Pendant près de 20 ans, de 1972 jusque vers 1990, l’activisme d’Aboubacar Fofana s’est joué en retrait de l’espace public national, à l’échelle locale, concrète, communautaire : il était alors peu connu du grand public. Cette discrétion reflétait, en creux, l’image passablement condescendante qu’entretenait toujours de l’islam l’opinion publique ivoirienne, y compris dans certains milieux musulmans sécularisés : celle d’une religion folklorique archaïque, confinée aux mosquées et aux marchés, située aux marges de l’État et de la société moderne. Quand Abou Doumbia, le PDG de la SIB, annonça son départ pour le hadj en 1979 – fait rare pour un haut cadre de l’État à l’époque – ses confrères s’étonnèrent qu’il puisse considérer « se mêler à ces pouilleux » ! Cette discrétion renvoyait aussi au rôle politique subordonné dans lequel Houphouët-Boigny avait cantonné l’islam. Le Président catholique a entretenu des relations ambiguës et parfois amicales avec les musulmans, mais dictées in fine par la cooptation, le contrôle et parfois la répression. Cette subordination fut d’autant plus imposée que l’irruption de l’islam politique sur la scène internationale après 1979 et l’islamisation lente mais continue du pays apparurent comme de possibles menaces. A contrario, les relations de l’État avec l’Église catholique étaient, dans l’ensemble, plus organiques, quoique non exemptes de conflits. En témoigne la construction du plus grand édifice chrétien de l’époque contemporaine, la basilique Notre-Dame-de-la-Paix, à Yamoussoukro, don du Président catholique au Vatican. Entre 1981 et 1990, le pape fit trois visites officielles dans un pays qui, par ailleurs, refusait d’établir des relations diplomatiques avec l’Arabie Saoudite.
La conscience qu’avait Aboubacar Fofana de ce qu’il percevait comme une situation politique défavorable à l’islam en Côte d’Ivoire (qu’il ne faudrait toutefois pas dissocier du manque d’intérêt durable des musulmans pour la chose publique) s’est formée bien avant les années 1980. Son maître Sidik Touré avait, de côté, un petit commerce de livres en arabe. Fofana était chargé de retirer ces livres du Bureau des affaires musulmanes : il y découvrit la censure coloniale. Fofana lui-même date sa prise de conscience politique de 1963, l’année des faux-complots, épisode qui traumatisa profondément les jeunes cadres musulmans dioula originaires du Nord (même si les musulmans et les Dioula ne furent pas les seuls inculpés) (Diarra, 1997 ; Koné, 2003). Militant de l’UNEECI au Caire, il entendit Houphouët dire aux arabisants qu’ils n’entraient pas en ligne de compte dans les projets de développement ivoiriens. Mais c’était la religion, à l’exclusion de la politique, qui était sa priorité à son retour d’Égypte. Jeune cadre prometteur repéré par plusieurs politiciens, il persista dans son refus d’être initié aux rouages de l’État PDCIste, du nom du parti unique au pouvoir (le Parti démocratique de Côte d’Ivoire). Il préserva son indépendance, devenue son signe distinctif. Vers 1978, au moment du lancement à Williamsville du magazine Allahou Akbar qui dérangeait le pouvoir par son caractère inédit, Fofana fut questionné par un général français des services de renseignement mis à la disposition de la présidence ivoirienne. Soupçonné peut-être d’être l’un de ces « mauvais marabouts » que la France coloniale aurait jadis surveillé de près, Fofana l’aurait convaincu qu’il ne voulait pas islamiser la Côte d’Ivoire.
Un indice précurseur de l’émergence d’Aboubacar Fofana sur la scène publique est sa participation aux émissions islamiques à la télé- vision nationale. Ad hoc en 1976 puis hebdomadaire à compter de 1977, l’émission ciblait certes, en priorité, le public musulman, mais son souci de présenter une image plus universelle, plus rationnelle et plus attractive de l’islam, en français et dans un style didactique éloquent, s’adressait plus largement à toute la société ivoirienne, y compris non-musulmane ; son taux d’écoute semble d’ailleurs attesté par une petite vague de conversions (Delval, 1980 : 67). Bien que de manière discrète, Fofana et son équipe se positionnaient ainsi implicitement pour la première fois sur l’échiquier étatique national. À noter toutefois que si Fofana est renommé pour ses talents d’orateur – en dioula, en arabe et en français – contribuant au succès de ses émissions (collégiales) télévisées et des enregistrements audio de ses conférences (il n’a jamais écrit), il n’a pas développé le profil d’une star médiatique islamique à la manière d’un Mustafa Mahmud en Égypte (Salvatore, 2000) ou d’un Chérif Haïdara au Mali (Schultze, 2006) : son charisme et son rôle public ne semblent pas consubstantiels d’une articulation aux médias. De fait, son retrait des ondes à plusieurs reprises et jusqu’à son exil hors d’Afrique n’ont pas entamé, mais plutôt consolidé son autorité et sa popularité. Depuis 2006, il n’apparaît dans les médias islamiques et nationaux que par la couver- ture que font les journalistes de ses activités. A suivre…