5. Bédié prend Le pouvoir
« Mes amis, je voudrais vous dire un mot à tous.
— Berrah voudrait vous adresser quelques mots », intervint Bédié.
Ils retournèrent à leur siège et m’accordèrent leur indivisible attention. Je présentai le cadre et élaborai sur le besoin d’un comité, sur les moyens de maintenir la communication dans les moments critiques et sur l’importance de connaître le rôle de chacun. L’un d’eux s’étonna de l’absence remarquée de mon ami proche, le ministre des Affaires étrangères Essy Amara. « Je prends l’engagement pour lui », dis-je en les rassurant. Ils promirent de rester engagés, unis et vigilants face à toute atteinte de déstabilisation de la nation. La rencontre se prolongea tard dans la nuit et Bédié proposa que les ministres et moi reprenions la réunion le jour suivant à Abidjan.
Je savais que j’étais en train de faire exactement ce que le président aurait souhaité, en ce moment où le pays atteignait une intersection d’importance capitale. Cependant, il me manquait terriblement, je me languissais de mon ami. Le trajet à une allure soutenue vers Abidjan me sembla court. En arrivant à la maison, je tins une veillée de prière avec mon épouse jusqu’au petit matin.
Nous nous rencontrâmes comme prévu au domicile du ministre de l’intérieur, Émile Constant Bombet. Seul manquait à l’appel Laurent Dona Fologo, le secrétaire général du PDCI qui, m’avait-on dit, était retenu par un engagement. Je demandai à Bombet de bien vouloir lui téléphoner et de me passer le combiné. Dès que j’entendis sa voix au bout du fil, je lui exprimai le caractère impératif de sa présence. Selon la charte du PDCI, Fologo était celui qui devait super viser la transition de la présidence. Il arriva peu après la fin de notre conversation. Chacun à la réunion m’assura de son engagement de veiller à l’application de la Constitution, confirmant la succession par Bédié et ajoutant qu’il tiendrait bon en cas de crise. A la fin des discussions, je savais au plus profond de moi-même que le souhait du président était réalisé et que je pouvais, pour ma part, m’en aller dans l’obscurité de la nuit, sachant dans le secret de mon cœur que j’avais accompli mon devoir en essayant de faciliter une transition pacifique du gouvernement. Envahi par une sombre mélancolie; je me rendis à la maison pour commencer à jeûner et à prier avec mon épouse. C’était notre manière de recouvrer un peu de force en temps de turbulences, nous implorâmes le Tout-Puissant de protéger et de bénir le président.
Dès les premières heures du mardi 7 décembre 1993, quelques jours à peine après le début de notre jeûne, le président Félix Houphouët-Boigny fut rappelé par le Créateur. En apprenant la nouvelle, la nation tout entière fut frappée par une immense tristesse. Peu importait le spectre politique où l’on se trouvait, une ère venait soudain de prendre fin et sa puissante présence devait à jamais être enracinée dans les annales de notre histoire. Les larmes coulaient de mon cœur brisé. Le temps se tenait immobile au milieu du déploiement d’une multitude de souvenirs soudain engloutis dans les flammes d’une peine incommensurable.
Alassane Ouattara fit l’annonce officielle du rappel à Dieu du président aux environs de 13 heures. Le même soir, Bédié s’empara des ondes pour annoncer que l’article 11 de la Constitution prenait (ton plein effet et qu’une succession en douceur avait eu lieu. Au moment de sa déclaration, il régnait toujours une certaine confusion quant à savoir si Ouattara avait de fait renoncé aux rênes du pouvoir. Néanmoins, la transition se déroula comme prévu. Aussitôt que Bédié accéda à la présidence, en France, l’administration Mitterrand proposa qu’Alassane Ouattara demeurât Premier ministre. Celui-ci rejeta leur suggestion et démissionna. Quelques jours plus tard, il rejoignit son nouveau poste de directeur général adjoint du Fonds monétaire international.
Peu après les cérémonies funéraires du président, je quittai le pays pour commencer ma retraite aux États-Unis. Quelques années plus tard, je fus particulièrement attristé de voir la Côte d’ivoire sombrer graduellement dans la discorde et s’enfoncer dans la spirale de « l’ivoirité », une forme de xénophobie éveillée par l’administration Bédié. À peine six ans après son accession à la présidence du pays, il fut destitué par un coup d’État, mené par un groupe de jeunes soldats qui le remplacèrent par l’ancien chef d’état-major des armées, Robert Gueï. La nation s’embarqua soudain dans son chemin de croix. J’étais absolument perplexe et impuissant, observant que l’on plantait l’infortunée semence de la haine dans ce peuple autrefois harmonieux.
Je fus absolument mystifié de voir Gueï adopter le même modèle xénophobe, et bannir Ouattara de la politique après l’avoir accusé d’être d’un lignage étranger. En 2000, après un an aux affaires, Gueï fit face à Laurent Gbagbo aux élections présidentielles. Sans surprise, il refusa d’accepter le résultat et fut renversé par un soulèvement populaire. J’avais du mal à croire ce qui se passait dans notre pays. Chaque fois que je recevais un appel téléphonique ou que je lisais les journaux, les titres annonçaient des nouvelles attristantes. Les musulmans du Nord, qui se sentaient brimés, se joignirent à une troupe de militaires en 2002, déclenchant une féroce guerre civile qui prit fin en 2004. Le pays demeura cependant divisé en deux parties ; la France et l’Onu installèrent des forces de maintien de la paix dans une zone tampon séparant le Nord du Sud du pays.
Occasionnellement, mon épouse et moi passions quelques jours en Côte d’ivoire. La « Perle des lagunes », nom donné à Abidjan dans ses beaux jours, était en graduelle dilapidation, avec infrastructures croulantes. L’archétype du sourire ivoirien avait disp.it n des visages et le service public semblait s’être également dissipé a vu le temps. Nous y retournâmes plusieurs fois, espérant voir quelqu’un réformes constructives et une économie revivifiée ; mais, à nom grand désappointement, nos espérances furent loin d’être atteinte. La paix fragile dura jusqu’aux nouvelles élections qui se tinrent en 2010, et qui avaient pour but de mettre fin au conflit. Je me dcm.tn dais ce qu’aurait pensé le président Houphouët de ce cortège de morts, de réfugiés déplacés et d’exilés dans les pays voisins, comme conséquence du cycle de violence dans une lutte sans fin pour le pouvoir. En dépit des reculs douloureux, je gardais l’espoir que le bon son prendrait le dessus, et que chacun commencerait à être animé d’amour pour son prochain. Je priais pour qu’advienne le jour où les leaders décidés à restaurer la concorde et l’harmonie fraternelle.
Par DR Ghoulem BERRAH (1938 à 2011)
Le rêve de la paix, les mémoires, Archipel (2018) page 537 à 548