Paraît-il que, de nos jours, l’ingratitude est un comportement plus partagé que la reconnaissance. Le cas échéant, il convient d’essayer de comprendre ce qui fait le mal et de ne pas se complaire dans les constats et la description de ses symptômes.
Dans cette optique, on peut dire que l’ignorance de l’importance que revêt cette vertu cardinale qu’est la reconnaissance peut conduire certains à ne pas lui donner sa véritable place dans leurs relations interpersonnelles.
L’ingratitude est le contraire de la reconnaissance, dans le sens où un individu bénéficie d’un bienfait matériel ou non et ne manifeste pas à l’égard de son bienfaiteur une attitude, des propos ou des actes de gratitude et de reconnaissance. En islam, il existe deux sortes de reconnaissance : celle qui relève de la relation entre le croyant et son Seigneur et l’autre qui concerne les relations interpersonnelles.
De la reconnaissance envers Dieu
Nous allons passer en revue assez rapidement quelques enseignements de l’islam sur la reconnaissance envers Dieu, vu que le sujet de ce texte concerne surtout la reconnaissance de l’individu envers son prochain. Le musulman croit qu’il doit tout à son Seigneur et Lui rend grâce par toute parole appropriée à cette fin, et en droite ligne de cela, n’utilise les bienfaits dont Il est l’unique Dispensateur et Pourvoyeur que pour faire à son tour le bien (de sa jeunesse, de sa santé, de ses biens, de sa force, de son savoir, de sa position sociale, politique, professionnelle, de son expérience, de son temps, etc.) :
« Et si vous comptiez les bienfaits de Dieu, vous ne sauriez les dénombrer » (Coran 14 : 34) ;
« Et tout ce que vous avez comme bienfait provient de Dieu » (Coran 16 : 52).
Et Dieu qui est Lui aussi Reconnaissant, deux de Ses sublimes noms sont « ach-châkir » (le Reconnaissant) et « ach-chakûr » (le Tout Reconnaissant) comme il sied qu’Il le soit, a promis d’augmenter Ses bienfaits à l’intention du fidèle qui fait montre à Son égard de reconnaissance et de gratitude :
« Si vous êtes reconnaissants, très certainement j’augmenterai (Mes bienfaits) pour vous » (Coran 14 : 7) ;
« Et Nous récompenserons bientôt les reconnaissants » (Coran 4 : 145)
Cette attitude de reconnaissance établit un lien fort entre Dieu et son serviteur qui peut être décliné comme suit : reconnaissance des bienfaits de Dieu par le bénéficiaire par l’accomplissement de bonnes œuvres, ce qui « suscite » chez le Dispensateur un don de bienfaits supplémentaires, ce qui devrait motiver le concerné à être encore plus reconnaissant, ainsi de suite. C’est pour détourner le croyant de cet état d’esprit qui lui assure le salut que Satan lui-même perdu par son ingratitude envers Dieu se donne pour projet, Ô combien maléfique, de pousser celui-ci à l’insouciance et donc à la rupture :
« Et pour la plupart, Tu ne les trouveras pas reconnaissants. » (Coran 7 : 17).
Et comme pour faire écho au succès du projet de Satan, Dieu « reconnaît » que peu de ceux qui devaient être ses serviteurs seront à la hauteur des exigences de la reconnaissance envers Lui :
« Alors qu’il y a peu de Mes serviteurs qui sont reconnaissants » (Coran 34 : 13)
De l’ingratitude envers le prochain et de ses méfaits
Le volet interpersonnel de la reconnaissance réside dans l’attitude, les propos et les actes positifs que l’individu manifeste à son bienfaiteur. C’est dans ce cadre que le prophète Muhammad (SAWS), qui dit qu’il a été envoyé pour parfaire la morale comportementale, a dit quelque chose de crucial en rapport avec ce sujet, à savoir :
« Quiconque n’est pas reconnaissant envers les hommes ne l’est pas envers Dieu » (Boukhari, Ahmad, Abu Dawud).
Le musulman qui considère que la reconnaissance à l’égard de son bienfaiteur peut être négligée est en train de remettre en cause le sérieux avec lequel le prophète (SAWS) a parlé de cette vertu qui fait partie intégrante des enseignements fondamentaux du hadith suivant :
« Crains Allah où que tu sois, fais suivre une bonne action à une mauvaise car elle l’efface, et adopte un bon comportement avec les gens » (Tirmizi).
A travers le hadith susmentionné, le prophète (SAWS) a établi une relation entre la reconnaissance horizontale (relation à autrui) et celle verticale (relation à Dieu). Maints hadiths, dont ceux qui vont suivre, établissent une dialectique à méditer entre ces deux niveaux :
Allah dira le jour de la Résurrection :
« Ô fils d’Adam ! J’ai été malade, mais tu ne M’as pas rendu visite !” Il répondra : “Ô Seigneur ! Comment Te rendre visite alors que Tu es le Seigneur des mondes ?” Allah dira : “N’as-tu pas su que Mon serviteur Untel était malade ? Tu ne lui as pas rendu visite. N’as-tu pas su qu’en lui rendant visite, tu M’aurais trouvé́ auprès de lui ?
Ô fils d’Adam ! Je t’ai demandé́ à manger, mais tu ne M’as pas nourri !” L’homme répondra : “Ô Seigneur ! Comment Te nourrir alors que Tu es le Seigneur des mondes ?” Allah répondra : “N’as-tu pas su que Mon serviteur Untel t’avait demandé́ à manger ? Tu ne l’as pas nourri. N’as-tu pas su que si tu lui avais donné à manger, tu aurais trouvé́ cela (c’est comme si c’est à Moi que tu l’aurais fait et tu trouveras une récompense conséquente) auprès de Moi ?
Ô fils d’Adam ! Je t’ai demandé́ à boire, mais tu ne M’as pas donné à boire !” L’homme répondra : “Ô Seigneur ! Comment Te donner à boire a lorsque Tu es le Seigneur des mondes ? ”Allah répondra : “Mon serviteur Untel t’avait demandé́ à boire, mais tu ne l’as pas abreuvé. Si tu lui avais donné à boire, tu aurais trouvé́ cela auprès de Moi” ». (Muslim)
« Le Miséricordieux fait miséricorde à celui qui fait montre de miséricorde. Donc, faites miséricorde à toutes les créatures sur terre pour que Celui qui est au ciel vous fasse miséricorde» (Boukhâry) ;
« Celui qui ne fait pas miséricorde aux gens, Allah Tout-Puissant ne lui fera pas miséricorde » (Muslim) ;
« Celui qui vient au secours d’un homme en détresse, Allah le soulagera d’une peine de celles du jour de la résurrection» (Ahmad).
De tous ces hadiths et la pléthore similaire qui existe dans la morale musulmane ressort un enseignement capital : le « comportement » de Dieu avec nous est « fonction » du nôtre avec nos prochains. Le manque de reconnaissance peut s’expliquer par ce que nous pouvons appeler « le complexe d’impuissance ». C’est-à-dire qu’un individu ne veut pas assumer le fait qu’en un moment de sa vie, il a été le bénéficiaire de l’aide d’autrui. Le regard de la personne aidante lui rappelle son état d’impuissance d’antan. Malheureusement, qui fait montre d’ingratitude ne comprend pas la pertinence et l’importance de la réciprocité qui est une valeur universelle. Nous voulons dire par réciprocité, un retour de bienfaisance à l’autre.
Cette nécessaire réciprocité devrait conduire tout bénéficiaire d’un bienfait à témoigner à son bienfaiteur d’une manière ou d’une autre de la gratitude et de la reconnaissance. Une telle attitude ne ferait que le grandir et faire plaisir à l’autre, les deux pouvant aller ensemble. Lorsque dans un groupe humain, on reconnaît la grandeur des hommes et des femmes non pas par le combien mais par l’envie de faire du bien au prochain et qu’à cette attitude répond comme il se doit la reconnaissance et la gratitude, on est alors sur la voie du bon vivre ensemble bâti sur le don humble rien que pour l’agrément de Dieu et le devoir de réciprocité.
Guérir de l’ingratitude et cultiver la reconnaissance
Les quelques versets et hadiths que nous avons cités indiquent à suffisance que le manque de reconnaissance est une gravissime faute morale en ce qu’elle met son auteur dans une posture de refus de la réciprocité qui est une valeur universelle et éminemment humaine. Il est aussi une désobéissance à Dieu dans le cadre de ce que le jargon de la morale abrahamique appelle péché.
En effet, le hadith précité permet de comprendre que l’ingratitude est un péché par omission en ce qu’il consiste à refuser de manifester à son bienfaiteur de la reconnaissance par une attitude, des propos et des actes appropriés. Ne pas le faire, c’est d’une certaine façon ne pas reconnaitre que le bienfaiteur qui est un agent secondaire, ce qui ne diminue en rien son mérite propre, est le créneau et qui donc mérite respect, par lequel Dieu a voulu dans Son Omniscience et Sa sagesse, faire passer Son bienfait jusqu’au bénéficiaire.
L’ingratitude ne peut être valorisée ou promue dans aucune société qui veut perdurer dans le bon vivre ensemble. L’ingratitude est une contre-valeur en ce qu’elle détruit au lieu de créer des liens et fabrique des ponts au lieu de construire des passerelles. Pour le musulman, le hadith déjà mentionné montre que le manque de reconnaissance est un obstacle à de bonnes relations avec ses prochains et assombrit sa relation avec Dieu. Car Dieu et son prophète (SAWS) aimant la reconnaissance comment le musulman pourrait-il aimer être un ingrat ? Chaque fois qu’il le devient, il doit en souffrir au plus profond de lui-même et chercher à se défaire au plus vite de ce mauvais penchant.
En vérité, l’ingratitude devrait être un accident chez l’individu mais jamais un état d’esprit. C’est dans ce cadre que le prophète (SAWS) donne encore des enseignements d’une importance capitale pour le musulman :
« Si quelqu’un vous fait du bien rendez lui la pareille et si vous ne trouvez pas moyen de le faire alors priez pour lui jusqu’à ce que vous estimiez avoir suffisamment fait ». (Ahmad, al Hâkim)
Toutefois, il ne faut pas oublier que l’ingratitude est une maladie dont on peut guérir. L’ingrat est la première victime de son ingratitude car c’est un complexe avec lequel il vit et qui le fait souffrir. En effet, il ou elle préfère ne pas rencontrer son ou ses bienfaiteurs pour ne pas avoir à croiser leur regard et se rappeler qu’il leur doit quelque chose qui n’est pas d’abord et in fine d’ordre matériel.
Tenant compte de ce qui précède comment cultiver alors en nous la reconnaissance et se débarrasser de l’ingratitude ? La réponse peut inclure les points suivants :
La reconnaissance est une vertu ou une qualité ou encore un attribut de Dieu à la façon qui Lui sied, des anges, des prophètes et de Ses bien-aimés ;
L’ingratitude est un vice qui éloigne de Dieu, des anges et des hommes ;
Invoquer souvent Allah pour qu’Il nous aide à être parmi Ses serviteurs reconnaissants et à prendre nos distances avec l’ingratitude ;
Rendre grâce à Dieu pour tout bienfait car Il en est le Dispensateur absolu, ce qui est une façon de se démarquer de l’attitude de Qârûn (Coré de la Bible) qui a soutenu que les richesses qu’il possédait étaient le résultat de son propre génie. En effet, face aux conseils avisés des sages de son peuple :
« Et recherche à travers ce qu’Allah t’a donné, la Demeure dernière », Qârûn rétorqua : « C’est uniquement à la science que je possède que je dois ce que j’ai » (Coran 28 : 77-78).
Disant cela, Qârûn tombe dans le culte ou l’idolâtrie de lui-même par le truchement de ses compétences ;
Prendre conscience de l’importance des bienfaits dont nous sommes les bénéficiaires par la grâce de Dieu et ne pas être obsédé par ce que nous n’avons pas, ce qui serait aussi une ingratitude en envers Lui ;
Ne pas être solidaire avec Satan dans son projet de faire de nous des ingrats vis-à-vis de Dieu ;
Refuser qu’une attitude ingrate fasse de nous des ingrats car ne plus vouloir rendre service à autrui de peur de ce genre de comportement serait aussi une ingratitude envers Dieu qui nous commande sans nous contraindre à être bienfaisant avec autrui ;
Tenir pour vrai que témoigner de la reconnaissance à son bienfaiteur revient à le faire pour Dieu ;
Réfléchir au gêne qui nous habite naturellement quand quelqu’un fait montre à notre égard d’ingratitude alors que nous avons été son bienfaiteur ;
Faire que l’espérance en l’agrément de Dieu et à la réalisation de Sa promesse aux bienfaisants soit plus forte en nous que le choc de l’ingratitude ;
Ne pas négliger l’importance de la réciprocité positive dans une société ;
Se dire que lorsque l’ingratitude se substitue à la reconnaissance, il y a là un indicateur de déclin moral et spirituel qui doit inquiéter ;
Pardonner à qui fait montre d’ingratitude pour lui donner l’opportunité de faire son introspection ;
Ne pas se lasser de faire du bien autour de soi car Dieu ne laisse jamais se perdre le salaire des bienfaisants :
« Nous faisons que Notre miséricorde touche qui nous voulons et que ne perde pas le salaire des bienfaisants. Et la récompense de l’au-delà est meilleure pour ceux qui ont cru et ont pratiqué la piété. » (Coran 12 : 56-57).
Favoriser toujours et partout une morale de la reconnaissance notamment dans les institutions d’éducation et par l’exemple des aînés ;
Eduquer les enfants dès le bas âge aux valeurs de reconnaissance et de gratitude et leur montrer la laideur du contraire. Aussi les leadeurs d’opinion religieuse ou non, les ainés, les médias, l’école, etc., doivent chacun jouer sa partition pour la promotion des vertus dont la reconnaissance et l’amour de faire du bien à autrui ;
Ne pas se cacher derrière la timidité et autres fausses excuses pour ne pas être reconnaissant envers son bienfaiteur ;
Ne pas tomber dans l’excès d’éloges et de flatterie ou de faux témoignage sous prétexte qu’on veut être reconnaissant ;
Même à l’égard d’un bienfaiteur, être toujours dans une perspective de solidarité dans le bien :
« Entraidez-vous dans l’accomplissement des bonnes œuvres et dans la piété et ne vous entraidez pas dans le péché et l’agression. » (Coran 5 : 2)
Il aurait suffi, en tout cas pour le musulman, de tenir pour vrai que Dieu aime les bienfaiteurs et les reconnaissants et n’aime pas ceux qui ne rendent pas service aux autres et qui sont ingrats, et de savoir qu’ingratitude rime souvent avec orgueil et suffisance. Quoi d’autre a mené Satan Qârûn, le premier un jinn et le second un humain, à la déchéance et au bannissement depuis le ciel ?
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