COMMENT LE MALI FAIT FACE A SON DESTIN? (Suite et fin)

Les Maliens ne cachent pas leur amertume face au gouffre entre les moyens militaires modernes déployés et la dégradation delà situation.

 LA FIN D’UN TABOU

Cette reprise en main par les Maliens risque fort d’entraîner la levée d’un tabou : l’ouverture de négociations avec certains groupes terroristes, ce dont Paris n’a jamais voulu entendre parler. Au printemps 2017, la Conférence d’entente nationale avait recommandé l’ouverture de discussions avec les djihadistes maliens. Le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Jean- Marc Ayrault, avait été dépêché à Bamako afin de s’y opposer. Début 2020, le président IBK avait ouvert la porte à des négociations en déclarant à RFI et France 24 qu’il fallait « tout faire pour que, par un biais ou un autre, on puisse arriver à quelque apaisement que ce soit. Le nombre de victimes devient expo­nentiel, il est temps que certaines voies soient explorées ». En novembre 2020, dans les colonnes de Jeune Afrique, Emmanuel Macron a cependant réitéré sa position : « Avec les terroristes, on ne discute pas. On combat. » Le 3 décembre, sur RFI, l’ex-Premier ministre de la junte, Moctar Ouane, a renchéri en parlant d’enga­ger « le dialogue avec tous les enfants du Mali ». Et même des sol­dats français s’y sont résignés : Le Monde écrivait le 17 décembre dernier que « nombre de militaires français laissent désormais entendre que seule une négociation avec certaines franges djihadistes permettra de sortir d’un conflit sans horizon de paix ». L’in­termédiaire de telles négociations serait probablement Mahmoud.

Dicko. L’imam de Badalabougou est un faiseur et défaiseur de roi : il a aidé en 2013 à l’élection d’IBK, puis a contribué à sa chute en 2020. Cet ancien professeur d’arabe, qui s’est un jour dit « salafiste républicain », paraît le mieux placé pour réunir les Maliens autour d’une table : « Dicko dispose de longue date d’un réseau et de contacts ‘’charia-compatibles”, résume Gilles Holder. Avec le désengagement français, » « le Mali a désormais les coudées franches pour entamer une politique de dialogue, dont on peut imaginer eue l’imam Dicko sera au cœur et qu’il tirera certains bénéfices en matière de capital politique… »

Le Mali peut-il. Moralement, négocier avec des djihadistes ?

« La rhétorique sur le terrorisme et la diabolisation de l’ennemi a ses limites lorsqu’il s’agit en réalité d’une guerre civile qui ne dit pas son nom », analyse le chercheur. Selon l’ACLED, les deux tiers des victimes civiles lors de l’année 2020 ont péri non pas sous les coups des djihadistes, mais bien sous ceux de milices commu­nautaires, supplétives de l’armée. L’emploi de milices villageoises en appui des forces gouvernementales n’est pas propre au Sahel et n’a rien de nouveau. Le paramilitarisme est une vieille recette de la contre-insurrection, utilisée du temps de la guerre froide au Guatemala contre les guérillas communistes, dans les années 1990 au Pérou contre le Sentier lumineux, en Turquie contre les peshmergas kurdes, ou encore dans les années 2000 en Inde contre la guérilla naxalite. Force est de constater que quel que soit le contexte géographique, culturel, historique ou politique le recours à de tels supplétifs génère systématiquement des vio­lations des droits humains. Car faute de dénicher les insurgés, ces milices recrutées à la va-vite, souvent sur des critères eth­niques, s’en prennent à des complices ou assimilés comme tels, se faisant juges et bourreaux, et en profitent parfois pour régler des différends privés, communautaires ou personnels (querelles de pâturages, créances, voire rivalité amoureuse, etc.). Le cas des dozos est emblématique : certains de ces chasseurs tradition­nels, membres de confréries initiatiques, et érigés depuis peu en groupes d’autodéfense anti-djihadistes, ont été impliqués dans des massacres (Koumaga, Sadia, Ogossagou., « Non seulement ces chasseurs sont désormais équipés de kalachnikovs participent à un cycle de vengeance sans fin, analyse Cilles Holder, mais ils renforcent aux yeux de certains la légitimité des djihadistes qui proposent une offre de services publics en matière de justice et de sécurité fondée sur la charia, offre considérée localement bien plus efficiente que celle de l’État.» Le plus inquiétant est qu’à moyen terme, les forces armées maliennes pourraient recourir davantage à ces supplétifs controversés afin de combler le vide laissé sur le terrain par Je désengagement progressif de la France. D’où un risque renforcé d’exactions nourrissant un cycle de vendettas. Le chemin de la paix passe par la résolution de ces sanglants micro-conflits ruraux : « Il faut résoudre ces litiges qui entérinent une situation de fragmentation sociale, estime Gilles Holder. C’est un pro­cessus qui sera compliqué, mais il faut regarder dans le détail comment territorialement la réconciliation est envisageable. » L’anthropologue appelle à se défier d’une lecture communau­tariste simpliste du conflit Fen substance, éleveur peul pro-djihadiste versus cultivateur dogon pro-État) : « Il s’agit sans doute bien davantage de tensions autour des ressources naturelles. Lorsque la pression démographique nécessite d’étendre toujours plus les parcelles cultivables et que la gestion des pâturages par les services publics est quasi inexistante, le conflit est iné­vitable. Dès lors, il est tentant d’essentialiser les conflits en les considérant du point de vue ethnique. Les revendications com­munautaires existent, mais c’est la dégradation des conditions économiques qui les durcissent. Il y a urgence à produire des savoirs universitaires à partir desquels des solutions pourront être trouvées et pérennisées. »

 UN CESSEZ-LE-FEU NÉCESSAIRE

Malgré le départ de Barkhane, Bamako ne restera pas seul face aux groupes armés djihadistes. Bien qu’opposé par principe à toute négociation, Paris pourrait jouer indirectement un rôle dans des pourparlers : « Les forces spéciales françaises de Sabre pourraient accompagner le rapport de force politique en conti­nuant de neutraliser les principaux chefs djihadistes », souligne Marc-Antoine Pérouse de Montclos. Le chercheur insiste sur la différence fondamentale avec la situation en Afghanistan : « Les Talibans ne font aucune concession car ils savent que les Américains s’en vont! Au Sahel, Sabre et sa puissance de feu pèseront dans les négociations, évitant ainsi trop de concessions aux djihadistes. » Un cessez-le-feu constituerait, de toute façon, un préalable à des pourparlers, souligne l’ancien ministre de la Justice. Mamadou Konaté [voir l’interview ci-contre].

Les accords d’Alger de 2015 entérinent une régionalisation, rappelle Gilles Holder. C’est sans doute sur ce préalable régional que les parties négocieront, avec comme point de tensions la proportion d’Autonomie des régions et la nature des transferts de compétences de l’État.

Est-ce que le modèle fédéral du Nige­ria, avec ses Etats dont la constitution se fonde sur la charia, sera évoqué ?

L’avenir nous le dira.

 Quelles ont été les réactions des Maliens devant ce second putsch?

 Mamadou Ismaïla Konaté : Les réactions sont assez miti­gées. Il n’y a pas eu de mouvement de foule dans la rue comme cela avait été le cas lors du premier coup d’État en août 2020 [le M5 s’était alors félicité du départ forcé d’IBK, ndlr Sur les réseaux sociaux non plus, ce second putsch n’a pas été célébré ou validé. Cette absence de réaction sonne comme un désaveu. Les Maliens se sentent au ban de la communauté internationale : le pays est suspendu des ins­tances de la Cédéao et de l’Union africaine. Ils sont cependant soulagés, car cette fois il n’y a pas, comme lors du premier putsch, d’embargos économique et financier : la fermeture des frontières terrestres pendant trois mois avait entraîné la chute des importations, notamment depuis le Sénégal, la | Côte d’ivoire et la Guinée.

Comment ont-ils réagi à l’annonce de la fin de Barkhane ?

Ils ont eu une réaction de surprise mitigée. Certains sont satisfaits, car ils veulent que les soldats français retournent chez eux. Mais d’autres ont exprimé l’inverse. Beaucoup sont inquiets : c’est un coup de massue. Barkhane avait été déployée à la demande des autorités maliennes. C’est au titre de la coopération militaire en vigueur que les troupes de la France sont là, et le président Macron avait récemment réi­téré l’engagement du pays (notamment lors du sommet du G5 Sahel à Pau). Les Maliens y voient un manque de solidarité face à la lutte contre Je terrorisme. Une décision unilatérale, prise sans concertation, du jour au lendemain. Vous remar­querez cependant que les autorités maliennes ne se sont pas encore exprimées sur ce sujet.

Le Colonel (. Désormais président) Goita risque-t-il de s’éterniser au pouvoir ?

La communauté internationale et les Maliens exigent que le régime de transition trouve une fin.

Est-ce que le régime militaire partira comme prévu en février 2022, après les élections promises ?

Là est toute la question. Ces clans seu­lement huit mois : nous allons donc manquer de temps pour mener à bien la transition. Les Maliens doivent se rassem­bler et réfléchir à l’avenir du pays : les élections devront se tenir dans un contexte assaini, avec un appareil juridique rétabli, un cadre électoral construit, ainsi qu’une intégrité territoriale respectée. C’est seulement à ces conditions que les Maliens pourront s’exprimer dans les urnes. Dans l’intervalle doit se dégager une base consensuelle qui implique la société civile, afin de réfléchir à la tenue des élections, à la cohésion nationale et à l’intégrité territoriale. Le gouvernement doit prendre l’initiative de lancer une large consultation, indis­pensable afin de rebâtir le Mali. Il y va de la crédibilité de ces militaires au pouvoir : s’ils veulent vraiment reprendre le pays en main, ils ne peuvent pas faire l’économie d’une telle démarche.

 Qu’en est-il d’éventuelles négociations avec les groupes armés ?

 Cela impliquerait d’identifier des interlocuteurs : beaucoup ont fait allégeance à la république et ne soutiennent plus les demandes de partition.

Le débat doit être cadré sur les questions de l’intégrité territoriale, de la charia et sa mise en œuvre ?

Les prises d’otage et les tueries ne sont pas évidemment pas compatibles avec une éventuelle discussion en préalable, un assez-le-feu est donc nécessaire, de façon que chacun puisse s’engager en confiance.

Comment pourrait-on espérer résoudre les différends fonciers entre communautés qui alimentent le phénomène djihadiste ?

La difficulté de la question agraire est que peu de gens sont : propriétaires de la terre dont ils ont usage. Au nom de ce droit de la terre, très souvent propriété de 1 État, le droit agraire n’est pas conforme aux attentes des paysans. Le défi du Mali sera d’impliquer les populations pour iden­tifier leurs ‘. Taies attentes. Ce ne sera pas facile. Mais on ne pourra pas faire l’économie d’un débat, car ces contentieux sont souvent sources de conflits ouverts.

En tant que ministre de la Justice, vous aviez œuvré pour que celle-ci soit davantage accessible aux citoyens.

Comment restaurer le lien entre les Maliens et les institutions ?

 La justice traditionnelle peut jouer un rôle, car ce qui est dit n’est pas toujours écrit. Les rapports humains restant déterminants. Le droit ne devrait pas s’éloigner des cou­tumes. Or. Les juges sont : en robe rouge (une couleur consi­dérée comme une maléfique dans certaines communautés), et ils s’expriment en français, une langue que beaucoup ne com­prennent pas. Ce qui implique la médiation d’un interprète. Le colon est paru depuis soixante ans, mais la justice actuelle peut être perçue comme aussi éloignée que l’était celle des Français. Du coup, des communautés ont pu préférer les tri­bunaux islamistes des rebelles. Il faudrait intégrer les cadis et leurs assesseurs à la justice moderne, là où celle-ci n’est pas présente ou mal perçue pour la résolution des litiges au quotidien, le tout bien entendu dans le strict respect des lois de la République.  Le défi est de rendre la tradition compatible avec le droit moderne.

En cas de négociations, les djihadistes risquent d’exiger la fin de la République laïque et la mise en place de la charia…

Si une démarche de négociation aboutit à la violation du principe de laïcité, ce serait évidemment une difficulté. Mais il faudra en parler : phénomène religieux est bien présent dans la société malienne. On ne peut pas en nier l’existence. Le débat devra porter sur la place de la religion dans notre société et son rapport avec l’État. C’est une question hautement, politique, et seul un débat national peut la traiter.

 Les djihadistes risquent également de demander une amnistie.

Une amnistie est difficile à concevoir. Elle serait insuppor­table pour les proches des victimes. De toute façon, même si le Mali leur accorde l’amnistie, il leur faudra toujours rendre des comptes auprès d’autres juridictions. Par exemple, les forces spéciales françaises de Sabre ont récemment neutra­lisé un djihadiste qui avait été élargi par la justice malienne, en échange de la libération d’un otage française.

  Mamadou Ismaïlia KONATE « Une large constitution est indispensable afin de rebâtir le Mali »

Aujourd’hui avocat à Bamako et Paris, l’ancien ministre de la Justice et des Droits de l’Homme (2016-2017) avait démissionné pour dénoncer le manque de détermination politique dans la lutte anticorruption. Il livre ici son point de vue sur la situation et ébauche les différents scénarios qui se dessinent pour l’avenir.

 

 

PROPOS RECUEILLIS PAR Cédric GOUVERNEUR

Afrique Magazine N°418 de juillet 2021, PAGE 46-55

 

Fin.