L’épreuve de l’exil signa, pour le cheikh, une certaine rupture biographique. Comme l’y invitèrent ses disciples, Fofana se résolut à la discrétion pour ne pas envenimer la situation déjà difficile des musulmans du pays. Visé, dit-on, par les escadrons de la mort, il ne put pas même revenir pour l’enterrement de son père en 2003. Venu aux États- Unis dans le cadre d’activités communautaires, il servit aux immigrés ivoiriens et ouest-africains de moufti à Philadelphie et de cheikh de la Ligue islamique de la coordination de l’Amérique du Nord (LICAN). Ce repli vers la sphère privée permit aussi au cheikh de poursuivre intensément sa formation religieuse et spirituelle, à l’écart des tourments politiques.
C’est dans cette retraite de l’exil que Fofana apprit, le 26 avril 2006, qu’il était nommé cheikh des imams. C’est dans un contexte national de marche vers la paix qui devait culminer avec l’Accord politique de Ouagadougou (en mars 2007), que Fofana revint définitivement au pays en octobre de la même année, et qu’il revint comme un homme changé, de l’avis de ses proches, non pas dans ses convictions restées intactes que dans son approche marquée par plus de souplesse, de sérénité et de maturité, prenant comme de la hauteur pour assumer la plus haute fonction islamique à l’échelle nationale. Dans le même temps, sa réflexion sociale, économique, politique et surtout éthique n’a jamais été aussi bouillonnante37. Le mouvement dépasse de loin le seul cheikh Fofana. Le COSIM en son entier et l’ensemble des forces vives de la communauté musulmane ivoirienne y contribuent. La sphère islamique, surtout urbaine, est devenu un grand chantier – loin d’être parachevé et non sans décombres – à l’image du pays lui-même, en plein chamboulement dans la longue transition d’une quasi-guerre civile à une presque paix et suspendu à l’attente d’élections présidentielles et législatives reculées de report en report, jusqu’à la grave crise post-électorale née du 28 novembre 2010. Si des critiques existent, l’autorité du COSIM fait globalement autorité, tant en interne que face à l’État et à la société civile. L’importance de la guidance du cheikh Fofana dans ces processus ne saurait
toutefois être minoré : on pourrait presque dire qu’il incarne aujourd’hui le « visage public » (public face en anglais) de l’islam en Côte d’Ivoire. Ses capacités centripètes et sa résonance sociale tiennent en partie à ce qu’il cristallise à lui seul toutes les mutations de l’autorité islamique en faisant voler en éclats les oppositions entre tradition et modernité, soufisme et réformisme ou wahhabisme, ésotérisme et rationalisme, islam modéré et radicalisme islamique, islam apolitique et islam politique
binômes qui ossifient trop souvent les grilles de lecture sur l’islam en Afrique et ailleurs. L’itinéraire et la pensée du cheikh Fofana soulignent aussi la vitalité intellectuelle des formes plurielles de l’islam en Afrique sub-saharienne jusque sur les rives du golfe de Guinée, ainsi que la plasticité de la pertinence sociopolitique des chefs religieux au sein de leurs sociétés. Les aspects intellectuels, culturels et spirituels de l’islam subsaharien tels que portés par leurs guides religieux, passés et présents, méritent d’être mieux étudiés en et par eux-mêmes comme matrice d’une pensée, voire d’une personnalité musulmane africaine sui generis.
FIN