Le langage a-t-il, d’abord, et seulement, une utilité ? Ou répond-il à d’autres finalités ?
Voilà un drame philosophique, un drame du langage. Car la philosophie a à voir avec le logos, et le logos est de nos jours bien malmené. On a pu le vérifier avec la prolifération des fake news et la déliaison du langage et du réel, l’usage purement communicationnel de la langue, sa finalité stratégique, et le retour à la sophistique, mais une sophistique pauvre, puisque la rhétorique elle-même a cédé le pas au “bullshit”.
C’est, toutefois, d’un autre usage que nous entretient le philosophe Pascal Chabot, celui emprunté au premier Wittgenstein et son Tractatus logico-philosophicus : le langage serait l’image du monde – “d’un côté des faits, de l’autre des propositions qui représentent ces faits, et entre les deux une correspondance sans faille”.
Résumons : barricadés dans un aéroport pendant un ouragan, un homme et une femme se souviennent de leurs études de philosophie, qui les ont liés puis séparés. A Diana, qui lui oppose ce que c’est, pour elle, que de parler et de penser librement, Cratyle expose la martingale révolutionnaire qui le rendra riche. Après avoir travaillé comme sémanticien sur les big data, Cratyle en est venu à cette “idée de génie” : breveter le langage, le privatiser et le vendre. La robotisation et la numérisation, dans sa vision du monde, ont réduit le langage à une série d’ordres auxquels tout obéit. “Démarre”, ou “tourne à droite”, demande le passager à la voiture sans pilote, et le robot d’obtempérer. Le langage se transforme immédiatement en action : “Il faut payer pour qu’une parole ait un sens, c’est-à-dire pour créer un état de choses qui lui corresponde. Le monde devient une gigantesque imprimante 3D. Commandez, et vous serez servi “.
Mais Diana se regimbe, résiste : pour elle le langage doit garder coûte que coûte ses fonctions poétique et expressive, irréductibles à toute conversion, à tout utilitarisme, à tout caractère “performatif”, comme disent les linguistes. La performativité de la langue ne peut s’étendre à l’intégralité de ses usages. Autrement dit, dire, ce n’est pas toujours faire – on peut aussi parler pour ne rien dire, et demeurer dans un champ symbolique où les hommes échangent, plutôt qu’ils n’obéissent. Le débat de Cratyle et de Diana n’a jamais été si actuel.