Entre les réformistes et les « gardiens » français de la Tradition islamique, le moins qu’on puisse dire est que l’atmosphère n’est pas tout à fait paisible. Mais aussi paradoxal que cela puisse paraître, je trouve que c’est une bonne nouvelle. Les idées s’affrontent. Les certitudes tombent et l’avenir de l’audace intellectuelle dans le champ islamique français est prometteur.
Commençons par le commencement. Une aspiration à la réforme de l’islam pour être à la hauteur de la modernité occidentale ne date pas d’aujourd’hui. C’est au milieu du XIXe siècle que des leaders musulmans égyptiens, après un bref passage à Paris, ont commencé à se questionner sur la responsabilité de l’islam dans le retard du « monde musulman » par rapport à l’Occident.
Parmi ces figures, nous pourrons citer Rifā’at Tahtāwī (m.1873), Djamal al-Dîn al-Afghânî (m.1897), Muhammad ‘Abduh (m.1905) ainsi que Rachid Rida (m.1935) qui, d’après les historiens de ce courant de l’islam qui prit le nom de harakat al-islah (mouvement pour la réforme), a été le trait d’union entre les idées progressistes de ses prédécesseurs et le courant hanbalo-wahhabite saoudien. Du côté algérien, des figures comme Ben Bâdîs (m.1940) et Malek Bennabi ont aussi contribué aux tentatives de réforme. Au début des années 1950, est née l’Union Culturelle Musulmane en Afrique Occidentale Française dans le but de réformer les pratiques de l’islam dans les régions ouest-africaines.
En Europe aussi, des voix s’élèvent depuis des années. De la Réforme Radicale de Tariq Ramadan au Plaidoyer pour un islam apolitique de Mohamed Louizi en passant par L’islam sans soumission d’Abdennour Bidar, Rouvrir les portes de l’islam d’Omero Marongiu-Perria, L’islam sera spirituel ou ne sera plus d’Éric Geoffroy ou l’injonction de Mohamed Bejrafil à rentrer « au XXIe siècle » dans son L’islam de France – L’an I, etc., les plumes parlent pour « rendre l’islam à la hauteur de la modernité intellectuelle. »
Mais ce n’est pas tâche facile. En face, les Gardiens du Temple se mobilisent pour la préservation de « la tradition » en puisant dans l’œuvre de leur maître à penser : René Guénon. Celui même qui, d’après l’un de ses adeptes, « aurait fait tomber les idoles de la modernité. » En France, deux figures incarnent aujourd’hui cette tendance : Sofiane Meziani et Slimane Rezki. Dans de nombreuses productions écrite et audiovisuelle, ces derniers se sont attaqués à ceux qui, parmi leurs coreligionnaires, aspirent à la réforme de l’islam en allant, parfois, jusqu’à les traiter de « collabos. » Mot lourd de sens et porteur d’histoire !
Pour les voix de ce courant, l’islam est la manifestation de « la Tradition primordiale » dans ce cycle cosmique. Par conséquent, c’est à l’islam d’être un remède pour la modernité et non pas l’inverse (on se référera à Orient et Occident de René Guénon). Ainsi, pour eux, la démocratie, l’humanisme et les acquis des sciences humaines et sociales, ne sont que des vanités humaines qui ne méritent aucune attention (On se référera à La Crise du Monde Moderne et Au Règne de la Quantité de René Guénon).
Cependant, en dehors de dédouaner l’islam de toute responsabilité et de placer le croyant dans un confort intellectuel, où légendes et mythes se mélangent, je ne pense pas que cette façon de penser la religion et la modernité soit à la hauteur des défis actuels.
De l’autre côté, l’une des voix réformistes appelle, de manière provocante, à ‘‘euthanasier la tradition musulmane hégémonique’’. Sa pensée pourrait être résumée dans la citation suivante : « Et si Daesh avait raison lorsqu’il prétend appliquer de manière stricte les dispositions de la Charia, telles qu’elles ont été codifiées dans le droit musulman classique ? L’idée, affirmée de manière aussi abrupte, peut paraître assez saugrenue. C’est pourtant la conclusion à laquelle je suis parvenu au terme d’une recherche sur ses références doctrinales, en comparaison avec la vaste production du droit musulman. [1]» D’après lui, le malheur qui nous frappe quotidiennement, contrairement à ce que les musulmans affirment dans leur majorité, à bien quelque chose à voir, non pas avec le Coran, mais avec tout le corpus juridique qui porte une vision totalisante du monde. C’est ce qu’il appelle « le paradigme hégémonique » dont il nous invite à sortir en rompant avec la fidélité aux anciens.
La démarche est séduisante. Mais dire qu’il faut sortir du « paradigme hégémonique » ne suffit pas. Une fois euthanasier la Tradition, il faut proposer autre chose que le public qu’on est censé ciblé pourrait bien accepter. Et ça, je pense que notre ami Omero Marongiu-Perria le reconnaîtra, c’est le travail de plusieurs générations. Et le temps presse.
Face à ces deux blocs radicalement opposés, une autre voie est possible. C’est celle que j’ai appelée « un islam retrouvé. » L’idée est très simple. Au lieu de jeter aux poubelles toute la « tradition hégémonique » ou de répéter aveuglement les dires de René Guénon, il s’agira de mettre au centre de nos actions toute la spiritualité, l’amour et l’humanisme dont le Coran est porteur.
Comme je le dis dans un autre texte[2], « En islam, l’homme est considéré comme le réceptacle du souffle divin. Le récit d’Adam est clair à ce sujet. Lorsque Dieu décida de créer le premier homme, il s’adressa aux anges : « Lorsque Je l’aurai façonné et que J’y aurai insufflé de Mon esprit, alors prosternez-vous devant lui ». « Ce verset, dira Tierno Bokar, maître spirituel d’Amadou Hampâté Bâ, implique que chaque descendant d’Adam est dépositaire d’une parcelle de l’Esprit de Dieu. Comment donc oserions-nous mépriser un réceptacle qui contient une parcelle de l’Esprit de Dieu ? »
L’islam retrouvé est celui qui met l’amour de Dieu au centre de toutes nos actions. Or, rien n’est plus contradictoire que de prétendre à l’amour divin tout en méprisant un être qu’Il a Lui-même créé. Peu importe que cet être soit du règne animal, végétal, humain ou minéral. S’il fait partie du règne humain, il importera peu qu’il partage avec nous la même foi ou non. Voilà ce que j’entends par « un islam retrouvé. » Une troisième voie qui pourrait apaiser les cœurs et tranquilliser les esprits.