorsqu’il s’aperçut de leur présence il demeura assis » c’est-à-dire qu’il demeura assis derrière son paravent de sorte que les fidèles ne puissent plus suivre sa prière.
La raison de ce refus en est ensuite donnée : « Je sais ce que j’ai vu de vos agissements ; priez donc, ô hommes, en vos demeures. La meilleure des prières est celle que l’homme accomplit en sa demeure, sauf les prières obligatoires prescrites. »
Pour bien comprendre ce propos il faut s’en référer à une autre version de ce même récit, rapportée elle aussi par Al Bukhârî toujours selon Zayd ibn Thâbit, où l’on lit que les fidèles ne voyant pas le Prophète sortir de son abri de nattes ils « élevèrent la voix (pour l’appeler) et jetèrent des petits cailloux sur la porte (de son abri). Le Prophète sortit alors fâché et leur dit : Vous montrez une tel zèle que j’ai craint que cela ne vous soit obligatoire. Priez donc en vos demeures car la meilleure des prières est celle que l’homme accomplit en sa demeure, exception faite des prières obligatoires prescrites. »
Ainsi, le « Je sais ce que j’ai vu de vos agissements » est aussi à mettre en relation avec un écart de comportement commis par les fidèles présents cette nuit là qui allèrent, poussés par leur excès de zèle, jusqu’à importuner le Prophète faisant retraite. Leur insistance à vouloir accomplir un acte surérogatoire pourrait s’opposer finalement à la sincérité qui préside à la spontanéité et engendrer une ostentation délétère… Dans ce contexte, et uniquement dans ce contexte, l’on peut alors comprendre la portée exacte de son propos : « Priez donc en vos demeures car la meilleure des prières est celle que l’homme accompli en sa demeure, exception faite des prières obligatoires prescrites. »
Le Prophète a parfaitement discerné le risque ostentatoire encouru : « Je sais ce que j’ai vu de vos agissements », et il indique ce qui est meilleur pour la piété sincère et l’éducation spirituelle car les prières nocturnes en particulier n’ont de valeur que selon cette perspective. Telle est la signification de ces mots : « Priez donc en vos demeures car la meilleure des prières est celle que l’homme accomplit en sa demeure ».
De plus, littéralement, et le contexte l’indique, il ne s’agit nullement en cette parole d’interdire, mais de conseiller ce qui est meilleur, la nuance est d’importance. Ceci est par ailleurs logiquement confirmé par les faits. D’une part, le Prophète a accepté initialement de prier ces prières en commun avant de se raviser pour les raisons que nous venons de mentionner et, d’autre part, d’autres hadîths authentifiés témoignent du fait que les Compagnons priaient à titre surérogatoire dans la Mosquée. Par ailleurs le Prophète a dit : « Etablissez une part de vos prières [surérogatoires] en vos demeures afin de ne pas en faire des tombes. » [4] Que l’on n’aille pas prétendre qu’il aurait interdit cette pratique par notre hadîth car un conseil ne peut abroger une recommandation.
Signalons que la traduction de Houdas et Marçais est ici encore fautive : « Dorénavant ; ô fidèles, priez dans vos demeures, car la meilleure prière pour un homme est celle qu’il fait chez lui, à moins qu’il ne s’agisse de la prière canonique. » Le « Dorénavant priez dans vos demeures » n’est pas conforme au texte arabe et pourrait laisser effectivement entendre qu’il y eut une possibilité existante et qu’elle aurait été par ce mot dorénavant interdite. Notre traduction « Priez donc en vos demeures… » [5] est fidèle à la lettre et au contexte qui, comme nous l’avons montré, permet seul de comprendre la signification et la portée toute relative de cette réflexion du Prophète. En une autre version de ce récit clef rapportée par Al Bukhârî, et toujours selon Aïsha, elle formule ainsi le propos du Prophète : « J’ai vu ce que vous avez fait, et ce qui m’a empêché de vous rejoindre et uniquement d’avoir craint que [cette prière nocturne de Ramadân] ne vous parût une obligation. »
Les conclusions de ce hadîth corroborent et explicitent les précédentes : Les prières surérogatoires nocturnes peuvent être accomplies en commun à la mosquée ou chez soi. Le Prophète a prié le tarâwîh en commun, il en a accepté le principe.
Par ailleurs, en conseillant les prières surérogatoires dans le secret des maisons, il a rappelé, à juste raison, que l’on devait en la recherche de l’agrément divin se défier de toute ostentation.
Hadîth 5 : Il est, paradoxalement, au cœur de la controverse, alors même qu’il nous fournit des informations historiques de premier ordre. Un homme, Umar, répète-t-on à l’envi, aurait institué une innovation rituelle peu après le décès du Prophète ; qu’en est-il réellement ?
Ce hadîth est rapporté par Al Bukhârî selon Ibn ‘Abd, Al Qârî [6] : « Une nuit de Ramadân je me rendis à la mosquée avec Umar ibn al Khattâb. Les hommes étaient répartis en groupes épars. Certains priaient seuls, d’autres dirigeaient la prière en petit comité. Umar dit alors : Je pense que si je les réunissais sous la direction d’un seul récitant cela serait plus parfait. Puis il mit son projet à exécution et les rassembla sous la direction de Ubayy ibn K‘ab.
Une autre nuit, je me rendis [à la mosquée] avec Umar et les fidèles priaient sous la direction de l’imâm récitant.
Umar dit : Quelle excellente bida ‘a que celle-ci !
Il ajouta, mais la partie (de la nuit) où ils dorment est meilleure que celle où ils prient. Il voulait dire que les gens priaient au début de la nuit mais qu’il aurait préféré que ce fût vers la fin. »
Les traqueurs de bida‘a, ou ceux qui de principe détestent Umar, voient là la preuve de sa culpabilité, c’est lui qui a institué la bida‘a de tarâwîh et, qui plus est, il se fait gloire de son forfait : « Umar dit : Quelle excellente bida ‘a que celle-ci ! »
Ce hadîth est précédé du segment interpolé que nous avions signalé en fin de hadîth 2. Il s’agit en fait d’une remarque de Ibn Shihâb disant : « Le Messager de Dieu décéda et les gens demeurèrent ainsi. L’affaire resta comme telle sous le califat de Abû Bakr jusqu’au début du califat de Umar », ensuite le même Ibn Shihâb rapporte notre hadîth. Ceci pour comprendre que lorsque nous lisons : « Les hommes étaient répartis en groupes épars. Certains priaient seuls, d’autres dirigeaient la prière en petit comité » nous sommes bien en présence de la pratique des Compagnons laquelle, comme nous l’avons vu, est conforme à la latitude que le Prophète avait laissé quant à tarâwîh : ils priaient à la mosquée, seuls ou en groupes. Ce faisant, Umar, mesurant la situation, c’est-à-dire le désordre qui en résultait, prit l’initiative de généraliser une des solutions permises et de réunir l’ensemble des fidèles présents en la mosquée pour le tarâwîh sous la direction d’un seul imâm. Il n’ y a là aucune trace d’innovation puisque nous voyons en la mosquée des groupes prier en commun exactement comme l’avait fait le Prophète à cette occasion. Le fait que le Prophète ait eu des scrupules à généraliser ces prières surérogatoires et, de même, qu’en des circonstances particulières il ait conseillé de privilégier leur pratique à domicile, n’impliquait en rien que cela fut interdit. Le texte de l’introduction de ce hadîth prouve d’ailleurs par les faits que les Compagnons l’avaient compris ainsi et qu’ils continuèrent à prier les tarâwîh à la mosquée.
Donc, Umar, n’a en rien « innové » au détriment de la Sunna ! Il n’a fait qu’organiser ce que les diverses possibilités engendraient comme perturbation au sein de la mosquée. Il nomma au demeurant Ubayy ibn Ka‘b, un des meilleurs connaisseurs et récitateurs du Coran parmi le Compagnons du Prophète. Voyant par la suite l’harmonie de la prière toute ainsi concentrée sur la récitation et l’écoute du Coran, il s’exclama : « Quelle excellente initiative ! », et non pas « Quelle excellente innovation » !
Comme le fit observer fort judicieusement Ibn Taymyya, l’emploi du mot bida‘a par Umar en ce propos est littéraire et sans rapport avec le sens technique qu’il prit conceptuellement par la suite. En d’autres termes, les dictionnaires en attestent, bada‘a c’est bien sûr produire une chose nouvelle, d’où innover, mais aussi tout simplement commencer, d’où initiative. Qui plus est, ce verbe, et donc le terme bida‘a, signifiait alors être étonné, émerveillé de la perfection d’une chose. Littéralement, Umar exprimant son enchantement dit : « Quelle excellente chose si parfaite ! » Bien que cette traduction soit la plus juste nous nous contenterons de : « Quelle excellente initiative ! »
Evidemment, il ne s’agit nullement ici de jonglerie étymologique mais bien de mettre en évidence le seul sens qui soit conforme aux éléments narratifs et informatifs fournis par ce hadîth, le tout en parfaite cohérence avec l’ensemble des hadîths que nous venons d’éxaminer
Faisons observer que la décision, l’initiative, de Umar, sa “bida‘a” donc, a été spontanément suivie par les Compagnons. S’il s’était agi d’une quelconque forme d’innovation religieuse nul doute qu’ils auraient contesté sa décision. Ce hadîth, ni aucun autre, ne signale de tels faits. Bien au contraire, son initiative souleva l’approbation générale. Umar n’est donc pas un mubtadi’, un innovateur invétéré, et le tarâwih en commun à la mosquée n’est en rien une innovation, une bida‘a…
Toujours au sujet de la fameuse phrase de Umar : « Quelle excellente bida ‘a que celle-ci ! » il nous faut signaler qu’elle est donc a tort exploitée dans le débat entre « bonne bida‘a » et « mauvaise bida‘a », Umar étant alors considéré comme ayant énoncé le principe de bonne bida‘a. En réalité, Umar a dit très précisément : « ni‘ma-l-bida‘atu hâdhihi ». Le pronom démonstratif « hâdhihi », « celle-ci », n’est jamais rendu dans les traductions, « Quelle excellente “bida‘a” que celle-ci », alors même que sa présence indique grammaticalement que Umar ne parle que de ce qu’il vient de faire réaliser, une action concrète déterminée, cette initiative ci, et non point d’un concept général, la bida‘a, fût-elle bonne, telle qu’entendue en sharia.
Enfin, les dernières phrases, mal traduites encore par Houdas, nous disent : « Mais la partie (de la nuit) où ils dorment est meilleure que celle où ils prient. Il voulait dire que les gens priaient au début de la nuit mais qu’il aurait préféré que ce fût vers la fin. » Cela indique seulement que Umar pensait plus méritoire encore de prier les tarâwîh en fin de nuit…
En synthèse nous pouvons lire encore une fois Ibn Taymyya : « Quant au tarâwîh, il faut savoir que le Messager de Dieu, SBSL, en a fait une sunnapour sa Communauté et il l’a prié avec eux en commun un certain nombre de nuits. De son temps, l’on priait le tarâwîh soit en commun, soit individuellement, mais il ne fut pas prescrit obligatoirement de faire cette prière. Lorsque mourut le Prophète, SBSL, la sharia était établie (sic) et lorsque Umar fut Calife il réunit les gens sous l’autorité d’un seul imâm, c’est Ubayy ibn K‘ab qui dirigea ce tarâwîh sur ordre de Umar. »[7]
CONCLUSIONS.
Les prières de tarâwîh font donc partie intégrante de l’Islam. Les textes, les preuves scripturaires, existent, elles sont explicites et là réside la force de l’Islam et l’assurance de la foi. Mais les textes ne sont que des interfaces, des miroirs reflétant les lumières comme les doutes des âmes…
Prier le tarâwîh, seul ou en commun, à la mosquée ou pas, est une sunna, ce qui en soi indique que cette pratique n’a de valeur réelle que si elle émane d’un élan du coeur, d’un mouvement de sincérité. En cela réside le secret de l’adoration surérogatoire, an-nawâfil, car, au delà des actes obligatoires, la proximité en Dieu en résulte : « …Mon serviteur ne s’approchera de Moi par rien qui ne me soit plus agréable que l’accomplissement des obligations que Je lui ai prescrites. Et Mon serviteur ne cessera de se rapprocher de Moi par les actes surérogatoires, an-nawâfil, jusqu’à ce que Je l’aime. Et lorsque Je l’aime… » [8]
Ramadân, le Jeûne, appelle les hommes à Dieu, il dilate leurs cœurs et leur offre des horizons plus élevés, une pause dans le tumulte de la vie. Par ces mots : « Mois de Ramadân où fut révélé le Coran », nous sommes invités au festin de Dieu, la Révélation. Ce mois béni doit nous mettre à l’écoute du Coran ; chez nous, dans l’intimité de nos nuits, à la mosquée, ruche vibrante de la « Parole de Dieu », en secret et en public. Les actes ne valent que par l’intention qui les préside.
Ramadân est le mois de l’abstinence et de la profusion ; abstinence de tout ce qui n’est pas Dieu, profusion des actes d’adoration et des grâces divines : “…Quelques biens que vous fassiez, Dieu en a connaissance. Faites donc provende car le meilleur des viatiques est la piété…”S2.V197.
Le Coran conclut le chapitre consacré au Ramadân sur cette indication : “Lorsque Mes serviteurs t’interrogent à mon sujet…En vérité, Je suis proche et Je réponds à l’appel de celui qui Me désire. Qu’ils Me répondent donc vraiment, qu’ils croient en Moi afin de suivre la bonne direction.”S2.V186.
Que Dieu agrée notre jeûne et nos prières.
[1] In : Majmu‘u-l-fatâwâ T23 : 3
[2] Nous citons là le travail du Professeur Hamidullah qui a édité en 1981 un inestimable correctif de la traduction du Sahîh Al Bukhârî par Houdas et Marçais. D’expérience, ce travail est loin d’être totalement exhaustif.
[3] Chapitre du tahujjud.
[4] Hadîth rapporté par Muslim.
[5] Le texte arabe porte : « fa sallû [ayyuhâ-n-nâsu] fî buyûtikum » » où le « fa » a valeur corrélative, ce que nous avons traduit par « donc » dans « Priez donc en vos demeures ». Par contre, l’adverbe « dorénavant », signifiant « à partir du moment présent », introduit une notion de discontinuité, comme une annulation de ce qui précède. La traduction : « Dorénavant priez dans vos demeures » est donc fautive.
[6] Ici une erreur de Houdas qui écrit ‘Abdelqâri !
[7] In : Al fatâwa al kubrâ ; kitâb as-salat.
[8] Hadîth qudsî rapporté par Al Bukhârî.
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