« SI LE PRÉSIDENT SORTANT EST BATTU, IL ENTAMERA SANS DOUTE UNE PROCÉDURE JUDICIAIRE POUR DÉNONCER LE VOTE PAR CORRESPONDANCE. »
A moins de deux mois de l’échéance électorale, la campagne présidentielle américaine entre dans sa dernière ligne droite. Les crises sanitaire et économique préoccupent au premier chef la majorité des Américains, et c’est sur elles que Joe Biden et Kamala Harris insistent pour dénoncer l’impéritie du pouvoir. Donald Trump, de son côté, ne parle de la pandémie que pour faire miroiter la mise au point imminente d’un vaccin miracle. Il préfère insister sur deux autres thèmes : « la loi et l’ordre », qu’il rétablira s’il est réélu, et la fraude électorale qui, à l’en croire, entachera le scrutin du 3 novembre.
C’est, en particulier, le vote par correspondance qui est dans le viseur républicain. Ce mode de participation électorale est ancien : il a été instauré pendant la guerre de Sécession, afin que les soldats sur le front puissent participer – ce qui fut également le cas pendant les guerres mondiales et du Vietnam. À partir des années 1960, ce procédé a aussi permis d’inclure les personnes âgées ou handicapées, ainsi que les personnes habitant dans des lieux reculés ou à l’étranger. Les électeurs reçoivent les documents et bulletins de vote chez eux, et ils renvoient une enveloppe contenant une autre enveloppe scellée dans laquelle le bulletin a été glissé. Lors de la présidentielle de 2016, environ 33 millions d’Américains ont accordé leur voix par ce moyen, soit 25 % de l’électorat. Compte tenu de l’épidémie de Covid-19, un nombre plus important encore de citoyens y aura certainement recours dans les semaines à venir (le vote par correspondance est déjà ouvert dans certains États).
Le directeur de la poste, Louis DeJoy, proche de Trump et important donateur de sa campagne en 2016, est accusé par les démocrates d’avoir coupé les budgets d’acheminement du courrier pour saboter le vote par correspondance. Il s’en est défendu lors d’une audition au Congrès le 24 août dernier, expliquant que la réorganisation de la poste était nécessaire pour des raisons budgétaires, tout en admettant que cela pouvait causer des retards de distribution, y compris pour les fameux bulletins de vote.
La mise en cause du vote par correspondance n’est pas récente. En 1985, Jeff Sessions, alors procureur fédérai de TAlabama et futur ministre de la Justice de Trump, lança des poursuites judiciaires contre trois militants des droits civiques en les accusant de fraude par le biais de votes par correspondance trafiqués. Parmi ces militants, il y avait Albert Turner, militant chevronné ayant eu l’honneur de tenir l’une des deux mules qui tiraient le cercueil de Martin Luther King à Atlanta, le 9 avril 1968. Sessions fit confisquer des bulletins par correspondance, mais seulement dans les comtés où il y avait des élus noirs. De vieux Africains-Américains furent traînés au tribunal pour être interrogés comme des suspects. Ces procédures intimidantes produisirent leurs effets. Le recours au vote par correspondance diminua fortement, au détriment exclusif des Noirs.
Aux yeux des républicains, voter à distance permettrait à n’importe qui de participer. Pourtant, des études poussées ont conclu que la fraude était si réduite qu’elle n’influait en aucun cas sur le résultat. Il n’empêche : Trump le dénonce régulièrement — alors que lui-même a voté par correspondance lors des élections de mi-mandat en 2018 et qu’il n’est même pas démontré que ce vote avantage nettement les démocrates.
Électeurs exclus
Un autre type de fraude supposée porte sur la sincérité des listes électorales. Dans le Midwest, les républicains ont affirmé que des personnes non inscrites ou décédées votaient, avec des noms usurpés ou inventés et avec de fausses adresses. En 2000, un épagneul breton prénommé Ritzy eut son moment de célébrité quand un élu républicain du Missouri affirma qu’il était inscrit sur la liste de Saint-Louis, ce qui était pure invention. Des enquêtes d’un journal local prouvèrent d’ailleurs que les personnes indûment inscrites se comptaient sur les doigts d’une main. Cependant, l’anecdote du chien fit mouche, et put convaincre que la fraude électorale était un problème bien réel.
Toutes les études vont dans le même sens : la fraude électorale « par le bas » (quand elle provient des électeurs et non des pouvoirs publics) est anecdotique aux États-Unis.
D’Autres moyens visant à limiter la participation ont en revanche été mis en œuvre. Plus de mille bureaux de vote ont ainsi fermé dans le pays « depuis 2013, la majorité d’entre eux dans des comtés à forte population africaine-américaine. Les électeurs doivent faire une dizaine de kilomètres et attendre plusieurs heures avant d’accéder aux urnes. Et l’élection se déroulant toujours un mardi, il est parfois compliqué de s’absenter de son lieu de travail, même si l’employeur a obligation d’accorder un bref congé. En Caroline du Sud, en Arkansas, en Alabama, au Texas et ailleurs, les autorités réclament une pièce d’identité avec photo pour pourvoir voter, ce qui exclut les plus vulnérables – qui n’ont ni passeport ni permis de conduire.
Faute de commission nationale imposant des conditions normalisées d’exercice du droit de vote, les autorités locales disposent d’une grande latitude pour agir. Le résultat ? Une grande purge de millions d’électeurs, principalement noirs, mais aussi hispaniques et amérindiens.
Si Trump est battu, il entamera certainement une procédure judiciaire pour dénoncer, entre autres, le vote par correspondance. Et, comme en 2000, la Cour suprême sera menée à trancher, ce qui n’est pas le moindre des enjeux de la baitaiIle entre républicains et démocrates autour de la nomination d’une nouvelle juge, après la disparition de l’admirable Ruth Bader Ginsburg.
Jeune Afrique N°3093 – Octobre 2020
Pap Ndiaye
Historien, professeur
à Sciences Po Paris