17 octobre 1960, Jeune Afrique avant Jeune Afrique
Il y a soixante ans, alors que La majeure partie des pays d’Afrique accédaient à l’indépendance, Béchir Ben Yahmed créait à Tunis un hebdomadaire dont l’ambition était de porter la voix de tout un continent : Afrique Action, qui devait très vite devenir Jeune Afrique.
OLIVIER MARBOT
C’était il y a soixante ans, le 17 octobre 1960 précisément, et déjà c’était un lundi. Les lecteurs d’Afrique francophone – pas tous, naturellement, l’Algérie notamment en était alors privée – découvraient dans les kiosques un nouveau magazine d’information intitulé Afrique Action. Sous-titre : « Hebdomadaire panafricain ».
Aux commandes de l’aventure, un duo que les Tunisiens connaissent bien : Mohamed Ben Smaïl, rédacteur en chef, et Béchir Ben Yahmed (BBY), qui, comme il le racontera plus tard, gère « tout le reste » : ligne éditoriale, recrutements, abonnements, ventes, diffusion, publicité, administration, relations extérieures… En 1955, les deux hommes ont déjà lancé L’Action, avec pour sous-titre « hebdomadaire tunisien ». Puis, l’histoire avançant et l’heure des indépendances approchant, l’hebdo est devenu « maghrébin » avant de mettre la clé sous la porte, en 1958. Le projet, pourtant, ne demande qu’à renaître, gagnant à chaque fois en ambition.
En cette année 1960, l’Afrique bouge, tout comme la Tunisie… et BBY : d’abord ministre du premier gouvernement Bourguiba, puis développant des entreprises, nouant des accords commerciaux, il voyage, rencontre les indépendantistes d’Afrique subsaharienne et les révolutionnaires latino-américains. Un vent puissant souffle sur le monde. Demain, l’Algérie voisine, l’Afrique tout entière seront indépendantes. Un média devra porter sa voix, en tout cas celle de l’Afrique francophone. « À l’époque, se souvient BBY, l’Afrique, ça n’existait pas, moi, je ne la connaissais pas. Pourtant, avec une grande inconscience, je me suis dit qu’il fallait un journal pour tout le continent. »
Envoyé par Bourguiba à la rencontre du leader indépendantiste congolais Patrice Lumumba, l’ancien patron de L’Action en revient conforté dans l’idée que les prétendues « différences de civilisation » entre Noirs et Arabes d’Afrique n’existent pas, que Maghrébins et Subsahariens sont liés par « un sentiment de fraternité qui ne s’explique pas ».
Il n’empêche : entre un hebdomadaire tunisien et un magazine panafricain à diffusion Internationale, la marche à gravir reste haute. Sans complexes, Ben Smaïl et Ben Yahmed s’en vont demander conseil à ceux qu’ils considèrent comme les meilleurs patrons de presse de langue française de l’époque : Hubert Beuve-Méry, au Monde, Jean-Jacques Servan-Schreiber, à L’Express. Lorsque le second leur propose de prendre en main l’édition internationale de son magazine, les deux hommes déclinent poliment. Ce n’est pas du tout leur projet.
C’est à Gammarth, dans la petite maison que BBY possède en bord de mer, que le futur journal s’élabore durant la première moitié de l’année 1960. La société éditrice est créée en juillet. Son modeste capital (1000 dinars de l’époque) est détenu à parts égales par deux actionnaires : BBY et l’avocat communiste Othman Ben Aleya, qui se retirera quelques années plus tard. La trésorerie est inexistante, mais quelques banques suivent; après tout, L’Action, lancée par la même équipe, avait su attirer 15 000 lecteurs. Afrique Action devrait réussir à les récupérer…
Le journal prend ses quartiers dans un petit immeuble de deux étages situé avenue de la Liberté, à Tunis, près du parc du Belvédère. La rédaction, installée tout en haut, ne compte qu’une poignée de collaborateurs : le reporter-photographe Abdelhamid Kahia, Josie Fanon (l’épouse de Frantz), Dorra Ben Ayed, ainsi qu’un mystérieux Français, objecteur de conscience ou déserteur du contingent stationné en Algérie, nul ne tient vraiment à le savoir, qui se fait appeler « Girard ». Jean Daniel propose conseils et articles, tout comme Guy Sitbon – alors correspondant du Monde en Tunisie – et Tom Brady, représentant local du New York Times. Faute de moyens et de personnel suffisant, chacun doit savoir tout faire, ou presque, et ne compte guère ses heures.
Au rez-de-chaussée de l’immeuble, Chérif Toumi, l’homme chargé des finances. « Sympathique, serviable, débonnaire mais souffrant, quand il s’agit des deniers du journal, de paralysie chronique du côté du tiroir- caisse », écrira plus tard François Poli, le responsable de la réécriture des articles. Le rewriting, dans le jargon.
Le journal est imprimé sur les rotatives de la moribonde Dépêche tunisienne. Les premiers numéros tachent les doigts et, affirment les anciens, regorgent de coquilles, mais l’essentiel n’est pas là. Ce 17 octobre, le nouvel « hebdomadaire panafricain » est dans les kiosques, et c’est l’Histoire qui s’écrit sous les yeux de ses premiers lecteurs. Sur la couverture, dont la sobriété graphique ne peut que forcer le respect, un portrait de Dag
Hammarskjöld, le secrétaire général des Nations unies, qui jouera un rôle aussi central que critiqué dans l’accession à l’indépendance de la RD Congo, avant de disparaître, en 1961, dans un crash aérien. Les deux autres titres de couverture : « Soixante jours avec Lumumba » et « Bourguiba: la Chine et nous ».
Des décennies plus tard, tous les pionniers de cette équipe fondatrice évoqueront la bonne humeur qui prévalait à l’époque. François Poli se souvient de discussions « au bord de la plage ou sur la plage, en maillot, entre deux bains de mer et deux coups de vin rosé ». Guy Sitbon, quant à lui, croit pouvoir affirmer que la décision de lancer un journal à l’échelle du continent fut prise par BBY lors d’une partie de baby-foot : « Nous étions quatre: Tom Brady, Jean Daniel, Béchir Ben Yahmed et ma personne. Tous les quatre en slip de bain, moi en équipe avec Béchir, qui justement s’apprêtait à claquer un tir. Il fit un vœu à haute voix : “Si je marque, je crée un journal”. » Souvenir rêvé ? Le journaliste le reconnaît: « Ma mémoire fabule ». Mais pas de quoi se gâcher le plaisir, car, conclut-il, « l’Afrique était jeune et belle. Nous aussi. »
« Sous surveillance »
Rapidement, l’équipe s’étoffe. Un bureau est ouvert à Paris, qui sera dirigé par Robert Barrat, puis par Paul-Marie de La Gorce. Avenue de la Liberté, les visiteurs se succèdent. Beaucoup deviennent des habitués et des amis. De nouveaux collaborateurs sont recrutés. « Pour la première fois, se souvient BBY, une aventure de presse francophone avait lieu hors de France. Cela rendait le projet attrayant, sans compter le soleil, le farniente, la mer, un climat agréable en toute saison, une équipe soudée. La vie était magnifique. »
Magnifique, mais compliquée. Habib Bourguiba, qui aurait préféré que BBY reste à ses côtés et se consacre à la politique, n’apprécie guère que soit publié dans sa propre capitale un journal dont il ne contrôle pas le contenu. Déjà, lorsque son ancien ministre est venu le prévenir qu’il s’apprêtait à lancer Afrique Action, le Combattant suprême n’a pas caché ses réticences, incitant celui qu’il considère comme son jeune protégé à abandonner son projet ou, faute de mieux, à le confier à un autre. Face à l’entêtement de BBY, il finit par lâcher à contrecœur: « Bon tant pis. Va. Rabbi Maak » (c’est-à-dire « que Dieu te soutienne »). « J’aurais dû comprendre que je serais sous surveillance », estimera le journaliste bien plus tard.
L’hebdomadaire est vieux de un an à peine lorsque le fragile équilibre vole en éclats. Entre mai et septembre 1961, la Tunisie vient de vivre « l’affaire de Bizerte »: les Français possèdent encore une base militaire dans cette ville du Nord, et Bourguiba, bien décidé à obtenir leur départ, a choisi l’épreuve de force, malgré les mises en garde de son entourage et de l’état-major de son armée. Militairement, le désastre est complet, mais de Gaulle acceptera finalement d’évacuer la base en 1963.
BBY désapprouve la méthode. Il le dit, et surtout il l’écrit dans un éditorial d’octobre 1961. «Pouvoir personnel », « orgueil », « mépris »… Les mots sont forts. Bourguiba téléphone, une longue discussion s’engage. « Tes arguments sont valables, admet le président, mais ils ne s’appliquent pas dans mon cas, je saurai éviter les pièges que tu décris. » On se quitte bons amis, du moins en apparence. Le journal n’est ni interdit ni saisi.
Très vite, en revanche, la presse « officielle » se déchaîne contre Afrique Action. Sans grand succès. Jusqu’au jour où le gouverneur de Tunis, mandaté par le Combattant suprême, revêt son plus bel uniforme et se présente au siège du journal. « Le président, explique-t-il à BBY, me charge de te rappeler que le titre Afrique Action lui appartient et il désire le récupérer ».
L’équipe tombe des nues. Certes, Bourguiba avait lancé, dans les années 1930, le journal L’Action tunisienne, mais ce titre a disparu depuis longtemps, et de là à en conclure que le terme « Action » est sa propriété… Conscient que l’heure n’est plus à la discussion, BBY demande s’il peut bénéficier d’un délai de quelques semaines, le temps d’informer les lecteurs du changement de titre. Le gouverneur transmet et rappelle le lendemain : aucun délai. À deux jours du bouclage, Afrique Action n’a plus de nom.
« Je sortis du bureau pour me rafraîchir les idées et trouver une solution, se souvient BBY. Le nouveau titre, bien sûr, devait contenir le mot “Afrique”. » Mais encore?
« Je ne pus trouver, sans trop chercher, que Jeune Afrique, conclut-il. L’Afrique était jeune, pourquoi pas? »
La semaine suivante, le 21novembre 1961, paraissait le premier « vrai » numéro de Jeune Afrique.
Source : Jeune Afrique n°3093 – octobre 2020, page 16 – 19