En 1987, un événement inopiné a constitué une étape décisive du décloisonnement des activités d’Aboubacar Fofana de la scène com- munautaire vers la sphère nationale. Fofana avait accordé chez lui un entretien à deux catholiques laïcs français, qui, à son insu, en publièrent l’intégralité dans un ouvrage paru à Paris intitulé Missions. En Afrique, les catholiques face à l’Islam, aux sectes, au Vatican (Brézault et Clavreuil, 1987). C’était avant le retour à la démocratie. La liberté d’expression, tout spécialement à l’endroit du pouvoir, était sévèrement limitée. Or dans ce livre Fofana critiquait durement et ouvertement le régime pour ses manquements à la laïcité constitutionnelle, pour sa dérive christianisante et pour l’inégalité de traitement entre l’islam et le christianisme à même de générer des troubles à venir. Il critiquait aussi vertement l’évêque de Bouaké, Mgr Agré, et plus largement l’Église catholique qu’il pensait peu ouverte à la rencontre avec les musulmans et à un réagencement de la donne religieuse dans le pays.
Le livre n’eut pas grande diffusion mais provoqua une onde de choc. Les autorités politiques et catholiques exigèrent de Fofana qu’il rétracte ses propos et s’excuse publiquement, ce à quoi il se refusa. La diplomatie discrète d’Abou Doumbia, qui approcha le nonce apostolique, aida sans doute. Toujours est-il que Fofana sortit indemne (et pour ses fidèles, grandi) de l’affaire, s’abstenant toutefois de parole publique pendant plu- sieurs années pour apaiser les tensions. De cet incident date peut-être la conviction d’Aboubacar Fofana que les problèmes soulevés méritaient un combat et qu’il était de sa responsabilité, religieuse autant que citoyenne, de revendiquer et de promouvoir une participation plus égalitaire de l’islam et des musulmans à l’espace public ivoirien, vis-à-vis de l’État et, dans une moindre mesure, vis-à-vis de l’Église. Cet épisode a aussi forgé la réputation de Fofana auprès des services de sécurité, pour qui il était un illuminé, intègre et courageux certes dans ses prises de position, mais irrationnel et irréaliste, ainsi qu’auprès de l’opinion publique, qui voyait en lui un « dur », un radical honnissant les compromis.
Le surgissement de l’islam dans l’espace public ivoirien n’était pas sans précédent. Sans parler de la période coloniale et même précoloniale, les années 1972-1983 d’ouverture politique du régime Houphouët et des booms pétroliers avaient déjà amorcé un mouvement de déprivatisation de l’islam, porté par un foisonnement d’associations islamiques nationales dont faisait partie l’AMOCI des wahhabites. Mais si les diverses associations concoururent à une plus grande visibilité de l’islam, des blocages internes et externes ne permirent pas une remise en cause de la place et du rôle de l’islam dans la société et l’État nationaux. Le positionnement public d’Aboubacar Fofana avait cela de nouveau que ce dernier refusait le jeu de la cooptation politique et financière et prenait directement l’État à partie, en tant que chef religieux et non simple mu- sulman laïc, au nom de l’islam mais aussi des principes fondateurs et des valeurs laïques de l’État. C’est, de fait, en tant qu’imam et porte-parole du Conseil supérieur des imams (officiellement reconnu en 1991) que Fofana fut amené à jouer un rôle civique de premier plan sur la scène ivoirienne. Fofana conjugua dès lors ses activités aux échelles locale et nationale, alternant « micropratiques » et « macropolitique ».
En 1991, dans la période d’effervescence précédant le retour à la démocratie, l’armée conduisit une expédition punitive d’une telle violence à l’encontre des étudiants de la cité universitaire de Yopougon qu’Houphouët fut contraint de mettre en place une commission d’en- quête, une première dans l’histoire du pays. Ce fut aussi la première fois qu’un chef religieux musulman, en la personne d’Aboubacar Fofana, siégea dans une instance nationale aux côtés d’autres représentants de la société civile. Si les musulmans en tant que groupe religieux (quoique pas forcément en tant que sujets citoyens) restèrent en retrait lors de la transition démocratique, la politique d’ivoirité conduite par le régime d’Henri Konan Bédié après la mort d’Houphouët – perçue, non sans raison, comme étant dirigée contre l’amalgame des nordistes, des Dioula, des musulmans et des étrangers – provoqua d’un seul homme leur opposition résolue. Le COSIM et le CNI n’eurent de cesse de dénoncer collectivement les dérives ethnonationalistes et xénophobes de la poli- tique ivoiritaire. Jusqu’en 2002, Fofana resta celui qui s’exprima le plus en public sur ces questions et en des termes les plus fermes, voire virulents, au point d’être perçu jusque par les « traditionalistes » comme par trop politique, voire inféodé au parti du Rassemblement des républicains de Côte d’Ivoire (RDR) de l’opposant Alassane Dramane Ouattara. Vers 1995, il poussa à la création de deux ONG islamiques d’utilité publique, SOS Exclusion et Action Justice, pour lutter contre toute forme de discrimination sociale, légale et politique. Après le coup d’État de Robert Gueï qui suscita de brefs espoirs, Fofana fut de ceux qui participèrent, en 2000, à la Commission consultative constitutionnelle et électorale (CCCE), chargée de rédiger une « constitution et des textes qui soient comparables à la Bible ou au Saint Coran, qui soient un phare, un creuset, un symbole garant de l’unité nationale » (Le Pape et Vidal, 2002). Évoquant le risque de « somalisation de la Côte d’Ivoire », Fofana refusa ensuite de cautionner les textes jugés « confligènes » de la nouvelle constitution et du code électoral. Il s’en expliqua, le 11 juin 2000, devant le général Robert Gueï en personne, dans une allocution spontanée qui a énormément marqué le public musulman et qui reste à ce jour son discours le plus célèbre.
Un an après les violences de la fin 2000 qui avaient accompagné l’élection présidentielle du pentecôtiste Laurent Gbagbo, alors porte- drapeau d’un idéal d’autochtonie délégitimant plus avant la citoyenneté de tous les non-originaires du Sud34, Fofana participa au Forum de réconciliation nationale. Gbagbo ayant prorogé la mission du président du Forum pour réfléchir au rôle des religions dans la laïcité, Fofana dirigea un groupe de travail musulman qui produisit un « Mémorandum sur la laïcité de l’État en Côte d’Ivoire ». À l’instar des conclusions de l’Église catholique, ce document insistait sur l’importance du partenariat entre l’État et les religions. Il préconisait aussi un traitement impartial et égalitaire entre ces dernières, là où l’Église conviait l’État à mesurer son financement des groupes religieux au poids réel de leurs activités socio- éducatives et médicales. Ces propositions restèrent lettre morte devant la crise militaro-politique de 2002, qui contraignit Aboubacar Fofana à l’exil. A suivre…