Il y a cent ans s’achevait la première guerre mondiale, un conflit qui a marqué les esprits, tant les morts ont été nombreux. Alors que l’on commémore le centenaire de ce massacre, il n’est pas si facile d’obtenir des décomptes précis des millions de morts causées par cette guerre. Les données disponibles montrent toutefois l’ampleur du traumatisme.
1) Pourquoi est-il difficile d’obtenir des chiffres précis ?
Selon les différents décomptes, le nombre de victimes de la guerre varie de 8,5 à 10 millions de morts, rien que parmi les militaires. L’approximation est encore plus complexe pour les populations civiles.
- La différence entre « pertes » et morts
« Sur le moment, les militaires avaient autre chose à faire que compter les morts, explique Antoine Prost, professeur d’histoire émérite à Paris-I et spécialiste de la première guerre mondiale. Ce qui intéressait les militaires, c’est le nombre de vivants qu’on pouvait envoyer au front. Ils comptaient les pertes, c’est-à-dire à la fois les morts, les prisonniers et les blessés. Par exemple, à Verdun, il y a eu 700 000 pertes, mais seulement 300 000 morts. »
Sans compter que les batailles de tranchées ont laissé de nombreux corps qui n’ont pu être identifiés. L’ossuaire de Douaumont rassemble ainsi les restes de 130 000 soldats inconnus, allemands et français. Les certificats de décès de certains soldats n’ont été délivrés aux familles que quelques années après la fin de la guerre.
- Des définitions fluctuantes
Si un soldat tombé sous le feu ennemi est indubitablement mort de la guerre, d’autres situations sont plus complexes : faut-il décompter les prisonniers qui ont péri dans les camps (plus de 180 000 en Russie), ou les soldats morts de maladie, souvent du fait de leur état de grande fatigue (plus de 70 000 en France) ? Doit-on comptabiliser les fusillés, dont certains ont été réhabilités ensuite ? Les données des armées écartent le plus souvent ces situations pour ne pas gonfler le nombre de victimes.
- Des chiffres souvent sous-estimés, parfois surestimés
Durant le conflit, l’armée avait tendance à sous-estimer la mortalité, comme l’explique Antoine Prost, dans un article de 2008. Après l’armistice, un bilan a été réalisé par un député de Meurthe-et-Moselle, Louis Marin, en 1920 dans le but d’évaluer le montant des pensions à verser, toujours à partir des données de l’armée, et lui-même admettait qu’il s’agissait de « chiffres minimum », pour la plupart « en dessous de la vérité ».
Inversement, les Etats-Unis ont surestimé leur implication dans le conflit, en incluant des victimes de la grippe espagnole, selon Antoine Prost :
« Pour les soldats américains, on compte généralement entre 110 000 et 120 000 morts. Mais il y en a 35 000 qui sont morts dans les hôpitaux sans même avoir traversé l’Atlantique. »
- Des données manquantes
Dernier écueil, le manque de données. Le spécialiste explique ainsi que la statistique des morts de la guerre a été arrêté fin juillet 1918 en Allemagne, et que les derniers mois ont donc été extrapolés. Au Royaume-Uni aussi, les chiffres s’arrêtent au 31 octobre 1918, soit une dizaine de jours avant l’armistice.
« Attention à la fascination du chiffre juste. Souvent, plus les chiffres sont approximatifs, plus ils sont exacts », conclut Antoine Prost, qui a compilé les données de sept études historiques, dans un chapitre de The Cambridge History of The First World War, publié par les presses universitaires de Cambridge en 2014.
2- Quels pays ont été les plus touchés ?
Malgré les précautions et limites précédemment listées, les décomptes de morts estimés par Antoine Prost et par le spécialiste américain de la première guerre mondiale, Jay Winter, permettent de montrer l’impact que la guerre a pu avoir sur les différentes armées de pays belligérants.
L’armée allemande a été la plus touchée, avec plus de deux millions de morts, soit un peu plus que les Russes. L’Allemagne était pourtant bien moins peuplée que la Russie (environ 65 millions d’habitants, contre 143 millions) et avait mobilisé cinq millions de militaires de moins (13,5 millions contre 18 millions). Viennent ensuite l’Autriche, avec plus de 1,5 million de morts pour neuf millions de soldats mobilisés, et la France, qui compte entre 1,4 et 1,5 million de tués, 7,8 millions de mobilisés).
Les morts de l’Empire britannique – un peu moins d’un million – regroupent les militaires du Royaume-Uni (760 000), mais aussi de nombreux soldats des dominions : l’Australie (60 000), le Canada (61 000), l’Inde (54 000), la Nouvelle-Zélande (16 000) et l’Afrique du Sud (environ 7 000). Comme le rappelle Antoine Prost :
« Leurs pertes étaient énormes, d’autant plus que les soldats étaient des volontaires. Ils ont payé le prix fort, mais la guerre et le traité de Versailles ont marqué l’acte de naissance de ces Etats. »
La guerre a aussi concerné de plus petits pays, dont le sacrifice a été proportionnellement très élevé. Lorsque l’on effectue un ratio entre les pertes militaires et les effectifs mobilisés, c’est la Serbie qui paie le plus lourd tribut, puisque 37 % de ses soldats ont péri durant le conflit. La Roumanie, l’Empire ottoman et la Bulgarie ont aussi été très meurtries.
Selon cette perspective, la France, terrain des principales batailles, a perdu 18 % des soldats mobilisés, soit davantage en proportion que l’Autriche, l’Allemagne ou la Russie.
3- Quel impact du conflit en France ?
Pour donner une existence individuelle à chacun des soldats tués durant la guerre 14-18, le ministère des armées a publié les fiches nominatives de 1,3 million de soldats « morts pour la France », un statut accordé sous certaines conditions aux soldats tués au combat. Cette base a ensuite été enrichie avec 95 000 fiches de militaires n’ayant pas obtenu cette mention, ainsi que des fusillés.
Chacun peut donc retrouver la fiche numérisée de son aïeul disparu sur le site Mémoire des hommes. Mais pour permettre des recherches plus précises que le simple nom (grade, date et lieu de décès…), il a fallu remplir manuellement toutes les informations : un travail mené par plus de 2 500 internautes bénévoles, en particulier l’équipe de « 1 jour 1poilu », qui a indexé un total de 1 422 977 fiches entre fin 2013 et avril 2018.
Ce travail collaboratif a montré, par exemple, que la journée la plus meurtrière du conflit ne se situe pas au tout début de la guerre le 22 août 1914 (21 072 morts), comme les historiens l’ont longtemps pensé, mais le 25 septembre 1915 (23 567 morts) au moment des offensives de Champagne et d’Artois.
La base Mémoire des hommes n’est malheureusement pas disponible en open data. « Cela n’a pas été prévu au départ, mais c’est un travail en cours de réflexion », précise le Webmaster qui espère que ce soit possible avec la refonte du site.
Une recherche du nombre de morts par mois permet toutefois de visualiser les principales étapes du conflit en France. Le plus frappant est la forte mortalité du début de la guerre (85 000 morts en août, 101 000 en septembre), liée à l’impréparation des soldats.
La guerre 14-18 a surtout fauché toute une génération d’hommes qui avaient une vingtaine d’années au moment de l’entrée en guerre. Comme l’explique le démographe François Héran dans « Générations sacrifiées : le bilan démographique de la Grande Guerre » (Populations & Sociétés, Ined, 2014), la « classe 14 », c’est-à-dire la génération qui avait 20 ans en 1914, « subit de plein fouet le choc des premiers mois de guerre et fut mobilisée pendant tout le conflit ». Résultat, 31 % des hommes incorporés sont morts, soit 22 % de leur génération.
Au-delà des hommes mobilisés, l’impact a été immense pour toute la société, en particulier pour leur famille, avec un demi-million de jeunes veuves de moins de 45 ans et environ un million d’orphelins. Le nombre de naissances a été réduit de 800 000 à 400 000 par an, ce qui a créé des « classes creuses » faisant de la France le pays le plus âgé du monde en 1939.